Conférence chez l’archevêque de Trêves – Exhortation de Wehe à Luther – Réponses de Luther – Conversation privée – Visite de Cochleus – Souper chez l’archevêque – Tentative à l’hôtel de Rhodes – Un concile proposé – Dernier entretien de Luther et de l’archevêque – Visite à un ami malade – Luther reçoit l’ordre de quitter Worms
Le chapelain et le héraut impérial Sturm étaient ce jour-là avant six heures chez Luther. Mais déjà, à quatre heures du matin, Aléandre avait fait appeler Cochleus. Le nonce n’avait pas tardé à reconnaître dans l’homme que lui avait présenté Capiton un serviteur dévoué de la cour de Rome, sur lequel il pouvait compter comme sur lui-même. Ne pouvant être présent à cette entrevue, Aléandre voulait y avoir un remplaçant. Trouvez-vous chez l’archevêque de Trèves, dit-il au doyen de Francfort ; n’entrez pas en discussion avec Luther, mais contentez-vous de prêter l’oreille la plus attentive à tout ce qui sera dit, en sorte que vous puissiez me le rapporter fidèlementβ. » Le réformateur arriva avec quelques amis chez l’archevêque. Il trouva ce prélat entouré du margrave Joachim de Brandebourg, du duc George de Saxe, des évêques de Brandebourg et d’Augsbourg, de quelques nobles, de députés des villes libres, de jurisconsultes et de théologiens, parmi lesquels étaient Cochleus et Jérôme Wehe, chancelier de Bade. Celui-ci, habile jurisconsulte, voulait une réformation dans les mœurs et dans la discipline ; il allait même plus loin : Il faut, disait-il, que la Parole de Dieu, si longtemps cachée sous le boisseau, reparaisse dans tout son éclatγ. » C’était cet homme conciliant qui était chargé de la conférence. Se tournant avec bonté vers Luther : « On ne vous a pas fait venir, lui dit-il, pour disputer avec vous, mais pour vous faire entendre des exhortations fraternelles. Vous savez avec quel soin l’Écriture nous invite à nous donner garde de la flèche volante et du démon du midi. Cet ennemi du genre humain vous a poussé à publier des choses contraires à la religion. Pensez à votre salut et à celui de l’Empire. Prenez garde que ceux que Jésus-Christ a rachetés par sa mort de la mort éternelle ne soient séduits par vous et ne périssent à jamais — Ne vous élevez pas contre les saints conciles. Si nous ne maintenons les décrets de nos pères, il n’y aura que confusion dans l’Église. Les princes éminents qui m’écoutent prennent à votre salut un intérêt particulier ; mais si vous persistez, alors l’Empereur vous bannira de l’Empireδ, et nul lieu dans le monde ne pourra vous offrir un asile Réfléchissez au sort qui vous attend ! »
β – « Aleander, mane hora quarta vocaverit ad se Cochlœum, jubensut… audiret solum… » (Cochlœus, p 36.)
γ – « Dass das Wort Gottes, welches so lange unterdem Scheffel verborgen gesteckt, heller scheine… » (Seckend., p. 364.)
δ – « Und aus dem Reich verstossen. » (Luth. Op.(L.), XVII, p.582 ; Sleidan, I, p. 97.)
Cochlæus (1479-1552)
« Sérénissimes princes, répondit Luther, je vous rends grâce de votre sollicitude ; car je ne suis qu’un pauvre homme, trop chétif pour être exhorté par de si grands seigneurss. » Puis il continua : « Je n’ai point blâmé tous les conciles, mais seulement celui de Constance, parce qu’en condamnant cette doctrine de Jean Huss : Que l’Église chrétienne est l’assemblée de ceux qui sont prédestinés au salutt, il a condamné cet article de notre foi : Je crois la sainte Église universelle, et la Parole de Dieu elle-même. Mes enseignements excitent, dit-on, des scandales, ajouta-t-il. Je réponds que l’Évangile de Christ ne peut être prêché sans scandales. Comment donc cette crainte ou l’appréhension du danger me détacherait-elle du Seigneur et de cette Parole divine qui est l’unique vérité ? Non, plutôt donner mon corps, mon sang et ma vie !… »
s – « Agnosco enim me homuncionem, longe viliorem esse, quam ut a tantis principibus… » (Luth. Op. tot., p. 167.)
t – « Ecclesia Christi est universitas prædestinatorum. » (Ibid.)
