Départ de Luther – La journée de Worms – Luther à Cranach – Luther à Charles-Quint – Luther chez l’abbé de Hirschfeld – Le curé d’Isenac – Plusieurs princes quittent la Diète – Charles signe la condamnation de Luther – L’édit de Worms – Luther chez ses parents – Luther attaqué et enlevé – Les voies de Dieu – La Wartbourg – Luther captif
Ainsi Luther avait échappé à ces murs de Worms qui semblaient devoir être son tombeau. Tout son cœur rendait gloire à Dieu. « Le diable lui-même, dit-il, gardait la citadelle du pape ; mais Christ y a fait une large brèche, et Satan a dû confesser que le Seigneur est plus puissant que luia. »
a – « Aber Christus machtein Loch derein. » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 589.)
« Le jour de la Diète de Worms, dit le pieux Mathésius, disciple et ami de Luther, est un des jours les plus grands et les plus glorieux accordés à la terre avant la fin du mondeb. » Le combat qui s’était livré à Worms retentit au loin, et au bruit qui en vint dans toute la chrétienté, depuis les régions du Nord jusqu’aux montagnes de la Suisse et aux cités de l’Angleterre, de la France et de l’Italie, plusieurs saisirent avec ardeur les armes puissantes de la Parole de Dieu.
b – « Diss ist der herrlichen grossen Tag einervorm Ende der Welt. » (p. 28.)
Luther, arrivé à Francfort le samedi soir 27 avril, profita le lendemain d’un moment de liberté, le premier qu’il eût eu depuis longtemps, pour écrire un billet plein de familiarité à la fois et d’énergie à son ami le célèbre peintre Lucas Cranach à Wittemberg. « Votre serviteur, cher compère Lucas, lui dit-il. Je croyais que Sa Majesté assemblerait à Worms une cinquantaine de docteurs pour convaincre droitement le moine. Mais pas du tout — Ces livres sont-ils de toi ? — Oui — Veux-tu les rétracter ? — Non — Eh bien, va-t’en ! — Voilà quelle a été toute l’histoire. O Allemands aveugles !… comme nous agissons en enfants et nous nous laissons jouer et duper par Rome !… Il faut que les juifs chantent une fois Yo ! Yo ! Yo ! Mais Pâques viendra aussi pour nous ; et alors nous chanterons : Alleluiahc !… Il faut se taire et souffrir pour un peu de temps. Dans peu de temps vous ne me verrez plus, et un peu de temps après vous me reverrez, dit Jésus-Christ (Jean 16.16) — J’espère qu’il en sera de même pour moi. Adieu. Je vous recommande tous ensemble à l’Éternel. Qu’il garde en Christ votre entendement et votre foi contre les attaques des loups et des dragons de Rome. Amen. »
c – « Es müssen die Juden einmal siehen : Io, Io, Io ! » (Luth. p., I, p.589.) Ces cris de joie des Juifs au temps du crucifiement représentent les chants de triomphe des partisans de la papauté à l’occasion de la catastrophe qui va fondre sur Luther ; mais le réformateur découvre dans l’avenir les alleluiah de la délivrance.
Après avoir écrit cette lettre un peu énigmatique, Luther, comme le temps pressait, partit aussitôt pour Friedberg, qui est à six lieues de Francfort. Le lendemain Luther se recueillit de nouveau. Il désirait écrire encore une fois à Charles-Quint, ne voulant pas qu’on le confondît avec de coupables rebelles. Il exposa avec clarté, dans sa lettre à l’Empereur, quelle est l’obéissance due aux rois, quelle est celle qui est due à Dieu, et quelle est la limite où l’une doit s’arrêter pour faire place à l’autre. On se rappelle involontairement, en lisant Luther, cette parole du plus grand autocrate des temps modernes : « Ma domination finit où celle de la conscience commenced. »
d – Napoléon à la députation protestante après son accession à l’Empire.
