Dans notre examen des facultés morales laissées à l’homme dans l’état de péché, nous avons été conduits à ce résultat, qu’en réduisant autant qu’il est possible la part de la liberté dans l’activité humaine, nous atteignions une limite extrême qu’il ne nous était pas possible de franchir, un point d’arrêt qu’il ne nous était pas permis de supprimer sans porter atteinte au caractère moral de la restauration qui doit s’accomplir, et sans la transformer en un fait purement physique.
C’est précisément à ce point que nous nous rattachons en commençant cette troisième partie, où nous aurons à traiter de la tâche morale de l’homme dans son état actuel. Or nous avons constaté qu’une seule œuvre lui reste possible ; il a perdu la faculté de faire le bien, celle de le vouloir efficacement ; il ne lui reste plus que celle de ne pas le repousser, et par conséquent de l’accepter, pour autant qu’il s’offrira à lui. L’homme déchu n’est donc, dans l’œuvre de sa restauration, ni absolument actif, ni absolument passif : il est réceptif, la réceptivité impliquant tout ensemble la passivité et l’activité, la passivité qui reçoit, l’activité qui veut recevoir.
Or ces deux notions de recevoir et de vouloir recevoir sont renfermées dans le terme français « accepter » et dans le terme grec λαμβάνειν. Comment désignons-nous l’acte ou l’œuvre qui consiste dans cette acceptation du bien ou de la grâce divine, l’acte réceptif par excellence ? C’est, nous l’avons dit déjà, la foi.
Il résulte donc des principes établis dans notre deuxième partie que la foi, telle que nous venons de la définir, est la seule œuvre accessible aux efforts de l’homme dans son état de nature ; qu’elle est par conséquent l’œuvre fondamentale, génératrice de toutes les œuvres, l’unité principielle de la vie spirituelle qui doit naître et se développer dans l’homme nouveau, moyennant le concours puissant de la grâce divine.
Mais, comme la foi a une valeur générale et universelle, et une valeur spéciale au christianisme, nous traiterons dans un premier chapitre de la foi générale, et dans un second de la foi spéciale ou de la foi chrétienne, en indiquant leurs rapports mutuels.
La distinction que nous venons de faire a été statuée déjà dans l’ancienne dogmatique protestante : la foi y était considérée tour à tour comme fides generalis et fides specialis. L’Apologie de la Confession d’Augsbourg entend par la première celle qui croit en général qu’il y a un Dieu, un jugement, etc., et par la seconde celle de l’homme qui croit que ses péchés lui sont pardonnés. Mais les dogmaticiens subséquents, en définissant la première comme une adhésion à la vérité chrétienne en général, tendirent à transformer cette opposition en celle de foi intellectuelle et de foi vivante, l’une et l’autre pouvant avoir le même objet : la vérité de la religion chrétienne, en présence de laquelle la foi générale se comportait comme une persuasion générale. Nous affirmons bien plutôt qu’il y a une foi vivante et salutaire dans le domaine général, tout comme il y a une foi servile et morte dans le domaine spirituel et chrétien.
Quant à l’objet de la foi, l’Eglise catholique enseigna que c’étaient les dogmes ecclésiastiques. La doctrine de l’Eglise était substituée à la révélation comme objet de la foi. Mais, comme on ne peut attendre du commun peuple une connaissance exacte de la doctrine chrétienne, formulée dans les canons ecclésiastiques, la fides implicita ou informis, qui admet, même sans le comprendre, tout ce que l’Eglise enseigne, fut tenue pour suffisante pour le salut.
Toutefois, ce moyen de salut paraissant prêter aux abus, on donna pour appoint à la foi implicite les œuvres extérieures, qui devaient lui servir de contrôle. De là les observances légales et les pénitences ecclésiastiques. On en vint ensuite à attribuer à ces actes une valeur méritoire et à statuer qu’on pouvait sur cette voie dépasser l’obligation légale (doctrine des conseils évangéliques) ; on tomba ainsi, à la suite du judaïsme dégénéré, dans l’opus operatum. Cet opus operatum finit même par être transmissible d’un individu à l’autre par l’intermédiaire de l’Eglise qui en avait le dépôt. De là le trafic des indulgences.
La formule célèbre de la mystique du moyen-âge : fides præcedit intellectum, tout en étant une protestation contre les corruptions intellectualistes de la foi, ne se dégageait pas des erreurs que nous venons de mentionner, en ce que la foi dont il s’agissait, était encore la foi à l’autorité de l’Eglise, la foi implicite.
A toutes ces erreurs, la Réformation opposa le grand principe de la justification par la foi seule.
L’ancienne dogmatique protestante comprenait dans la notion de foi la notitia, l’assensus et la fiducia : la connaissance du fait, l’assentiment donné à ce fait et la confiance dans l’efficacité du fait. Le premier élément tenait plutôt de l’intelligence, le second du sentiment et le troisième de la volonté, mais d’une volonté qui ne s’actualise pas encore dans une prise de possession du fait. L’unité essentielle de l’acte de la foi ne ressort pas de cette juxtaposition machinaled.
Il est vrai que la confiance, comme d’ailleurs déjà l’assensus, sont des actes de volonté, ou que, du moins, ils renferment la volonté ; mais réduire l’élément volitif de la foi à ces actes est également défectueux ; car, dans le premier cas, l’objet de la foi serait conçu seulement comme un fait à croire ; dans le second, comme un bien à acquérir ; mais il est aussi une loi qui est en même temps une force.
d – Cette lacune est en partie comblée par la définition suivante de la Confession d’Augsbourg : Fides est von tantum notitia in intellectu, sed etiam fiducia in voluntate. Hoc est : est relle et accipere quod in promissions offertur, videlicet reconciliationem et remissionem peccatorum.
La notion claire du rapport de la foi et des œuvres ne tarda pas à se troubler après la Réformation, et la théologie protestante déclina de plus en plus vers l’intellectualisme et le doctrinarisme. Flaccius alla jusqu’à dire que les bonnes œuvres sont nuisibles au salut. On ne sut guère réagir contre cet intellectualisme qu’en juxtaposant d’une façon machinale les œuvres à la foi et en opposant le pélagianisme à l’antinomisme. Bien que réalisé dans la vie, surtout aux époques de grands réveils dans l’Eglise, le lien qui unit la foi aux œuvres ne fut pas clairement défini dans la science, et les temps de réveil furent promptement suivis de périodes de décadence où l’on oscilla de l’intellectualisme ou du doctrinarisme au légalisme. Les descendants du Réveil du commencement du siècle n’ont pas échappé à la première de ces aberrations, comme Vinet le leur reprochait déjà, quand il se plaignait de voir ce mouvement tomber dans le dogmatisme et cherchait à réagir contre cette tendance exclusive en appelant la foi elle-même une œuvre, ce qui lui fut d’ailleurs amèrement reproché.