L’époque que nous étudions a produit en Occident trois historiens, Rufin, Sulpice Sévère et Paul Orose, à qui on peut rattacher quelques chronographes et hagiographes de moindre importance.
Tyrannius Rufinus naquit en 345 à Concordia, près d’Aquilée, d’une famille chrétienne. A Rome, où il fit ses études, il se lia avec saint Jérôme, puis devint moine à Aquilée. En 371, en compagnie de Mélanie l’Ancienne, il visita l’Egypte, où il séjourna six ans, et Jérusalem, près de laquelle il finit par s’établir. Il y bâtit sur le mont des Oliviers, non loin du monastère de Mélanie, des cellules pour les moines qui se joignirent à lui, et s’occupa avec eux de vie ascétique et de travaux d’érudition. Vers 390, Jean de Jérusalem, semble-t-il, l’ordonna prêtre.
A cette même époque, saint Jérôme édifiait de son côté, avec Paula, les monastères de Bethléem. Entre les deux groupes d’ascètes les relations furent d’abord des plus cordiales : puis la question origéniste brouilla tout. Une réconciliation intervint cependant, en 397, entre saint Jérôme et Rufin. Mais celui-ci, revenu en Italie, eut la maladresse — ou la malice — de rappeler, dans ses traductions d’Origène, les admirations de saint Jérôme pour le docteur alexandrin devenu suspect. Cette fois la division fut complète, et les deux anciens amis échangèrent les écrits les plus aigres. Rufin finit par ne plus répondre (401 ou 402). En 407, il dut s’enfuir d’Aquilée menacée par les Visigoths et, en 409, passa en Sicile. Il mourut à Messine en 410.
Il ne faut pas juger Rufin sur les caricatures qu’en a faites saint Jérôme : saint Augustin témoigne qu’il était universellement estimé. C’était un moine vertueux, mortifié, et qui répandait largement sur les pauvres les ressources de son patrimoine. Au point de vue intellectuel, il est bien inférieur à saint Jérôme : c’est un esprit moyen. N’ayant pas beaucoup d’idées personnelles, il a fait des traductions ; mais, comme traducteur, il a bien des défauts. Le principal est qu’il ne serre pas ses textes de près, qu’il les modifie, les corrige, les abrège ou les paraphrase à sa fantaisie, en sorte que l’on n’est jamais sûr d’avoir exactement par lui la pensée et les expressions de l’auteur original. A cause de cela, son œuvre ne rend pas les services qu’elle devrait rendre en l’absence de beaucoup de textes perdus qu’elle représente.
Rufin a traduit d’Origène les quatre livres Des principes en 398 ; une partie du commentaire sur l’épître aux Romains en 404, et une partie du commentaire sur le Cantique en 410 ; de plus cent vingt homélies environ sur diverses parties de l’Écriture ; — du Pseudo-Origène (Adamantius), il a traduit le De recta in Deum fide (entre 400-409) ; — de Pamphile de Césarée, le livre i de l’Apologie pour Origène (398), auquel il a ajouté l’épilogue De l’altération des livres d’Origène ; — de Sextus et d’Evagrius le Pontique, une partie des sentences ; — des romans clémentins, la Lettre de Clément à Jacques et les Récognitions (celles-ci vers 405) ; — d’Eusèbe de Césarée, l’Histoire ecclésiastique entière en 403 ; — de saint Basile, les deux règles monastiques en 397, et huit discours en 399-400 ; — de saint Grégoire de Nazianze neuf discours, en 399-400 ; — d’Evagrius le Pontique de nouveau, plusieurs recueils de sentences en 400-401. Son Histoire des moines d’Egypte ou Vies des Pères, que l’on a crue longtemps un ouvrage original, n’est elle-même qu’une traduction large d’un ouvrage grec dont on a retrouvé le texte.
Les écrits personnels de Rufin comprennent d’abord les deux livres d’Histoire ecclésiastique qu’il a ajoutés à sa traduction d’Eusèbe, et qui racontent les événements de 324 à 395, date de la mort de Théodose. Entreprise sans les études et les recherches préalables nécessaires, cette œuvre a surtout le mérite d’être la première de ce genre qui ait vu le jour en Occident. Puis le Commentaire sur le symbole des apôtres, écrit vers 404, justement estimé, qui nous donne le premier texte latin certain et complet du symbole romain. Ajoutons à cela deux apologies personnelles : l’une au pape Anastase (Apologia ad Anastasium romanae urbis episcopum) vers 400, dans laquelle l’auteur présente sa confession de foi et justifie sa traduction d’Origène ; l’autre contre saint Jérôme (Apologia in Hieronymum) en deux, livres, le premier dans lequel il se défend, le second dans lequel, à son tour, il attaque rudement son adversaire. Et enfin un petit traité en deux livres Sur les bénédictions des patriarches (406-407), où il explique allégoriquement la bénédiction de Jacob à ses enfants. On sait par Gennadius (Vir. ill., 17) que Rufin avait écrit bon nombre de lettres d’édification. Il n’en est rien resté.
En même temps à peu près que Rufin traduisait et continuait Eusèbe, Sulpice Sévère composait sa Chronique. Sulpice Sévère est né en Aquitaine vers 363, et a été avocat ; puis, ayant perdu sa femme encore jeune, il s’est fait moine sur le conseil de saint Martin de Tours, et s’est retiré à Primuliacum, près de Vendres. C’est là qu’il a écrit et qu’il est mort entre 420 et 425.
