1. Jean, qui aspirait déjà à la tyrannie, dédaignait de partager les honneurs avec ses égaux ; s'attachant peu à peu quelques-uns des pires, il entrait en lutte avec sa propre faction. Toujours il désobéissait aux décisions des autres et imposait les siennes en véritable despote, prétendant manifestement à l'autorité suprême. Quelques-uns lui cédaient par crainte, d'autres par attachement, car il était habile à se concilier des sympathies par la tromperie et l'éloquence ; beaucoup d'ailleurs pensaient être plus en sûreté si la responsabilité des forfaits déjà commis pesait sur un seul et non sur tous. Alors que son activité physique et intellectuelle lui assurait des satellites assez nombreux, beaucoup de dissidents l'abandonnaient, les uns par jalousie et parce qu'ils ne supportaient pas d'être soumis à un homme qui était naguère leur égal, les autres parce qu'ils avaient horreur d'un régime monarchique ; une fois maître des affaires, ils ne pourraient pas l'abattre aisément et ils craignaient que leur opposition au début ne lui fournît un prétexte à agir contre eux[1]. Chacun résolut donc de tout souffrir dans la lutte plutôt que d'être esclave volontaire et de périr en esclave. Ainsi, le parti se divisa, et Jean se posa en maître absolu contre ses adversaires. Mais les deux factions se tenaient sur leurs gardes et n'engageaient que peu ou point d'escarmouches : l'une et l'autre opprimaient le peuple et rivalisaient à qui s'assurerait le plus riche butin. Comme la ville était donc en proie aux trois plus grandes calamités — la guerre, la tyrannie et les factions, — la guerre était, en comparaison, la moins dure pour les habitants ; aussi les voyait-on fuir leurs concitoyens pour se réfugier auprès des étrangers et chercher chez les Romains la sécurité qu'ils désespéraient de trouver parmi les leurs.
[1] Texte et sens également incertains.
2. Un quatrième fléau s'éleva pour la perte de la nation. Il y avait, non loin de Jérusalem, une très forte citadelle, construite par les anciens rois pour y transporter secrètement leurs richesses pendant les vicissitudes de la guerre et y abriter leurs personnes : on l'appelait Masada[2]. Ceux qu'on nommait sicaires s'en étaient emparés. Pendant quelque temps, ils coururent les campagnes voisines, sans prendre autre chose que ce qui leur était nécessaire pour vivre et se faisant scrupule de prendre davantage : mais quand ils apprirent que l'armée romaine restait inactive et que les Juifs de Jérusalem étaient en proie aux discordes et à la tyrannie, ils se livrèrent à des entreprises plus audacieuses. Pendant la fête des Azymes — que les Juifs célèbrent comme une fête du salut depuis le temps où, délivrés de la captivité égyptienne, ils revinrent dans leur patrie — les brigands, déjouant, à la faveur de la nuit, toute surveillance, firent une descente sur la petite ville d'Engaddi[3]. Ceux des habitants qui auraient pu les repousser n'eurent pas le temps de prendre les armes et de se grouper, mais furent dispersés et chassés de la ville : quant à ceux qui ne pouvaient fuir, femmes et enfants, ils furent massacrés au nombre de plus de sept cents. Les brigands pillèrent ensuite les maisons, ravirent les produits du sol les plus mûrs et ramenèrent leur butin à Masada. Ils ravagèrent de même toutes les bourgades voisines de la forteresse et désolèrent toute ta contrée, fortifiés chaque jour par de nouveaux malandrins qui se joignaient à ceux. Alors, dans les autres régions de la Judée, les brigands, jusque là inactifs, se mirent en campagne. Comme en un corps dont l'organe essentiel est enflammé on voit les autres s'infecter en même temps, ainsi les factions et les désordres de la capitale assurèrent aux scélérats de la province l'impunité de leurs brigandages ; les uns et les autres pillaient les bourgades de leur voisinage et fuyaient ensuite au désert. Quand ils se réunissaient et se liaient par des serments, leurs troupes, moins nombreuses qu'une armée, plus nombreuses qu'une bande, tombaient sur les lieux sacrés et les villes. Il leur arrivait sans doute d'être repoussés par ceux qu'ils attaquaient et d'avoir le dessous comme à la guerre ; mais ils avaient toujours la ressource d'échapper au châtiment en prenant la fuite, comme des brigands, avec leur butin[4]. Il n'y avait donc aucune partie de la Judée qui ne partageât le sort affreux de la ville principale.