« Dieu, qui est le scrutateur des cœurs, m’est témoin, dit Luther, que je suis prêt à obéir avec empressement à Votre Majesté, soit dans la gloire, soit dans l’opprobre, soit par la vie, soit par la mort, et en n’exceptant absolument rien que la Parole de Dieu, par laquelle l’homme a la vie. Dans toutes les affaires du temps présent, ma fidélité sera immuable, car ici perdre ou gagner sont choses indifférentes au salut. Mais Dieu ne veut pas, quand il s’agit des biens éternels, que l’homme se soumette à l’homme. La soumission dans le monde spirituel est un culte véritable, et qui ne doit être rendu qu’au Créateure. »
e – « Nam ea fides et submissio proprie est vera illa latria et adoratio Dei… » (Luth. Ep., I, p. 302 )
Luther écrivit aussi, mais en allemand, une lettre adressée aux états de l’Empire. Elle était à peu près du même contenu que celle qu’il venait d’écrire à l’Empereur. Il y rapportait tout ce qui s’était passé à Worms. Cette lettre fut copiée plusieurs fois et répandue dans toute l’Allemagne ; partout, dit Cochleus, elle excita l’indignation des peuples contre l’Empereur et contre le haut clergéf.
f – « Per chalcographos multiplicata et in populos dispersa est ea epistola.… Cæsari autem et clericis odium populare, etc. » (Cochlœus, p. 38.)
Le lendemain de bonne heure, Luther écrivit un billet à Spalatin, en mettant sous son couvert les deux lettres de la veille ; il renvoya à Worms le héraut Sturm, gagné à la cause de l’Évangile ; il embrassa cet homme, et partit en hâte pour Grunberg.
Le mardi, il était encore à deux lieues de Hirschfeld, lorsqu’il rencontra le chancelier du prince-abbé de cette ville, qui venait le recevoir. Bientôt parut une troupe de cavaliers ayant l’abbé à leur tête. Celui-ci sauta à bas de son cheval ; Luther descendit de son char. Le prince et le réformateur s’embrassèrent ; puis ils entrèrent dans Hirschfeld. Le sénat les reçut aux portes de la villeg. Les princes de l’Église couraient à la rencontre d’un moine maudit par le pape, et les notables du peuple baissaient la tête devant un homme mis au ban par l’Empereur.
g – « Senatus intra portas nos excepit. » (Luth. Ep., I, p. 6.)
« A cinq heures du matin, nous serons à l’église, » dit le prince en se levant le soir de la table à laquelle il avait invité le réformateur. Il voulut qu’il couchât dans son propre lit. Le lendemain, Luther prêcha, et le prince-abbé l’accompagna avec sa suite.
Le soir, Luther arriva à Isenac, le lieu de son enfance. Tous ses amis de cette ville l’entourèrent et le supplièrent de prêcher ; le lendemain ils le conduisirent à l’église. Alors parut le curé du lieu, accompagné d’un notaire et de témoins : il s’avançait tout tremblant, partagé entre la crainte de perdre sa place et celle de s’opposer à l’homme puissant qu’il avait devant lui. « Je proteste contre la liberté que vous allez prendre, » dit enfin le prêtre d’un ton embarrassé. Luther monta dans la chaire ; et bientôt cette voix qui vingt-trois ans auparavant chantait dans les rues de cette ville pour obtenir du pain fit retentir sous les voûtes de cette antique église ces accents qui commençaient à agiter le monde. Après le sermon, le curé, confus, se glissa vers Luther. Le notaire avait rédigé l’acte, les témoins l’avaient signé, tout était en règle pour mettre en sûreté la place du prêtre. « Pardonnez-moi, dit-il humblement au docteur, je l’ai fait par crainte des tyrans qui oppriment l’Égliseh. »
h – « Humiliter tamen excusante… ob metum tyrannorum suorum. » (Luth. Ep., II, p. 6.)