Les princes et les docteurs ayant délibéré, on rappela Luther, et Wehe reprit avec douceur : « Il faut honorer les Puissances, même quand elles se trompent, et faire de grands sacrifices à la charité. » Puis il dit d’un ton plus pressant : « Remettez-vous-en au jugement de l’Empereur, et soyez sans crainte. »
Luther
Je consens de grand cœur à ce que l’Empereur, les princes, et même le plus chétif des chrétiens, examinent et jugent mes livres ; mais à une condition, c’est qu’ils prennent pour règle la Parole de Dieu. Les hommes n’ont autre chose à faire qu’à lui obéir. Ma conscience est dans sa dépendance, et je suis prisonnier sous son obéissanceu.
u – « Sie wollten sein Gewissen, das mit Gottes Wort undheiliger Schrifft gebunden und gefangen wäre, nicht dringen. » (Math., p. 27.)
L’Électeur De Brandebourg
Si je vous comprends bien, monsieur le docteur, vous ne voulez reconnaître d’autre juge que la sainte Écriture ?
Luther
Oui, monseigneur, précisément ; c’est là mon dernier motv.
v – « Ja darauf stehe Ich. » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 588.)
Alors les princes et les docteurs se retirèrent ; mais l’excellent archevêque de Trèves ne pouvait se résoudre à abandonner son entreprise. « Venez, » dit-il à Luther, en passant dans sa chambre particulière ; et en même temps il ordonna à Jean de Eck et à Cochleus d’un côté, à Schurff et à Amsdorff de l’autre, de les suivre. « Pourquoi en appeler sans cesse à la sainte Écriture ? dit vivement Eck ; c’est d’elle que sont venues toutes les hérésies. » Mais Luther, dit son ami Mathesius, demeurait inébranlable comme un roc qui repose sur le roc véritable, la Parole du Seigneur. Le pape, répondit-il, n’est point juge dans les choses de la Parole de Dieu. Chaque chrétien doit voir et comprendre lui-même comment il doit vivre et mourirw. » On se sépara. Les partisans de la papauté sentaient la supériorité de Luther, et l’attribuaient à ce qu’il n’y avait là personne qui fût capable de lui répondre. « Si l’empereur avait agi sagement, dit Cochleus, en appelant Luther à Worms il y eût aussi appelé des théologiens qui réfutassent ses erreurs. »
w – « Ein Christenmensch muss zusehen und richten… » (Luth. Ep., I, p. 604.)
L’archevêque de Trèves se rendit à la Diète, et annonça le peu de succès de sa médiation. L’étonnement du jeune Empereur égalait son indignation. « Il est temps, dit-il, de mettre fin à cette affaire. » L’archevêque demanda encore deux jours ; toute la Diète se joignit à lui ; Charles-Quint céda. Aléandre, hors de lui, éclata en reprochesx.
x – « De iis Aleander acerrime conquestus est. » (Pallavicini,. I, p. 120.)
Pendant que ces choses se passaient à la Diète, Cochleus brûlait de remporter la victoire refusée aux prélats et aux rois. Quoiqu’il eût de temps en temps lancé quelques mots chez l’archevêque de Trèves, l’ordre qu’Aléandre lui avait donné de garder le silence l’avait retenu. Il résolut de se dédommager, et à peine eut-il rendu compte de sa mission au nonce du pape, qu’il se présenta chez Luther. Il l’aborda comme un ami, et lui exprima le chagrin que la résolution de l’Empereur lui faisait éprouver. Après le dîner, la conversation s’animay. Cochleus pressait Luther de se rétracter. Celui-ci fit un signe négatif. Plusieurs nobles qui se trouvaient à table avaient peine à se contenir. Ils se montraient indignés de ce que les partisans de Rome voulaient, non convaincre le réformateur par l’Écriture, mais le contraindre par la force. « Eh bien, dit à Luther Cochleus, impatient de ces reproches, je vous offre de disputer publiquement avec vous, si vous renoncez au sauf-conduitz. » Tout ce que Luther demandait c’était une dispute publique. Que devait-il faire ? Renoncer au sauf-conduit c’était se perdre ; refuser le défi de Cochleus c’était paraître douter de sa cause. Les convives voyaient dans cette offre une perfidie tramée avec Aléandre, que le doyen de Francfort venait de quitter. Vollrat de Watzdorf, l’un d’entre eux, ôta à Luther l’embarras d’un choix si difficile. Ce seigneur, d’un caractère bouillant, indigné d’un piège qui n’allait à rien moins qu’à livrer Luther aux mains du bourreaua, se leva avec impétuosité, saisit le prêtre effrayé, le poussa dehors, et même le sang eût coulé si les autres convives n’eussent à l’instant quitté la table, et interposé leur médiation entre le chevalier furieux et Cochleus tremblant d’effroib. Celui-ci s’éloigna confus de l’hôtel des Chevaliers de Rhodes. Sans doute c’était dans le feu de la discussion que cette parole était échappée au doyen, et il n’y avait point eu entre lui et Aléandre un dessein formé à l’avance de faire tomber Luther dans un piège si perfide. Cochleus le nie, et nous nous plaisons à ajouter foi à son témoignage. Cependant il sortait d’une conférence avec le nonce quand il se présenta chez Luther.