[2] Sebbeh, sur la rive ouest de la Mer Morte (Schürer, I, p. 639).
[3] Aïn Djidi (Schürer, II, p. 233).
[4] Thackeray comprend autrement cette phrase : « Les malheureuses victimes de leurs attaques souffraient les misères de prisonniers de guerre, mais sans possibilité de revanche, parce que leurs ennemis, à la façon de brigands, décampaient à l'instant avec leur butin. »
3. Les transfuges apprenaient à Vespasien ces événements. Car si les factieux entouraient de postes toutes les issues et mettaient à mort ceux qui s'en approchaient sous quelque prétexte que ce fût, plusieurs cependant trompaient cette surveillance et se réfugiaient auprès des Romains, exhortant le général à secourir la ville et à sauver les restes du peuple : car c'était leur bon vouloir pour les Romains qui avait causé la mort du plus grand nombre et mis en péril les survivants. Vespasien, déjà ému de pitié pour leurs malheurs, leva le camp comme pour assiéger Jérusalem, en réalité pour la délivrer d'un siège. Mais il fallait d'abord supprimer les obstacles qui restaient encore, et ne rien laisser derrière lui qui pût le gêner dans les opérations du siège. Il marcha donc contre Gadara, ville forte et capitale de la Pérée[5], et y entra le quatrième jour du mois de Dystros[6] ; car les principaux citoyens lui avaient déjà envoyé des messagers, à l'insu des factieux, pour négocier la reddition de la ville, tant par désir de la paix que pour conserver leurs biens ; Gadara comptait en effet un grand nombre de riches. Leurs ennemis ignorèrent cette ambassade et ne l'apprirent qu'à l'approche de Vespasien. Ils désespérèrent de pouvoir eux-mêmes conserver la ville, étant inférieurs en nombre à leurs adversaires et voyant les Romains à une assez faible distance. Alors ils décidèrent de fuir, mais non toutefois sans verser du sang et sans châtier ceux qui causaient leur malheur. Ils se saisirent donc de Dolésos qui n'était pas seulement, par l'autorité et la naissance, le premier citoyen de la ville, mais qui leur semblait encore l'instigateur de l'ambassade ; ils le tuèrent et, dans l'excès de leur fureur, outragèrent son cadavre. Puis ils prirent la fuite. Quand les troupes romaines commencèrent à entrer dans la ville, le peuple de Gadara accueillit Vespasien avec des acclamations, et reçut de lui des assurances formelles de sa foi, avec une garnison de cavaliers et de fantassins pour repousser les attaques des fugitifs. Car ils avaient détruit leurs remparts sans attendre la demande des Romains ; ils donnaient ainsi un gage de leur amour de la paix, en se mettant dans l'état de ne pouvoir faire la guerre, même s'ils l'eussent voulu.
[5] Gadora es-Salt ? Sur la Gadara de la Décapole (Mukes), qui paraît différer d'une ville homonyme de la Pérée, voir Schürer, II, p, 122.
[6] 21 mars 68.
4. Vespasien envoya contre les fuyards de Gadara, sous les ordres de Placidus, cinq cents cavaliers et trois mille fantassins ; puis, avec le reste de l'armée, il retourna à Césarée. A peine les fugitifs eurent-ils aperçu les cavaliers lancés à leur poursuite qu'ils se réunirent, avant de livrer combat, dans un bourg nommé Béthennabris[7]. Ayant trouvé là un nombre assez considérable de jeunes gens auxquels ils firent en toute hâte prendre les armes, de bon gré ou par violence, ils s'élancèrent témérairement contre Placidus et ses compagnons. Ceux-ci, au premier choc, reculèrent un peu et s'ingénièrent en même temps à les attirer plus loin des remparts ; puis ils les reçurent dans une position avantageuse, les entourèrent et les accablèrent de leurs javelots. Tandis que les cavaliers coupaient la route à ceux qui fuyaient, l'infanterie tuait sans faiblir ceux qui soutenaient le combat. Les Juifs périssaient, sans autre dessein que de montrer leur courage. Ils se heurtaient aux rangs serrés des Romains, dont les armures leur opposaient comme un rempart, sans y trouver aucun intervalle par où faire pénétrer leurs traits, sans aucune possibilité de rompre leurs rangs. Eux-mêmes tombaient transpercés par les traits ennemis et, semblables à des bêtes féroces, se jetaient sur le fer. Les uns succombaient, frappés en plein visage par les glaives, les autres étaient dispersés par les cavaliers.