Il y avait en effet de quoi les craindre. Les choses avaient changé d’aspect à Worms ; Aléandre paraissait seul y régner. « L’exil est le seul avenir de Luther, écrivit Frédéric à son frère le duc Jean. Rien ne saurait le sauver. Si Dieu permet que je retourne auprès de vous, j’aurai des choses incroyables à vous raconter. Ce ne sont pas seulement Anne et Caïphe, mais aussi Pilate et Hérode, qui se sont unis contre lui. » Frédéric se souciait peu de demeurer plus longtemps à Worms ; il partit. L’Électeur palatin fit de même. L’Électeur-archevêque de Cologne quitta aussi la Diète. Des princes d’un rang moins élevé les imitèrent. Jugeant impossible de détourner le coup qui allait être frappé, ils préféraient, peut-être à tort, abandonner la place. Les Espagnols, les Italiens et les plus ultramontains des princes allemands demeurèrent seuls.
Le champ était libre ; Aléandre triomphait. Il présenta à Charles un projet d’édit destiné par lui à servir de modèle à celui que la Diète devait rendre contre le moine. Le travail du nonce plut à l’Empereur irrité. Il réunit dans sa chambre les restes de la Diète, et y fit lire l’édit d’Aléandre ; tous ceux qui étaient présents, assure Pallavicini, l’acceptèrent.
Le lendemain, jour d’une grande fête, l’Empereur était dans le temple, entouré des seigneurs de sa cour. La solennité religieuse était finie ; une multitude de peuple remplissait le sanctuaire, lorsque Aléandre, revêtu de tous les insignes de sa dignité, s’approcha de Charles-Quinti. Il tenait en main deux exemplaires de l’édit contre Luther, l’un en latin, l’autre en allemand, et, s’humiliant devant la Majesté Impériale, il supplia Charles d’y apposer sa signature et le sceau de l’Empire. C’était au moment où le sacrifice venait d’être offert, où l’encens remplissait le temple, où les chants retentissaient encore sous les voûtes, et comme en présence de la Divinité, que la perte de l’ennemi de Rome devait être signée. L’Empereur, prenant l’air le plus gracieuxj, saisit la plume et signa. Aléandre sortit triomphant, livra aussitôt le décret à la presse, et l’envoya dans toute la chrétienték. Ce fruit des labeurs de Rome avait coûté quelque peine à la papauté ! Pallavicini lui-même nous apprend que cet édit, quoique daté du 8 mai, fut signé plus tard ; mais on l’antidata pour donner à croire qu’il était d’une époque où tous les membres de la Diète se trouvaient encore assemblés.
i – « Cum Cæsar in templo adesset… processif illi obviam Aleander. (Pallavicini, I, p, 122.)
j – « Festivissimo vultu. » (Pallavicini, I, p. 122.)
k – « Et undique pervulgata. » (Ibid.)
« Nous Charles Cinquième, disait l’Empereur (puis venaient ses titres), à tous les Électeurs, Princes, Prélats et autres à qui il appartient.
Le Tout-Puissant nous ayant confié, pour défendre sa sainte foi, plus de royaumes et de puissance qu’il n’en a jamais donné à aucun de nos prédécesseurs, nous prétendons employer toutes nos forces à empêcher que quelque hérésie ne vienne souiller notre saint Empire.
Le moine augustin Martin Luther, bien qu’exhorté par nous, s’est jeté comme un furieux sur la sainte Église, et a prétendu l’étouffer par des livres pleins de blasphèmes. Il a souillé d’une manière honteuse l’indestructible loi du saint mariage ; il s’est efforcé d’exciter les laïques à laver leurs mains dans le sang des prêtresl, et, renversant toute obéissance, il n’a cessé d’exciter à la révolte, à la division, à la guerre, au meurtre, au vol, à l’incendie, et de travailler à ruiner complètement la foi des chrétiens… En un mot, et pour passer sous silence tant d’autres malices, cet être, qui n’est pas un homme, mais Satan lui-même sous la forme d’un homme et recouvert du capuchon d’un moinem, a réuni en un bourbier puant toutes les hérésies les plus coupables des temps passés, et en a ajouté encore lui-même de nouvelles…
l – « Ihre Hande in der Priester Blutzu waschen. » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 598.)
m – « Nicht ein Mensch, sondern als der bœse Feindin Gestalt eines Menschen mit angenommener Mœnchskütten… » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 598.)
