L’Église n’a pas compté, avant le ive siècle, d’écrivains en vers dont le style et la versification eussent vraiment du mérite. Mais, au ive siècle, alors que naît la poésie liturgique, la poésie extra-liturgique se développe aussi sous la plume de quelques auteurs dont un au moins, Prudence, est un vrai poète.
Prudence a eu un prédécesseur dans le prêtre, espagnol comme lui, Gaius Vettius Aquilinus Juvencus. Juvencus n’est connu que par saint Jérôme Vit : ill., 84) qui le dit de famille très noble. Il a laissé un poème, Evangeliorum libri quatuor, composé vers l’an 330, qui est une mise en vers, sobre et fidèle, du récit évangélique. Sauf quelques descriptions de lieux et les circonlocutions qu’exigeait la métrique, l’auteur a scrupuleusement respecté son texte. Le vers est clair, facile, généralement correct, et la langue est empruntée aux meilleurs classiques. En somme, c’est un ouvrage réussi. D’autres pièces liturgiques, que saint Jérôme attribue à Juvencus, n’existent plus.
Aurelius Prudentius Clemens est né en 348, probablement à Saragosse, d’une famille distinguée et, semble-t-il, chrétienne. Ses études furent soignées et complètes : il possède bien ses classiques, au moins les poètes ; mais, quoiqu’il ait donné à ses ouvrages des titres grecs, il est douteux qu’il ait connu un peu à fond cette langue. Devenu avocat, il ne tarda pas à s’élever aux plus hautes charges (gouverneur de province ou defensor civitatis). Théodose, qui était espagnol, lui donna un grade militaire important, ou même un grand office dans le palais impérial.
Mais Prudence finit par mépriser tous ces honneurs. Vers l’âge de 45-50 ans, l’approche de la vieillesse ou une crise d’âme le ramena à des pensées toutes chrétiennes, et il consacra dès lors son talent à combattre l’erreur et à chanter Dieu et les saints. Vers 400, il fit un voyage à Rome ; en 404-405, il publia lui-même la collection de ses œuvres. A partir de cette date, nous n’avons plus sur lui aucun renseignement.
Son héritage littéraire comprend sept poèmes, que l’on peut logiquement ranger dans l’ordre suivant :
1° Les deux livres Contre Symmaque (Contra Symmachum libri duo). Symmaque, comme on le sait, fut à Rome, vers la fin du ive siècle, le grand défenseur du paganisme expirant. Par deux ou trois fois, en 382, 384 et peut-être en 403 ou 404, il demanda le rétablissement au Sénat de l’autel de la Victoire enlevé par Constance. C’est contre ces efforts qu’est dirigé le poème de Prudence. Dans le premier livre (658 hexamètres), il fait le procès du paganisme romain, et en particulier du culte du soleil (Mithra) ; dans le second (1131 hexamètres), il réfute point par point le mémoire présenté par Symmaque à Valentinien II en 384. L’ouvrage est de fin 402 commencement de 403.
2° Psychomachia (Combat de l’âme). Il s’agit du combat que se livrent dans l’âme les vertus chrétiennes et les vices païens. Deux à deux nous voyons lutter entre elles la Foi et l’Idolâtrie, la Pudeur et l’Impureté, la Patience et la Colère, l’Humilité et la Jactance, la Sobriété et la Luxure, la Miséricorde et l’Avarice, la Concorde et la Discorde ou Hérésie. Les vertus ont le dessus et on élève, en action de grâces, un temple à Jésus-Christ. Le poème qui compte 915 hexamètres et 68 vers d’introduction est, au point de vue esthétique et littéraire, un des plus faibles de Prudence ; mais il a inauguré toute cette littérature d’allégories personnifiées qu’a développée le moyen âge. Aussi l’a-t-on beaucoup goûté et copié.