y – « Peracto prandio. » (Cochlœus, p. 36.)
z – « Und wollte mit mir disputiren, ich sollte allein das Geleit aufsagen. » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 589.)
a – « Atque ita traderet eum carnificinæ. » (Cochlœus, p. 36.)
b – « Dass Ihm das Blutüber den Kopff gelaufen ware, wo man nicht gewehrethatte.(Luth. Op. (L.), XVII, p. 589.)
Le soir, l’archevêque de Trèves réunit à souper les personnes qui avaient assisté à la conférence du matin : il pensait que ce serait un moyen de détendre les esprits et de les rapprocher. Luther, si intrépide et si inébranlable devant des arbitres ou des juges, avait dans le commerce intime une bonhomie, une gaieté, qui faisaient qu’on osait tout espérer de lui. Le chancelier de l’archevêque, qui avait montré tant de roideur dans son caractère officiel, se prêta lui-même à cet essai, et vers la fin du repas il porta la santé de Luther. Celui-ci se préparait à rendre cet honneur ; le vin était versé, et déjà il faisait selon sa coutume le signe de la croix sur son verre, lorsque tout à coup le verre éclata dans ses mains, et le vin se répandit sur la table. Les convives furent consternés. « Il faut qu’il y ait du poisonc ! » dirent tout haut quelques amis de Luther. Mais le docteur, sans s’émouvoir, répondit en souriant : « Chers messieurs, ou ce vin ne m’était pas destiné, ou il m’eût été nuisible. » Puis il ajouta avec calme : « Sans doute le verre a sauté parce qu’en le lavant on l’a plongé trop tôt dans l’eau froide. » Ces paroles si simples ont quelque chose de grand en une telle circonstance, et montrent une paix inaltérable. On ne saurait présumer que les catholiques romains eussent voulu empoisonner Luther, surtout chez l’archevêque de Trèves. Ce repas n’éloigna ni ne rapprocha les esprits. Ni la faveur ni la haine des hommes ne pouvaient influer sur la résolution du réformateur ; elle provenait de plus haut.
c – « Es müsse Gift darinnen gewesen seyn » — Luther ne parle pas de cette circonstance ; mais Razeberg, ami de Luther, médecin de l’électeur Jean-Frédéric, la rapporte dans une histoire manuscrite qui se trouve à la bibliothèque de Gotha, et dit la tenir d’un témoin oculaire.
Le jeudi matin 25 avril, le chancelier Wehe et le docteur Peutinger d’Augsbourg, conseiller de l’Empereur, qui avait témoigné à Luther beaucoup d’affection, lors de son entrevue avec de Vio, se rendirent à l’hôtel des Chevaliers de Rhodes. L’électeur de Saxe envoya Frédéric de Thun et un autre de ses conseillers pour assister à la conférence. « Remettez-vous-en à nous, dirent avec émotion Wehe et Peutinger, qui volontiers auraient tout sacrifié pour prévenir la division qui allait déchirer l’Église. Cette affaire se terminera chrétiennement ; nous vous en donnons l’assurance. — En deux mots voici ma réponse, leur dit Luther. Je consens à renoncer au sauf-conduitd. Je remets entre les mains de l’Empereur ma personne et ma vie, mais la Parole de Dieu… jamais ! » Frédéric de Thun, ému, se leva, et dit aux envoyés : « N’est-ce pas assez ? Le sacrifice n’est-il pas assez grand ? » Puis, déclarant qu’il ne voulait plus rien entendre, il sortit. Alors Wehe et Peutinger, espérant avoir meilleur marché du docteur, vinrent se rasseoir à ses côtés. « Remettez-vous-en à la Diète, lui dirent-ils. — Non, répliqua Luther, car maudit soit quiconque se confie en l’homme ! (Jérémie 17.5) » Wehe et Peutinger redoublent leurs exhortations et leurs attaques ; ils pressent de plus près le réformateur. Luther, lassé, se lève, et les congédie en disant : « Je ne permettrai pas qu’aucun homme se place au-dessus de la Parole de Dieue. — Réfléchissez encore, dirent-ils en se retirant, nous reviendrons après midi. »
d – « Er wolte ehe das Geleitaufsagen… » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 589.)
e – « Er wollte kurtzrum Menschen über Gottes Wort nicht erkennen. » (Ibid., p. 583.)