[7] Beth Nimrah, aussi dit Tell Nimrin.
5. Placidus mettait ses soins à arrêter leur course vers la bourgade. A cet effet, sa cavalerie se portait de ce coté, les dépassait, puis revenait sur eux en lançant des traits ; on tuait sûrement les plus rapprochés, tandis que la crainte faisait fuir les autres. Pourtant, les plus courageux se frayèrent un passage et s'enfuirent vers les remparts. Les gardes étaient dans l'embarras ; ils ne pouvaient se résoudre à repousser les fugitifs de Gadara, qui avaient été recrutés dans la ville ; d'autre part, s'ils les accueillaient, c'était s'exposer à être tués avec eux. Ce qu'ils craignaient arriva. Car dès que les fugitifs eurent été poursuivis jusqu'à la muraille, il s'en fallut de peu que la cavalerie romaine n'y pénétrât en même temps ; mais on avait devancé l'attaque et fermé les portes quand Placidus se porta en avant. Après avoir vaillamment lutté jusqu'au crépuscule, il s'empara des murs et du bourg. Les vainqueurs massacrèrent la multitude inoffensive, tandis que les plus ingambes s'enfuyaient. Les soldats pillèrent les maisons et y mirent le feu. Quant aux fuyards, ils alertèrent les habitants des campagnes ; exagérant leurs propres malheurs, ils dirent que toute l'armée romaine faisait irruption. Frappés de terreur, les habitants quittèrent en foule leurs demeures et s'enfuirent du côté de Jéricho ; seule, en effet, cette ville, forte par le nombre de ses citoyens, leur offrait une espérance de salut. Placidus, se fiant à sa cavalerie et enhardi par le succès, les poursuivit jusqu'au Jourdain. Il tua tous ceux qu'il put prendre, puis, quand il eut repoussé cette foule vers le fleuve, dont les eaux grossies par les pluies opposaient une barrière infranchissable, il rangea ses troupes en face d'elle. La nécessité contraignit au combat ces gens qui n'avaient aucun moyen de fuir ; allongeant leurs rangs sur une très grande étendue de la rive, ils affrontèrent les traits et les charges des cavaliers, qui en frappèrent un grand nombre et les précipitèrent dans les flots. Quinze mille hommes tombèrent sous les coups des Romains ; une foule innombrable dut se jeter d'elle-même dans le Jourdain. Environ deux mille deux cents hommes furent faits prisonniers : le butin, très abondant, comprenait des ânes, des moutons, des chameaux et des bœufs.
6. Cette défaite fut la plus grave qu'eussent subie les Juifs et parut encore plus terrible qu'elle ne l'était, car non seulement tout le pays à travers lequel ils avaient fui était un champ de carnage, mais les morts amoncelés formaient comme un pont sur le Jourdain : même le lac Asphaltite regorgeait de cadavres que le fleuve y avait entraînés. Placidus, profitant du succès, se jeta en hâte sur les petites villes et bourgades du voisinage : il emporta Abila, Julias, Besimoth[8] et toutes les places jusqu'au lac Asphaltite : il établit partout comme garnisaires des gens choisis parmi les transfuges. Ensuite, faisant monter les soldats sur des bateaux, il extermina les Juifs qui avaient cherché un refuge sur le lac. C'est ainsi que la Pérée entière jusqu'à Machaeron[9], se soumit ou fut conquise par les Romains.
[8] Abel-Schittim (?) ; Beth-Haram, Beth Yesimoth (Sueimeh). On trouve aussi les formes Bethasimouth. Bèth Hayeshimôth (Josué XII. 31).
[9] Mkawe, à l'est de la Mer Morte (Schürer. I. p. 638).