3° Apotheosis. Encore un ouvrage de polémique, dirigé cette fois contre les hérétiques et les juifs. Après une profession de foi et une introduction, l’auteur réfute d’abord les patripassiens (vers 1-177), puis les sabelliens (178-320). Il se retourne, alors contre les juifs négateurs de la Trinité (321-550) ; prouve, contre les ébionites, la divinité de Jésus-Christ (551-781), et, contre les manichéens, la réalité de son humanité (952-1061). Les vers 782-951 forment une digression sur la nature de l’âme. Prudence a su triompher du caractère métaphysique et abstrait de son sujet en faisant une part à l’histoire. On ignore la date précise de cette composition : on a seulement supposé quelquefois que l’apparition en Espagne du priscillianisme sabellien avait pu y donner lieu.
4° Hamartigenia (ἁμαρτιγένεια, Origine du mal, 970 vers hexamètres). C’est une réfutation du marcionisme qui attribuait à un dieu inférieur l’origine du mal. L’auteur du mal n’est pas Dieu : c’est le démon, l’ange déchu qui a entraîné l’homme au péché, et Dieu a permis cette chute pour apprendre à l’homme à se gouverner soi-même. L’hamartigénie est peut-être littérairement le meilleur des ouvrages de Prudence.
5° Liber Cathemerinon. Recueil de douze hymnes pour les différentes heures du jour et pour différentes fêtes et circonstances de la vie. Trois (i, ii, vi) sont écrites dans le mètre ambrosien ; les autres dans un rythme approprié au sujet. Ces hymnes sont fort longues (80 à 220 vers) : la dernière seule (pour l’Épiphanie) a été utilisée dans la liturgie : on en a tiré les hymnes Quicumque Christum quaeritis (Transfiguration), O sola magnarum urbium (Epiphanie), Audit tyrannus anxius et Salvete, flores martyrum (Saints Innocents).
6° Péristéphanon (Sur les couronnes [des martyrs]). Recueil de quatorze hymnes consacrées à raconter la vie et la mort d’un certain nombre de martyrs espagnols ou autres, les saints Emeritus, Laurent, Vincent, Eulalie, Pierre et Paul, Cyprien, Hippolyte ; Agnès, etc. Les six dernières pièces ont été composées à Rome, vers 400 ou peu après. Prudence a puisé ses récits dans la tradition populaire. On lui a souvent reproché dans ces poèmes le réalisme des descriptions et le goût de l’horrible que trahissent ses peintures de supplices. Mais il faut se rappeler que l’auteur est un espagnol qui écrit pour des gens qui ont vu les jeux sanglants de l’amphithéâtre. Dans l’ensemble, le Péristéphanon est un ouvrage fort remarquable, un de ceux qui ont contribué le plus à la réputation de l’auteur.
7° Dittochaeon (Διττοχαἴον, double nourriture ou rafraîchissement). Recueil de quarante-neuf inscriptions de quatre vers chacune, destinées probablement à être mises au-dessous de peintures représentant des objets ou des faits de l’Ancien ou du Nouveau Testament. Ces pièces sont souvent médiocres : le génie de l’auteur s’y est trouvé évidemment trop à l’étroit.
Les détails que nous venons de donner montrent que Prudence était capable de traiter également les sujets lyriques, épiques et didactiques. C’était un poète de race, à l’imagination vive, au style chaud et coloré, connaissant à fond la technique du vers et ses appropriations aux différents genres, le meilleur poète sans contredit du ive siècle. Il a dû cette supériorité à la fusion en lui de la foi chrétienne et de la culture classique. La foi lui fournit une pensée pleine, ce dont manquaient généralement les poètes païens de l’époque : la culture classique lui fournit une langue souple et nombreuse, ce dont manquaient souvent les poètes chrétiens. Non pas que ses compositions soient sans défaut : on peut lui reprocher de l’emphase, des longueurs, parfois du mauvais goût ; son style présente des néologismes et d’autres signes de la décadence littéraire. Mais ce sont là, en somme, des taches qui ne nuisent que peu à l’ensemble de son œuvre, et qui ne sauraient en faire oublier le mérite.
