Si Jésus-Christ n’était point véritablement le Messie et le Fils de Dieu, et s’il se vantait à faux de faire des miracles, ses disciples ont dû le regarder comme un imposteur, désabusés d’ailleurs par sa mort, et ne voyant point l’exécution de ses promesses. Et s’ils l’ont regardé comme un imposteur, il n’y a guère d’apparence qu’ils aient conçu le dessein d’en faire un modèle de vertu et de perfection qu’ils devaient proposer en exemple à tous les hommes.
Mais supposons qu’ils aient eu ce dessein ; il est vraisemblable que n’ayant ni tant de lumière, ni tant d’éloquence que les auteurs du siècle, ils n’auraient pas mieux réussi à faire à plaisir un portrait de leur maître, que ceux-là à peindre les grands hommes qu’ils ont eu intérêt de flatter. Cependant, que l’on prenne tout ce qu’il y a de mieux écrit dans ce genre, les vies qui ont été composées avec le plus d’art, les panégyriques qu’on a été trente ans à achever ; qu’on assemble toutes les idées de vertu que la conduite des sages et l’esprit de ceux qui les ont loués avec le plus de passion nous fournissent ; qu’on joigne ensemble les Catons et les Aristides ; qu’on sépare même leurs vertus de leurs défauts, et qu’on leur prête toutes les bonnes qualités que l’on voit répandues dans les autres hommes ; je soutiens que toutes ces idées n’approcheront point de cette perfection que les évangélistes nous font concevoir en Jésus-Christ sans hyperbole et sans art, mais par un récit naïf et simple de ses actions.
Les héros dont l’antiquité païenne nous vante tant la vertu, rapportaient tout à la gloire de l’État, ou à leur orgueil, ne connaissant pas même de fin plus élevée de leurs actions : au lieu que Jésus-Christ rapporte tout à la gloire de Dieu. On peut dire de ceux-là qu’ils n’aspiraient, à proprement parler, qu’à donner à une infinité de personnes unies en société de quoi assouvir leurs passions les plus déréglées, comme nous l’avons déjà remarqué ailleurs sur le sujet de Caton ; au lieu que Jésus-Christ ne tendait qu’à détruire les mauvaises passions dans le cœur des hommes. Les sages de l’antiquité renonçaient quelquefois aux richesses et aux dignités, mais ils devenaient les esclaves de la gloire qui naissait de ce renoncement. Vaincre ses passions n’était donc en eux que s’affranchir des plus petites pour se soumettre aux plus grandes. Ils ne faisaient par là qu’immoler à l’orgueil et à l’amour de la gloire leurs autres affections. Ils étaient même tellement enivrés de l’opinion de leur sagesse, qu’ils se croyaient plus heureux que les dieux, s’imaginant que la disposition de leur âme ne relevait d’aucune puissance suprême ; qu’ils étaient suffisants à eux-mêmes ; qu’ils n’avaient point de passions, et que tout leur était véritablement soumis. Jésus-Christ au contraire nous enseigne à renoncer premièrement à la vaine gloire : c’est là le premier élément de sa religion. Dieu, dit-il, résiste aux orgueilleux, mais il fait grâce aux humbles. Et bien loin de nous laisser croire que nous puissions être heureux, indépendamment de Dieu, il nous apprend que l’homme n’est que néant, faiblesse, corruption, séparé de Dieu. C’est ce que l’usage continuel de la prière, qu’il nous enseigne par son exemple, nous apprendrait assez, quand sa morale et sa belle vie ne nous en instruiraient pas suffisamment. Les sages de l’antiquité étaient ou paraissaient des modèles de justice ; mais Jésus-Christ est le docteur et le modèle de la charité ; et c’est par la charité, plutôt que par la justice, que l’on ressemble à la divinité, qui fait du bien sans devoir rien à personne.