Ses deux livres de Chroniques (Chronicorum libri duo), intitulés à tort Histoire sacrée, sont un résumé de l’histoire juive et chrétienne depuis la création jusqu’au consulat de Stilicon en 400. Le fond, naturellement, en est peu personnel sauf, vers la fin, pour l’histoire du priscillianisme ; mais la composition en est ordonnée avec beaucoup de soin, le style châtié et agréable. L’auteur évidemment voulait attirer les lecteurs. Et les lecteurs cependant furent peu nombreux. Aux récits élégants des Chroniques le public préféra le merveilleux des ouvrages où Sulpice Sévère célébrait les gestes de saint Martin : la Vie de saint Martin, publiée en 397 ; les trois lettres à Eusèbe, au diacre Aurelius, à Bassula, et enfin les deux Dialogues (vers 404) où les vertus et les miracles de saint Martin sont mis en parallèle avec ceux des moines d’Egypte. Inférieurs aux Chroniques au point de vue du style et d’un caractère plus populaire, ces écrits eurent un succès énorme, qui dura pendant tout le moyen âge.
Un troisième historien à signaler à cette époque est le prêtre Paul Orose. Il était vraisemblablement originaire de Braccara (Braga en Portugal) et, vers 413 ou 414, se rendit à Hippone auprès de saint Augustin. D’Hippone il passa en Palestine où, à côté de saint Jérôme, il batailla contre les pélagiens, puis revint en Afrique. C’est là que, en 417-418, il composa ou acheva, à la demande de saint Augustin, ses Sept livres d’Histoires contre les païens, qui vont de la création du monde jusqu’à l’an 417 après Jésus-Christ. Le but de l’ouvrage, tout apologétique, est de montrer que le monde, avant Jésus-Christ, a été encore plus désolé par les guerres et les calamités qu’il ne l’a été depuis l’introduction du christianisme, et que celui-ci, par conséquent, n’est pas responsable des calamités présentes : c’était un complément à la démonstration du livre De la cité de Dieu. Sauf pour les quarante dernières années où Paul Orose peut prétendre à être personnel, la matière de son livre est toute empruntée à l’Écriture et aux historiens ecclésiastiques ou profanes antérieurs. Le moyen âge cependant l’a beaucoup apprécié. — Outre cet ouvrage, on a de l’auteur un mémoire sur les erreurs priscillianistes et origénistes (Commonitorium de errore priscilliarristarum et origenistarum) adressé à saint Augustin en 414, et un livre contre Pélage Liber apologeticus contra Pelagium de arbitrii libertate), écrit en 415.
De la Vie de saint Martin par Sulpice Sévère on peut rapprocher la Vie de saint Ambroise (P. L., xiv, 27-46) écrite par son secrétaire Paulin de Milan († v. 420), sur la demande de saint Augustin : c’est, comme la Vie de saint Martin, une œuvre d’édification. On possède du même auteur un Libellus contre le pélagien Celestius, présenté au pape Zosime, et un autre Libellus sur les bénédictions des patriarches (P. L., xx, 711-716 et 715-732).
A côté de ces travaux proprement historiques, signalons trois œuvres de chronographie. Dans une vaste compilation en forme de calendriers à l’usage des habitants de Rome, qui a dû être composée en 354 et qui comprend onze parties, quatre de ces parties intéressent spécialement la vie chrétienne et la littérature ecclésiastique. Ce sont : 1° l’indication des jours où la fête de Pâques doit être célébrée pour les années 312-411 ; 2° une Depositio episcoporum et une Depositio martyrum qui notent le jour de la mort et le lieu de sépulture des papes, depuis Lucius I († 254) jusqu’à Jules I († 352) et des martyrs honorés à Rome : c’est notre plus ancien martyrologe ; 3° une liste des papes depuis saint Pierre jusqu’à Libère (352-369) : c’est ce qu’on nomme le Catalogue libérien ; 4° enfin une chronique du monde (Chronica Horosii) qui va jusqu’en 334, et qui est un remaniement de celle de saint Hippolyte. Les numéros 2 et 3 surtout sont précieux. — Deux autres ouvrages de chronographie, De ratione paschae et mensis et De cursu temporum, dus à un certain Quintus Julius Hilarianus, africain, qui écrivait en 397, n’ont que peu de valeur.
Cependant, en même temps que l’on cherche à conserver le passé plus ancien, quelques auteurs commencent à consigner par écrit leurs propres souvenirs. Un pèlerin, parti de Bordeaux, arrivait à Constantinople à la fin de mai 333, visitait la Terre Sainte et revenait à Milan en passant par Rome. Il a laissé son journal de voyage, sec, concis, mais d’une minutieuse précision : c’est l’Itinerarium burdigalense. Plus détaillée et plus vivante est la relation, incomplète malheureusement (le manuscrit est mutilé au commencement et à la fin), écrite par la religieuse Ætheria ou Egeria — une espagnole ou une gauloise — de son voyage en Palestine, en Egypte et à Édesse, accompli à la fin du ive siècle et qui dura trois ans. La voyageuse a curieusement tout remarqué et tout noté, et ce qu’elle rapporte, notamment de la liturgie de Jérusalem, est du plus haut intérêt.