Des gens qui veulent tromper l’univers, doivent avoir plus d’esprit, d’adresse et d’habileté que les autres ; et cette adresse, cette habileté et cet esprit paraissent dans leurs ouvrages, en dépit de leur art et de leur politique.
Mais lorsque j’examine les auteurs que nous appelons sacrés, je ne trouve ni adresse ni affectation dans leurs livres ; tout m’y paraît simple, net, ouvert. Ils rapportent fort exactement leurs propres défauts et leurs propres faiblesses. Ils ne cachent point leur véritable extraction. Ils marquent leur propre ambition dans la dispute qui s’émeut entre eux, pour savoir lequel serait le plus grand dans le règne florissant du Messie ; leur grossière ignorance dans la manière dont ils interrogeaient si souvent leur maître, et dans celle dont ils se demandaient les uns aux autres : Qu’est-ce à dire cela, ressusciter des morts ? leur lâcheté dans leur fuite à la vue des soldats qui venaient prendre leur maître, et leur incrédulité dans les doutes qu’ils formèrent sur le sujet de sa résurrection.
Tout cela nous marque une extrême sincérité et un grand désintéressement. Mais il naît ici un soupçon qui peut sembler considérable, et qui mérite bien que nous l’examinions un peu. Qui sait, dira-t-on, si ce n’est pas là une bonne foi affectée, et si ce n’est pas pour nous tromper plus sûrement, que ces écrivains font paraître cette naïveté qui nous préoccupe en leur faveur ? Je ne dirai pas, pour détruire cette pensée, que les écrivains dont il s’agit sont originairement des pêcheurs et des péagers, et qu’il serait tout à fait étrange que la simplicité fût affectée en des personnes de cette naissance et de cette éducation, ou qu’ils devinssent capables d’un raffinement et d’une politique dont on aurait bien de la peine à nous montrer un exemple parmi les plus habiles de ceux qui ont jamais entrepris de tromper les hommes.
Je ne dirai pas non plus que les quatre évangélistes, n’ayant nullement écrit de concert, il serait fort étonnant qu’ils se fussent rencontrés dans le dessein de surprendre la crédulité des hommes, en écrivant d’une manière simple et ingénue ; et que, non seulement les quatre évangélistes fussent entièrement conformes à cet égard, mais qu’ils s’accordassent aussi avec les autres auteurs du Nouveau Testament.
Il suffit de remarquer qu’ils rapportent quelquefois des choses qui, à une première vue, donnent des idées que la piété rejette, et dont l’incrédulité se sert pour combattre la religion chrétienne, en attaquant son divin chef ; ce qu’ils n’auraient jamais fait, s’ils eussent contrefait les ingénus par politique. Ainsi, on demande pourquoi Jésus-Christ, qui était assujetti à sa sainte et bienheureuse mère, selon la remarque des évangélistes, lui fait cette réponse, qui semble avoir quelque chose d’assez rude : Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? mon heure n’est pas encore venue. Ainsi, Julien l’apostat, Celsus, Porphyre, et les autres ennemis de la religion chrétienne, ne cessent de dire que Jésus donna des marques de faiblesse au jardin de Getsémané, où la crainte de la mort lui fît suer des grumeaux de sang, et où il s’écria plusieurs fois : Père, s’il est possible, que cette coupe passe arrière de moi sans que je la boive ! Et ils prétendent que cette exclamation de Jésus-Christ attaché à la croix : mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? fut une expression de son désespoir.
Je ne sais ce que je dois le plus admirer ici, l’impudence de ces superbes ennemis de notre religion, ou la force de la vérité, qui renaît des efforts que l’on fait pour la détruire. Car pour la première, si les ennemis des chrétiens n’ajoutent point de foi au rapport des évangélistes, d’où savent-ils que Jésus-Christ prononça ces paroles, qui leur donnent lieu de penser qu’il ait manqué de constance ? Et s’ils ajoutent foi au rapport des évangélistes, pourquoi refusent-ils de croire tant de faits miraculeux que les évangélistes écrivent, après en avoir été les témoins ?