Il est facile d’exercer la vertu au milieu de la prospérité, et lorsqu’on s’acquiert par là l’estime générale des hommes, comme cela est arrivé aux héros du paganisme ; mais il n’est pas aisé de s’attacher à la pratique de la vertu au milieu de la pauvreté, dans la bassesse, parmi les disgrâces et les contradictions, comme a fait Jésus-Christ. En effet, il semble que l’estime soit l’aliment du cœur humain. Si les hommes se consultent eux-mêmes, ils trouveront qu’ils ne peuvent se passer de ce bien, et que quand ils ne croient pas pouvoir l’obtenir, ils s’abandonnent à un désespoir qui les rend capables des actions les plus noires ; ce qui fait cette alliance que l’on a toujours vue entre la cruauté, qui rend les princes odieux, et la volupté, qui les oblige à se salir encore davantage lorsqu’ils se croient trop noirs dans l’esprit des hommes, pour pouvoir se rétablir dans leur estime. Cependant vous n’avez qu’à considérer Jésus-Christ haï, méprisé, contredit par tout ce qu’il y avait d’illustre et de grand parmi les Juifs, et ne pouvant trouver d’approbation ni d’estime que parmi quelques pêcheurs, si grossiers qu’ils ne comprennent presque rien de ce qu’il leur enseigne ; ne dirait-on pas qu’il doit concevoir une espèce de désespoir ; et qu’étant entièrement mortifié du côté de sa gloire, il va se tourner du côté des plaisirs, et sauver ce qu’il peut du naufrage ? Cependant vous le voyez, dans cette bassesse et cet opprobre qui le suit, pratiquer toutes les vertus avec austérité. Qu’on l’outrage, il ne laisse pas d’être doux et débonnaire. Qu’on le méprise, il ne perd rien de son activité et de sa confiance. Qu’il ne soit suivi que par des personnes simples et grossières, il en remercie Dieu. Père, dit-il, je te rends grâces de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux entendus, et les as révélées aux petits enfants.
Mais ce serait faire tort à Jésus-Christ que de le comparer avec ce qui a fait l’admiration des siècles : ne le comparons qu’à lui-même.
En effet, on n’a qu’à faire quelque réflexion sur sa vie et sur ses actions, et voir si l’on peut trouver une ombre de vice, un seul vestige des passions humaines en Jésus-Christ, tel qu’il nous est représenté par les évangélistes. Voulez-vous savoir s’il est sujet à la volupté, considérez que ses ennemis mêmes n’osaient lui faire de reproche à cet égard. J’avoue que les pharisiens disaient de lui : C’est un mangeur et un buveur, un ami des péagers et des mal vivants ; mais ils ne prétendaient pas par là l’accuser de boire ou de manger trop. Ils voulaient dire qu’il ne devait pas manger avec des pécheurs, tels qu’étaient les péagers, reproche que Jésus-Christ confond par cette réponse également digne de sa sagesse et de sa bonté : Ceux qui sont en santé n’ont pas besoin de médecin, mais ceux qui se portent mal. Si vous avez quelque soupçon qu’il fût ambitieux, voyez l’usage qu’il fait de la créance qu’il a dans l’esprit des peuples. Il se retire lorsqu’on veut le faire roi ; et il déclare incessamment que son règne n’est point de ce monde. Il cherche peut-être la vaine gloire ; voyez, pour vous en instruire, s’il va mendier l’approbation de Jean-Baptiste. Flatte-t-il les docteurs de la loi ? A-t-il quelqu’un de ces ménagements que notre orgueil a toujours pour ceux de qui nous voulons être estimés ? Comment foudroie-t-il les vices des scribes et des pharisiens ? Et avec quelle autorité parle-t-il au peuple ? Si vous le soupçonnez d’intérêt, vous n’avez qu’à voir le gain qu’il veut faire ; et s’il vous vient dans l’esprit que c’est un bizarre, un mélancolique, lisez ce sermon excellent qu’il fit aux troupes sur la montagne ; examinez la solidité des réponses qu’il fait à ceux qui l’interrogent, et la beauté de ses maximes, qui semblent toutes sortir du sein de la piété et de la charité, et cette morale si sublime et si belle, qui est presque toute contenue dans les enseignements qu’il donne aux troupes sur la montagne.