Nous avons donc renvoyé de devant notre face ce Luther, que tous les hommes pieux et sensés tiennent pour un fou ou pour un homme possédé du diable, et entendons qu’après l’expiration de son sauf-conduit on ait aussitôt recours à des moyens efficaces pour arrêter sa rage furieuse.
C’est pourquoi, sous peine d’encourir les châtiments dus aux crimes de lèse-majesté, nous vous défendons de loger ledit Luther dès que le terme fatal sera expiré, de le cacher, le nourrir, l’abreuver, et lui prêter par parole ou par œuvre, publiquement ou secrètement, aucune espèce de secours. Nous vous enjoignons de plus de le saisir ou faire saisir partout où vous le trouverez, de nous l’amener sans aucun délai, ou de le retenir en toute sûreté, jusqu’à ce que vous ayez appris de nous comment vous devez agir à son égard, et que vous ayez reçu les rétributions dues à vos peines pour une œuvre si sainte.
Quant à ses adhérents, vous les saisirez, vous les terrasserez, et vous confisquerez leurs biens.
Quant à ses écrits, si la meilleure nourriture elle-même devient l’horreur de tous les hommes dès qu’il s’y mêle une goutte de poison, combien plus de tels livres, dans lesquels se trouve pour l’âme un venin mortel, doivent-ils être, non seulement rejetés, mais encore anéantis ! Vous les brûlerez donc, ou les détruirez entièrement de quelque autre manière.
Quant aux auteurs, poètes, imprimeurs, peintres, vendeurs ou acheteurs de placards, écrits ou peintures contre le pape ou l’Église, vous les saisirez de corps et de biens, et les traiterez selon votre bon plaisir.
Et si quelqu’un, quelle que soit sa dignité, osait agir en contradiction avec le décret de Notre Majesté Impériale, nous ordonnons qu’il soit mis au ban de l’Empire.
Que chacun se comporte d’après ceci. »
Tel était l’édit signé dans la cathédrale de Worms. C’était plus qu’une bulle de Rome, qui, bien que publiée en Italie, pouvait ne pas être exécutée en Allemagne. L’Empereur lui-même avait parlé, et la Diète avait ratifié ce décret. Tous les partisans de Rome poussèrent un cri de triomphe. « C’est la fin de la tragédie ! » s’écrièrent-ils. — « Pour moi, dit un Espagnol de la cour de Charles, Alphonse Valdez, je me persuade que ce n’est pas la fin, mais le commencementn. » Valdez comprenait que le mouvement était dans l’Église, dans le peuple, dans le siècle, et que, Luther tombât-il, sa cause ne tomberait pas avec lui. Mais personne ne se dissimulait le danger imminent, inévitable, où se trouvait le réformateur lui-même ; et la grande foule des superstitieux se sentait saisie d’horreur à la pensée de ce Satan incarné, recouvert du froc d’un moine, que l’Empereur signalait à la nation.
n – « Non finem, sed initium. » (P. Martyris Epp., p. 412.)
L’homme contre lequel les puissants de la terre forgeaient ainsi leurs foudres était sorti de l’église d’Isenac, et se préparait à se séparer de quelques-uns de ses amis les plus chers. Il ne voulait pas suivre le chemin de Gotha et d’Erfurt, mais se rendre dans le village de Mora, d’où son père était originaire, pour y voir encore une fois sa grand’mère, qui mourut quatre mois après, et visiter son oncle Henri Luther et d’autres parents. Schurff, Jonas et Suaven partirent pour Wittemberg ; Luther monta en char avec Amsdorff, qui restait auprès de lui, et entra dans les forêts de la Thuringeo.
o – « Ad carnem meam trans sylvam profectus. » (Luth. Ep., II, p. 7.)