Il est certain que nous trouvons dans nos principes de quoi expliquer ces passages qu’on nous objecte. Le discours que Jésus-Christ tient à sa bienheureuse mère, nous fait seulement comprendre combien il était jaloux des devoirs de sa vocation. Il lui parle comme médiateur entre Dieu et les hommes, celui en qui elle devait croire pour être sauvée ; et qui doute qu’en cette qualité il n’eût de l’empire sur elle ?
Pour la tristesse qu’il témoigna dans son agonie, elle pouvait avoir une double cause : l’une naturelle, et l’autre surnaturelle. Il pouvait craindre la mort en tant qu’homme ; il pouvait donner quelques plaintes innocentes aux douleurs de sa nature. Mais ce n’est pas là ce qui fait la plus grande rigueur de ses tourments. II est chargé des péchés des hommes, et soumis à la malédiction de la loi. Il regarde Dieu comme son père, et Dieu se présente à lui comme un juge irrité. Plus il aime son père, et plus il sent la douleur d’en être éloigné. La mesure de sa vertu fait la mesure de ses souffrances ; et c’est un langage d’amour plutôt qu’un langage de désespoir, que celui qu’il tient à son père.
Que si les incrédules me disent ici qu’ils ne sont pas obligés de souscrire à mes explications, parce qu’ils ne savent pas si elles n’ont de fondement que dans mon imagination, je leur permettrai volontiers de concevoir ce doute, et de le conserver jusqu’à ce qu’établissant mes principes, j’aie le moyen de satisfaire encore plus pleinement à toutes ces difficultés. Mais cependant je prétends qu’il n’y eut jamais rien de si démonstratif que ces passages pour faire voir la bonne foi des évangélistes ; et je soutiens que la bonne foi des évangélistes, bien démontrée, prouve invinciblement la vérité de la religion chrétienne.
En effet, ou ceux qui ont composé les Évangiles ont eu dessein de tromper les hommes en faveur de Jésus-Christ et de sa religion, ou ils n’ont pas eu ce dessein. S’ils ont eu ce dessein, ils se seront bien gardés de marquer toutes les circonstances de la mort de leur maître, qui peuvent faire penser qu’il ait manqué de courage, ou qu’il se soit cru abandonné de Dieu. Et s’ils n’ont pas eu le dessein de tromper les hommes, en écrivant les faits qui sont contenus dans l’Évangile, il faut donc les regarder comme des auteurs sincères, qui ne nous tromperont point, à moins qu’ils n’aient été trompés eux-mêmes. De sorte que par là toute la question se réduit à savoir si les faits dont ils nous parlent sont d’une nature à pouvoir être reçus par illusion. Il ne faut que considérer si tous les disciples ont pu voir un nombre presque infini de miracles éclatants et sensibles, des corps ressuscités, des malades guéris, etc., et croire eux-mêmes faire des miracles, sans que tout cela soit vrai.
Ce n’est plus ici le lieu de dire que les évangélistes ont affecté de paraître simples et naïfs pour empêcher qu’on ne se défiât d’eux. Si ç’avait été là leur dessein, ils se seraient bien donné de garde de fournir aux impies ces passages sur lesquels ces derniers bâtissent leurs triomphes imaginaires. On n’a aucun sujet de croire non plus que les évangélistes rapportent ces paroles, parce que leur simplicité ne leur permet pas de discerner si elles sont contraires ou favorables à leur cause. Car comment des gens qui ont assez d’esprit pour tromper les autres, en auraient-ils si peu dans cette occasion ? Faut-il être fort habile pour aimer mieux faire son maître constant et intrépide, que le représenter saisi de tristesse jusqu’à la mort ? Cependant, ce n’est pas seulement un évangéliste qui rapporte l’histoire de sa passion de cette manière ; ils conviennent tous à cet égard. D’où vient cela, si ce n’est de ce que, se proposant uniquement de dire la vérité, ils la disent sans considérer l’impression qu’elle doit faire, et sans examiner si les incrédules n’en prendront pas occasion de calomnier la religion chrétienne ?
Cependant, si tout ce que nous venons de dire ne suffit pas, je consens que nous entrions dans un examen plus particulier de la matière qui est contenue dans les Évangiles.