Il parle d’une manière simple et noble, digne de la sagesse éternelle de Dieu, et proportionnée à la simplicité de tous les hommes ; et comme s’il ne respirait que pour faire du bien, il ne se lasse point d’exhorter les hommes à bien vivre ; il parcourt les bourgades de la Galilée avec une patience infatigable ; il passe les jours à instruire les troupes, et les nuits à prier Dieu. Il ne rejette personne de ceux qui se présentent à lui ; il n’a point d’égard à l’apparence des personnes. S’il désire qu’on le suive, ce n’est pas pour avoir le plaisir d’être bien escorté, mais pour enseigner les troupes. S’il mange et s’il boit, c’est avec des gens qu’il a envie de convertir. S’il parle des affaires temporelles, ce n’est que pour en prendre des images et des emblèmes propres à représenter des biens spirituels. S’il reprend aigrement ses disciples, c’est lorsqu’ils le veulent empêcher d’exécuter l’œuvre de son ministère. Si on lui parle de manger, il dit que sa viande est qu’il fasse la volonté de son père. S’il a soif, et qu’il se trouve près d’une fontaine, il pense bien plutôt à offrir sa grâce sous l’image de l’eau, qu’à étancher la soif qui le presse. Tout ce qui se présente à ses sens l’élève à Dieu. On n’aperçoit en lui aucun mouvement de cette curiosité qui est si commune dans le monde, aucune préférence de soi-même aux autres, aucun mouvement de cette fausse modestie, ou de ces autres vertus affectées, qui ne découvrent pas moins le fond de notre corruption que nos vices. L’intérêt de sa famille ne le touche point au prix de l’intérêt du règne de Dieu. Ce n’est point l’amour-propre, mais l’amour divin qui est la règle de ses affections, puisqu’il appelle son père, sa mère, et ses frères ceux qui font la volonté de son Père. S’il se fâche, c’est pour la gloire de la divinité ; et il est rongé de zèle quand il voit qu’on fait de sa maison une caverne de brigands. Il souffre mille injures, et il les pardonne. Il s’impose même la nécessité d’aimer ses ennemis, en ordonnant à tous ses vrais disciples de faire cet effort sur eux-mêmes. Enfin, sondez, examinez le cœur humain, vous n’en tirerez jamais des vertus telles que sont celles de Jésus-Christ. Considérez bien la conduite de Jésus-Christ, et vous n’y trouverez aucune des passions déréglées du cœur humain. Considérez l’un après l’autre tous les biens du monde, et vous verrez que Jésus-Christ n’en a recherché aucun. Examinez l’une après l’autre toutes ses démarches et toutes ses actions, et vous verrez qu’elles ne vont nullement au monde.
Comment croit-on que le Fils éternel de Dieu a dû vivre, supposé qu’il soit venu au monde, si ce n’est comme Jésus-Christ ? Quel langage doit-il avoir parlé, que celui de Jésus-Christ ? Quelles vertus doit-il avoir pratiquées, que les vertus de Jésus-Christ ? Quelle charité doit-il avoir fait éclater, que celle de Jésus-Christ ? Et à qui aura-t-il dû être conforme, si ce n’est à cet homme en qui nous ne trouvons point l’homme, mais les vertus d’un Dieu cachées sous le voile d’une chair infirme ?