Ils revinrent en effet ; mais, convaincus que Luther ne céderait pas, ils apportaient une proposition nouvelle. Luther avait refusé de reconnaître le pape, puis l’Empereur, puis la Diète ; il restait un juge que lui-même avait une fois invoqué : un concile général. Sans doute une telle proposition aurait indigné Rome ; mais c’était la dernière planche de salut. Les délégués offrirent un concile à Luther. Celui-ci aurait pu accepter sans rien préciser. Des années se seraient passées avant qu’on eût pu écarter les difficultés que la convocation d’un concile aurait rencontrées de la part du pape.
Gagner des années, c’était pour la Réforme et pour le réformateur tout gagner. Dieu et le temps auraient fait alors de grandes choses. Mais Luther mettait la droiture au-dessus de tout ; il ne voulait pas se sauver aux dépens de la vérité, ne fallût-il même, pour la dissimuler, que garder le silence — « J’y consens, répondit-il, mais (et faire cette demande c’était refuser le concile) à condition que le concile ne jugera que d’après la sainte Écrituref. »
f – « Dass darüber aus der heiligen Schrifft gesprochen. » (Lutht Op. (L.), XVII, p. 584.)
Peutinger et Wehe, ne pensant pas qu’un concile pût juger autrement, coururent tout joyeux chez l’archevêque : « Le docteur Martin, lui dirent-ils, soumet ses livres à un concile. » L’archevêque allait porter cette heureuse nouvelle à l’Empereur, lorsqu’il lui vint quelque doute ; il fit appeler Luther.
Richard de Greiffenklau était seul quand le docteur arriva. « Cher monsieur le docteur, dit l’archevêque, avec beaucoup de bienveillance et de bontég, mes docteurs m’assurent que vous consentez à soumettre sans réserve votre cause à un concile. — Monseigneur, répondit Luther, je puis tout supporter, mais non abandonner la sainte Écriture. » L’archevêque comprit alors que Wehe et Peutinger s’étaient mal expliqués. Jamais Rome ne pouvait consentir à un concile qui ne jugeât que d’après l’Écriture. « C’était, dit Pallavicini, vouloir qu’un œil faible lût des caractères très fins, et lui refuser en même temps des lunettesh. » Le bon archevêque soupira. « Bien m’en a pris, dit-il, de vous avoir fait venir. Que serais-je devenu si j’avais aussitôt été porter cette nouvelle à l’Empereur ? »
g – « Ganz gut und mehr denn gnædig. » (Luth. Ep., I, p. 604.)
h – « Simulque conspicillorum omnium usum negare. » (Luth. Ep. I, p. 110.)
L’inébranlable fermeté, la roideur de Luther étonnent sans doute ; mais elles seront comprises et respectées de tous ceux qui connaissent le droit de Dieu. Rarement un plus noble hommage fut rendu à la Parole immuable du ciel ; et cela au péril de la liberté et de la vie de l’homme qui le rendait.
« Eh bien, dit à Luther le vénérable prélat, indiquez donc vous-même un remède.
Luther
Après un moment de silence : Monseigneur, je n’en connais d’autre que celui de Gamaliel : Si ce dessein est un ouvrage des hommes il se détruira de lui-même ; mais s’il vient de Dieu vous ne pouvez le détruire : et prenez garde qu’il ne se trouve que vous ayez fait la guerre à Dieu. Que l’Empereur, les électeurs, les princes et les états de l’Empire mandent cette réponse au pape !
L’archevêque
Rétractez au moins quelques articles.
Luther
Pourvu que ce ne soient pas ceux que le concile de Constance a condamnés.
L’archevêque
Ah ! je crains bien que ce ne soient précisément ceux-là qu’on vous demande.
Luther
Alors plutôt immoler mon corps et ma vie, plutôt me laisser couper bras et jambes, que d’abandonner la Parole claire et véritable de Dieui. »
i – « Ehe Stumpf und Stiel fahren lassen… » (Luth Op. (L) XVII, p. 584.)