Il arriva le même soir au village de ses pères. La pauvre vieille paysanne serra dans ses bras ce petit-fils qui venait de tenir tête à l’Empereur Charles et au pape Léon. Luther passa le lendemain avec sa famille ; heureux, après le tumulte de Worms, de cette douce tranquillité. Le surlendemain il se remit en route, accompagné d’Amsdorff et de son frère Jacques. C’était dans ces lieux solitaires que le sort du réformateur allait se décider. Ils longeaient les bois de la Thuringe, suivant le chemin de Waltershausen. Comme le char roulait dans un chemin creux, près de l’église abandonnée de Glisbach, à quelque distance du château d’Altenstein, un bruit soudain se fait entendre, et à l’instant cinq cavaliers masqués et armés de pied en cap fondent sur les voyageurs. Le frère Jacques, dès qu’il aperçoit les assaillants, saute du char, et se sauve à toutes jambes, sans prononcer une parole. Le voiturier veut se défendre. « Arrête ! » lui crie d’une voix terrible l’un des inconnus, qui se jette sur lui et le renverse par terrep. Un second homme masqué saisit Amsdorff et le tient éloigné. Pendant ce temps, les trois autres cavaliers s’emparent de Luther, en gardant le plus profond silence. Ils l’arrachent avec violence du char, lui jettent sur les épaules un manteau de chevalier, et le placent sur un cheval qu’ils tiennent en laisse. Alors les deux autres inconnus abandonnent Amsdorff et le voiturier ; tous cinq sautent en selle ; le chapeau de l’un d’eux tombe, mais ils ne s’arrêtent pas même pour le relever ; et en un clin d’œil ils ont disparu avec leur prisonnier dans la sombre forêt. Ils prennent d’abord la route de Broderode ; mais bientôt ils reviennent sur leurs pas par un autre chemin ; et sans sortir du bois, ils y font en tous sens des tours et des détours, pour tromper ceux qui pourraient être à leur piste.
p – « Dejectoque in solum auriga et verberato. » (Pallavicini, I, p. 122.)
Luther, peu accoutumé à aller à cheval, fut bientôt accablé de fatigueq. On lui permit de descendre quelques instants ; il se reposa près d’un hêtre, et but de l’eau fraîche d’une source, que l’on nomme encore la source de Luther. Son frère Jacques, fuyant toujours, arriva le soir à Waltershausen. Le voiturier, tout effrayé, était sauté sur son char, où était remonté Amsdorff, et avait frappé ses chevaux, qui, s’éloignant rapidement de ces lieux, conduisirent l’ami de Luther jusqu’à Wittemberg. A Waltershausen, à Wittemberg, dans les campagnes, les villages, les villes intermédiaires, partout sur la route, on apprenait l’enlèvement du docteur ; cette nouvelle, qui réjouissait quelques-uns, frappait la plupart des autres d’étonnement et d’indignation. Bientôt un cri de douleur retentit dans toute l’Allemagne : « Luther est tombé dans les mains de ses ennemis ! » Après le violent combat que Luther avait dû soutenir, Dieu voulait le conduire dans un lieu de repos et de paix. Après l’avoir placé sur le théâtre éclatant de Worms, où toutes les puissances de l’âme du réformateur avaient été si fort exaltées, il lui donnait la retraite obscure et humiliante d’une prison. Il tire de l’obscurité la plus profonde les débiles instruments par lesquels il se propose d’accomplir de grandes choses ; et puis, quand il les a laissés briller pour un temps d’un grand éclat sur une scène illustre, il les renvoie dans la plus profonde obscurité. La Réformation devait s’accomplir autrement que par des luttes violentes ou de pompeuses comparutions. Ce n’est pas ainsi que le levain pénètre dans la masse du peuple ; il faut à l’Esprit de Dieu des chemins plus tranquilles. L’homme que poursuivaient toujours impitoyablement les champions de Rome devait disparaître pendant quelque temps du monde. Il fallait que cette grande individualité s’éclipsât, pour que la révolution qui allait s’accomplir ne portât pas l’empreinte d’un individu. Il fallait que l’homme s’en allât, pour que Dieu demeurât seul, se mouvant par son Esprit sur l’abîme, où déjà s’engloutissaient les ténèbres du moyen âge, et disant : Que la lumière soit ! afin que la lumière fût.
q – « Longo itinere, novus eques fessus. » (Luth. Ep., II, p. 3.)