En face des deux Espagnols, Juvencus et Prudence, l’Italie ne présente à cette époque que des poètes bien inférieurs. La femme de C. Celsinus Adelphius, préfet de Rome en 351, Proba, entreprit, vers 360, de mettre toute la Bible en centons virgiliens : elle ne réussit qu’à produire une œuvre obscure et équivoque, très incomplète. Le pape Damase (366-384) a écrit, pour les catacombes ou les monuments qu’il a fait construire ou restaurer, des inscriptions métriques dont il reste une soixantaine. Elles ont une certaine gravité qui convient bien à leur destination, mais sont très pauvres au point de vue poétique. Il a laissé aussi deux petits poèmes sur David et sur saint Paul. Le meilleur des poètes italiens de cette période est sans doute le prêtre Caelius Sedulius qui, sous le titre de Pascale carmen (Chant pascal), composa, vers 430, un ouvrage en cinq livres sur les miracles de Notre Seigneur. Il ne parle que des miracles et ne serre pas de près, comme Juvencus, le texte évangélique ; mais son style a de la vie et sa pensée est originale. On a de lui encore une sorte de paraphrase en prose du Pascale carmen, et deux hymnes dont la seconde est entrée en partie dans la liturgie et a fourni les hymnes A solis ortus cardine (Noël) et Crudelis Herodus Deum (Épiphanie).
Plus riche fut la veine gauloise. Sans doute Ausone (né à Bordeaux vers 300, mort vers 395) peut à peine être compté parmi les poètes chrétiens. Son christianisme était peu profond, et il y avait dans son talent même plus de virtuosité que de force réelle. Il reste de lui cependant quelques pièces (Prière pascale, Prière du matin, etc.) où sa foi s’exprime d’une façon non équivoque.
Mais Ausone eut un disciple plus chrétien que lui, Pontius Meropius Anicius Paulinus. Paulin est né à Bordeaux ou près de Bordeaux, probablement en 353, d’une famille distinguée et extraordinairement riche. Après avoir été l’élève d’Ausone qui resta son ami, il devint précepteur à la cour impériale et gouverneur de la Campanie ; puis, après son mariage avec une espagnole, Thérasia, se retira sur ses terres pour y jouir honnêtement de sa fortune. C’est là que la grâce le saisit pour l’entraîner plus haut. En 389-390 il reçoit le baptême, donne aux pauvres une partie de ses biens, se retire d’abord à Barcelone où il est ordonné prêtre vers 394 et, en 395, se rend à Nole, en Campanie, où il s’établit auprès du tombeau de saint Félix, pour y mener, avec sa femme, une existence pauvre et consacrée à l’ascétisme. En 409, l’évêque de Nole étant mort, Paulin lui succède, et le reste de sa vie s’écoule dans les labeurs d’un ministère qui embrasse les besoins à la fois matériels et spirituels de son troupeau et le soulagement de toutes les misères. Il mourut le 22 juin 431.
Paulin a été en relation avec les hommes les plus remarquables de son temps, saint Ambroise, saint Augustin, saint Jérôme, et a joui de l’universelle considération que lui méritaient ses vertus. Il était d’ailleurs d’un caractère doux, bienveillant, naturellement sympathique. Comme poète, il est bien inférieur à Prudence en originalité, en puissance, en richesse verbale, en coloris surtout ; mais il lui est supérieur par le goût, le tact, la mesure et la simplicité de l’expression. Paulin est un classique. Son vers est facile, harmonieux, coulant de source, trop facile même, car il arrive parfois qu’il n’a rien de poétique et n’est plus que de la prose mesurée. C’est l’œuvre d’un honnête homme qui ne se pique pas de grand art. Et de fait, Paulin n’est pas un grand poète, mais c’est un poète qui se fait lire volontiers, grâce à ses images reposantes et douces.