L’archevêque comprit enfin Luther. « Retirez-vous, » lui dit-il, toujours avec la même douceur — « Monseigneur, reprit Luther, veuillez faire en sorte que Sa Majesté me fasse expédier le sauf-conduit nécessaire pour mon retour. — J’y pourvoirai », répondit le bon archevêque ; et ils se quittèrent.
Ainsi finirent ces négociations. L’Empire tout entier s’était tourné vers cet hommej avec les plus ardentes prières et les plus terribles menaces, et cet homme n’avait pas bronché. Son refus de fléchir sous le bras de fer du pape émancipait l’Église et commençait des temps nouveaux. L’intervention providentielle était évidente. C’est ici l’une de ces grandes scènes de l’histoire au-dessus desquelles plane et s’élève la figure majestueuse de la Divinité.
j – « Totum Imperium ad se conversum spectabat. » (Pallavicini, I, p. 120.)
Luther sortit avec Spalatin, qui était survenu pendant la visite chez l’archevêque. Le conseiller de l’électeur de Saxe, Jean de Minkwitz était tombé malade à Worms. Les deux amis se rendirent dans sa maison. Luther présenta au malade les plus touchantes consolations. « Adieu, lui dit-il en s’éloignant, demain je quitterai Worms. »
Luther ne se trompait pas. Il n’y avait pas trois heures qu’il était de retour à l’hôtel des Chevaliers de Rhodes lorsque le chancelier de Eck, accompagné du chancelier de l’Empereur et d’un notaire, se présenta chez lui.
Le chancelier lui dit : « Martin Luther, Sa Majesté Impériale, les électeurs, princes et états de l’Empire t’ayant exhorté à la soumission à plusieurs reprises et de plusieurs manières, mais toujours en vain, l’Empereur, en sa qualité d’avocat et de défenseur de la foi catholique, se voit obligé de passer outre. Il t’ordonne donc de retourner chez toi dans l’espace de vingt et un jours, et te défend de troubler la paix publique sur la route, soit par des prédications, soit par des écrits. »
Luther sentait bien que ce message était le commencement de sa condamnation : « Il en est arrivé comme il a plu à l’Éternel, répondit-il avec douceur. Le nom de l’Éternel soit béni ! Puis il ajouta : Avant toutes choses, je remercie très humblement et du fond de mon cœur Sa Majesté, les électeurs, les princes et autres états de l’Empire, de ce qu’ils m’ont écouté avec tant de bienveillance. Je n’ai désiré et je ne désire qu’une seule chose, une réformation de l’Église d’après la sainte Écriture. Je suis prêt à tout faire, à tout souffrir, pour me soumettre humblement à la volonté de l’Empereur. Vie et mort, honneur et opprobre, tout m’est égal ; je ne fais qu’une seule réserve : la prédication de l’Évangile ; car, dit saint Paul, la Parole de Dieu ne peut être liée. » Les députés sortirent.
Le vendredi 26 avril, au matin, les amis du réformateur et plusieurs seigneurs se réunirent chez Lutherk. On se plaisait, en voyant la constance chrétienne qu’il avait opposée à Charles et à l’Empire, à reconnaître en lui les traits de ce portrait célèbre de l’antiquitél :
k – « Salutatis patronis et amicis qui eum frequentissimi convenerunt… » (Luth. Op. lat., II, p. 168.)
l – Horace, Od. lib III, 3 : « L’homme juste et ferme en ses desseins ne chancelle jamais dans la vertu ; rien ne l’ébranle, ni les fureurs d’un peuple qui lui commande le mal, ni le regard menaçant du despote… »
Justum ac tenacem propositi virum
Non civium ardor prava jubentium,
Non vultus instantis tyranni
Mente quatit solida…
On voulait encore une fois, et peut-être pour toujours, dire adieu à ce moine intrépide. Luther fit un modeste repas. Maintenant il fallait prendre congé de ses amis, et fuir loin d’eux, sous un ciel gros d’orages. Il voulut passer ce moment solennel en la présence de Dieu. Il éleva son âme. Il bénit ceux qui l’entouraientm. Dix heures du matin sonnèrent. Luther sortit de l’hôtel avec les amis qui l’avaient accompagné à Worms. Vingt gentilshommes à cheval entouraient son char. Une grande foule de peuple l’accompagna hors des murs de la ville. Le héraut impérial Sturm le rejoignit quelque temps après à Oppenheim, et le lendemain ils arrivèrent à Francfort.
m – « Seine Freunde gesegnet. » (Mathesius, p. 27.)