La nuit étant enfin venue, et personne ne pouvant plus suivre les traces des gardiens de Luther, ceux-ci prirent une route nouvelle. Il était près de onze heures avant minuit, lorsqu’ils arrivèrent au pied d’une montagner. Les chevaux la gravirent lentement. Sur la hauteur se trouvait une vieille forteresse, entourée de tous les côtés, sauf celui par lequel on y arrivait, des bois noirs qui recouvrent les montagnes de la Thuringe.
r – « Hora ferme undecima ad mansionem noctis perveni in tenebris. » (Luth. Ep., II, p. 3.)
C’est dans ce château élevé et isolé, nommé la Wartbourg, où se cachaient jadis les anciens landgraves, que l’on conduit Luther. Les verrous se tirent, les barres de fer tombent, les portes s’ouvrent ; le réformateur franchit le seuil ; les battants se referment sur lui. Il descend de cheval dans une cour. L’un des cavaliers, Burkard de Hund, seigneur d’Altenstein, se retire ; un autre, Jean de Berlepsch, prévôt de la Wartbourg, conduit le docteur dans la chambre qui doit être sa prison, et où se trouvent déposés un vêtement de chevalier et une épée. Les trois autres cavaliers, qui dépendent du prévôt, lui enlèvent ses habits ecclésiastiques, et le revêtent du costume équestre qu’on lui a préparé, en lui enjoignant de laisser croître sa barbe et sa chevelure, afin que nul dans le château même ne puisse savoir qui il ests. Les gens de la Wartbourg ne doivent connaître le prisonnier que sous le nom du chevalier George. Luther, sous le vêtement qu’on lui impose, à peine à se reconnaître lui-mêmet. Enfin on le laisse seul, et son esprit peut se porter tour à tour sur les choses étonnantes qui viennent de se passer à Worms, sur l’avenir incertain qui l’attend, et sur son nouveau et étrange séjour. Des étroites fenêtres de son donjon il découvre les sombres, solitaires et immenses forêts qui l’environnent. C’est là, dit le biographe et l’ami de Luther, Mathesius, que le docteur demeura, comme saint Paul dans sa prison de Rome. »
s – « Exutus vestibus meis et equestribus indutus, comam et barbam nutriens… » (Luth. Ep., II, p. 7.)
t – « Cum ipse me jam dudum non noverim. » (Ibid.)
Frédéric de Thun, Philippe Feilitsch et Spalatin n’avaient pas caché à Luther, dans un entretien intime qu’ils avaient eu avec lui à Worms d’après les ordres de l’Électeur, que sa liberté devait être sacrifiée à la colère de Charles et du papeu. Cependant cet enlèvement fut entouré de tant de mystère, que Frédéric lui-même ignora longtemps le lieu où Luther était renfermé. Le deuil des amis de la Réformation se prolongea. Le printemps s’écoula, un été, un automne, un hiver lui succédèrent ; le soleil accomplit sa course annuelle, et les murs de la Wartbourg renfermaient encore leur prisonnier. La vérité a été frappée d’interdit par la Diète ; son défenseur, renfermé dans les murs d’un château fort, a disparu de la scène du monde, sans que personne sache ce qu’il est devenu. Aléandre triomphe ; la Réformation semble perdue… Mais Dieu règne, et le coup qui paraissait devoir anéantir la cause de l’Évangile ne servira qu’à sauver son courageux ministre et à étendre au loin la lumière de la foi.
u – Seckend., p. 365.
Laissons Luther captif en Allemagne, sur les hauteurs de la Wartbourg, et voyons ce que Dieu faisait alors dans d’autres pays de la chrétienté.