On ne peut pas soupçonner Jésus-Christ d’avoir eu en vue de s’élever injustement à un rang suprême dans la religion, et d’avoir agi par une ambition qui, aussi bien que ses autres qualités, l’élevait au-dessus des autres hommes : il fallait pour cela que Jésus prévît ce qui arriva dans la suite, et que sa croix serait reconnue par tout l’univers ; et pour le prévoir, il fallait qu’il fût prophète. Mais quand il aurait prévu tout cela, il fallait avoir assez de force pour se vaincre, pour se vaincre à tous égards, pour se vaincre continuellement, pour renoncer à toutes les douceurs de la vie, et pour s’exposer aux plus cruelles souffrances ; et la considération d’une gloire en idée, et d’un avenir éloigné, ne pouvait pas donner perpétuellement cette force à son âme. Enfin, nous savons à peu près quelles vertus sont capables de sortir du fond d’un cœur mondain et orgueilleux ; et nous connaissons distinctement qu’une vertu si solide, si universelle, si éloignée d’hypocrisie et de toute affectation, si contraire aux vertus mondaines, d’un caractère si peu capable d’être imité, et qui est si fort au-dessus des idées mêmes que les hommes s’en étaient formées, ne peut non plus sortir de ce principe, que la lumière du sein des ténèbres.
Mais qui nous assurera que les évangélistes ne flattent point leur Maître par un portrait de ses vertus fait à plaisir ? Cette pensée est encore moins solide que la première. Car si c’est ici un jeu de l’esprit de ces écrivains, on demande comment des pécheurs, simples et grossiers, ont inventé un modèle de vertu tel qu’on n’en vit jamais, et qu’on n’en conçut jamais de pareil, et dont l’idée est si éloignée de celle que toute l’antiquité nous donne de ses héros ? D’ailleurs, les évangélistes ne font pas l’éloge de leur Maître ; ils n’exagèrent point ses vertus ; il n’affectent point de faire regarder ses actions du bon côté ; ils se contentent d’en faire un récit nu et simple, sans étude et sans art. On voit même que par sincérité, ou, si l’on veut, par défaut de discernement (car nous permettons aux incrédules de supposer tout), ils rapportent des choses qui donnent d’abord des idées choquantes et horribles, et sur lesquelles les impies insistent beaucoup ; comme cette plainte de Jésus-Christ. Eloï, Eloï, etc. Outre que les circonstances avec lesquelles ils rapportent les actions de leur Maître, nous répondent de leur bonne foi, y a-t-il bien de l’apparence, en effet, que les évangélistes aient supposé le murmure des scribes et des pharisiens, qui lui disaient : Pourquoi est-ce que vous mangez et que vous buvez avec les péagers ? etc., et cette dispute des disciples ambitieux, à l’occasion de laquelle Jésus-Christ ayant pris un petit enfant, les avertit qu’ils doivent être comme cet enfant s’ils veulent être bien disposés pour le royaume des cieux ? etc. Discours admirable dans sa brièveté et dans sa simplicité, et qui suffirait pour nous faire connaître l’âme de Jésus-Christ. Ce n’est pas un seul de ces écrivains qui rapporte ces actions ; il y en a trois qui ont écrit d’une manière qui fait voir manifestement qu’ils ne se copiaient point ; et si vous voulez encore pousser les recherches plus loin, les apôtres nous prouvent sensiblement la sainteté de leur divin Maître, en imitant ses actions. Les premiers chrétiens nous font voir que les apôtres ont bien vécu en suivant leur exemple ; et si vous demandez qu’on vous produise des témoignages authentiques de la sainteté, de la vertu, de la douceur et de la débonnaireté des premiers chrétiens, vous en trouverez de très beaux dans les écrits de leurs propres ennemis ; il ne faut qu’avoir une fort médiocre connaissance de l’antiquité pour ne douter point là-dessus.
Ainsi la vérité sort de tous les côtés ; je la trouve et je la sens toutes les fois que je me représente la vie et les actions de Jésus-Christ. Je consens pourtant que les incrédules ne se règlent pas sur mon goût ; et si cette preuve ne les touche comme elle me touche extrêmement, ils n’ont qu’à passer aux autres.