Si l’on néglige quelques pièces ou fragments antérieurs à son baptême, Paulin a composé, avant de s’établir à Nole en 395, les poèmes vi (édit. Hartel) sur saint Jean Baptiste, les poèmes vii, viii et ix, paraphrases des psaumes 1, 2 et 136, et les deux lettres à Ausone dans lesquelles il justifie sa résolution de quitter le monde, une des plus belles parties de ce qu’il a écrit.
Au séjour à Nole (395-431) appartiennent d’abord les quatorze poèmes sur saint Félix (sauf le poème xii composé en Espagne), dans lesquels il célèbre les vertus du saint, raconte quelques-uns de ses miracles et décrit sa basilique et les pèlerinages à son tombeau ; puis deux lettres, l’une Ad Antonium (carm. xxxii) dirigée contre le paganisme (vers 395), l’autre Ad Jovium (carm. xxii) sur la Providence. Viennent ensuite le poème d’adieu (carm. xvii) à Niceta de Remesiana (398), l’épithalame (carm. xxv) pour les noces de celui qui devint plus tard Julien d’Eclane (403), et le carmen xxxi, De obitu Celsi, pièce de consolation adressée à des parents pour la mort de leur fils.
Saint Paulin a laissé aussi des inscriptions métriques. Sulpice Sévère lui en ayant demandé pour les constructions qu’il avait fait élever à Primuliacum en l’honneur de saint Martin, Paulin lui envoya, avec sa lettre xxxii, la copie de celles qu’il avait fait mettre à Nole et le texte de celles qu’il avait composées pour Primuliacum. Elles ont beaucoup de rapport avec celles de Damase. Une série d’autres inscriptions destinées à expliquer des peintures murales, Obitus Baebiani diverso modo et metro dictus, n’est pas d’une authenticité certaine.
Quant aux œuvres en prose de saint Paulin, elles ne valent pas, dans l’ensemble, ses productions en vers. Son panégyrique de Théodose (fin de 394) est perdu, mais on a un sermon sur la bienfaisance (De gazophylacio) qui a été mis parmi ses lettres (Ep. xxxiv). Ses lettres elles-mêmes, au nombre de cinquante et une, se ressentent un peu de l’enflure et de l’abondance stérile qui caractérisaient alors la rhétorique gauloise. Cependant, elles sont pleines de sentiments élevés et délicats, et instructives pour la connaissance de l’histoire et des mœurs du temps.
Parmi les correspondants de saint Paulin, il faut compter le rhéteur gaulois Severus Sanctus Endelechius, à qui l’on doit un petit poème en forme de bucolique Sur la vertu du signe de la Croix. — A un autre Gaulois, Cyprien le Gaulois, on attribue une mise en vers de tous les livres historiques de l’Ancien Testament, dont on ne possède un peu complètement que la première moitié. La composition en est monotone, le vocabulaire pauvre, et les vers eux-mêmes sont souvent incorrects : l’œuvre se fixe assez bien entre 408 et 430. — Meilleurs et plus vivants sont deux petits poèmes, De Sodoma et De Jona, qui racontent, le premier le châtiment de Sodome, le second la délivrance de Ninive, et qu’on a attribués ou à Cyprien ou mieux à un de ses contemporains. L’auteur a de l’imagination et du coloris, un sentiment vrai de la nature. — Un peu plus tard (vers 430), un évêque d’Auch, Orientius (saint Orens), écrivait en vers un Commonitorium moral en deux livres, d’un style sans art mais plein de chaleur. Quelques autres pièces qui lui sont attribuées sont d’une authenticité douteuse. — Enfin on a, sous le nom d’un certain Paulin (de Béziers ? vers 400-410) une satire des mœurs de l’époque ; et, sous le nom de Claudius Marius Victor orator massiliensis, un poème intitulé Alethia (Ἀλήϑεια), en trois livres, qui raconte les événements accomplis depuis la création du monde jusqu’à la ruine de Sodoma et de Gomorrhe. L’ouvrage témoigne de beaucoup de talent et de goût. Il en faut sans doute identifier l’auteur avec le Victorius rhetor massiliensis dont parle Gennadius (Vir. ill., 60), et qui mourut après l’an 425.