Peu de vies ont été plus mouvementées et aussi bien remplies que celle de saint Jérôme. Né à Stridon en Dalmatie, vers l’an 342, d’une famille chrétienne, Eusebius Hieronymus vint à Rome à l’âge de vingt ans pour y parfaire son instruction. Il y reçut les leçons du célèbre grammairien Donat et se livra, avec passion, à l’étude. Il y connut aussi des entraînements de jeunesse ; mais il ne tarda pas à les déplorer et reçut le baptême des mains du pape Libère vers 364-365.
Alors commence pour lui une première série de voyages. Il va d’abord jusqu’à Trêves et y prend la résolution de se faire moine, revient à Aquilée où il fréquente Rufin et fait partie quelque temps d’une petite société de jeunes gens épris à la fois de science et de vertu. Puis, vers 373, il part pour l’Orient. Après avoir entendu, à Antioche, Apollinaire de Laodicée, il s’enfonce dans le désert de Chalcis et y mène la vie d’anachorète dans toute son austérité. Là, il occupe ses loisirs à lire l’Écriture et commence l’étude de l’hébreu. Au bout de quelques années, les controverses théologiques le chassent du désert. Il revient à Antioche, y est ordonné prêtre par l’évêque Paulin dont il adopte la communion, se rend à Constantinople en 381 et y voit saint Grégoire de Nazianze, et enfin, en 382, accompagne à Rome Paulin d’Antioche et saint Épiphane.
C’est alors que sa vie prend sa définitive orientation. Devenu, à Rome, le secrétaire du pape Damase, qui sans cesse lui demande de nouveaux travaux, Jérôme accumule les traductions et les commentaires. En même temps, il forme et il entretient, dans la maison de Marcella, un petit cercle de femmes distinguées par leur naissance et leurs vertus, à qui il explique l’Écriture et qu’il pousse dans les voies du détachement chrétien. Le monde s’en émeut, et une partie du clergé romain lui-même s’élève contre les hardiesses de sa critique scripturaire. Damase mort en 384, Jérôme doit céder à l’orage. Il part, en 385, avec Paula et Eustochium, pour l’Orient, visite Alexandrie et l’Egypte et, en 386, s’établit définitivement à Bethléem dans une grotte aménagée non loin du monastère de Paula.
C’est là qu’il passe la dernière et la plus féconde partie de sa vie, étudiant, dictant, multipliant les écrits de tout genre. De 386 à 392, cette vie est calme et, en somme, heureuse. De 392 à 404, elle est troublée par les querelles origénistes et les escarmouches contre Jovinien et Vigilance. De 405 à 420, elle est attristée par la maladie et la pauvreté, par la mort de ses amis, par les menaces des barbares. Le vieil athlète cependant fait face à tout et travaille sans relâche, jusqu’à ce que la mort brise sa plume le 30 septembre 420.
Saint Jérôme n’a été ni un penseur et un théologien comme saint Augustin, ni un orateur et un pasteur des peuples comme saint Ambroise ou saint Léon : il a été un érudit, le plus érudit incontestablement des Pères latins, sans en excepter saint Augustin. Cette érudition s’étendait même à la littérature profane dont il avait lu au moins toutes les productions latines ; mais elle embrassait surtout la littérature chrétienne dont tous les monuments, grecs ou latins, lui étaient connus. Il possédait bien les trois langues, latine, grecque et hébraïque, et assez bien la chaldaïque ou araméenne ; avec cela l’histoire et la géographie bibliques, l’histoire ecclésiastique et les vies des Pères.
C’est à traduire et à expliquer l’Écriture qu’il a spécialement consacré ses connaissances et ses efforts. Sur ce terrain, il est sans rival en Occident. Ses traductions scripturaires, malgré quelques défauts, sont tout à fait remarquables, et doivent être regardées comme la meilleure partie de son œuvre. La science profonde que l’auteur possédait de la langue, des usages, de l’histoire des juifs l’y a admirablement servi. Ses commentaires sont plus faibles. Composés trop vite, faits souvent de morceaux empruntés aux exégètes antérieurs, Origène, Eusèbe, Apollinaire, Didyme, etc., ils sont plutôt des recueils de matériaux que des ouvrages où se montre la fermeté d’une pensée originale et une. Dans les premiers en date, l’interprétation allégorique est plus sensible ; dans les derniers, saint Jérôme donne la préférence à l’interprétation littérale à laquelle l’ont ramené ses études sur le texte et aussi son opposition à Origène. Au commencement aussi, il mettait très haut, comme tous ses contemporains, la traduction des Septante : à la fin il donne le pas à l’original hébreu et, par contre-coup, rabaisse l’autorité des livres deutérocanoniques.
Les défauts du caractère de saint Jérôme sont connus : c’était une ardeur naturellement immodérée et violente qui le poussait aux extrêmes, et lui faisait soutenir à outrance le parti qu’il avait une fois embrassé : c’était aussi une susceptibilité ombrageuse qui ne supportait ni la contradiction ni la critique. Ces défauts lui ont inspiré parfois des démarches et des paroles regrettables. Il en souffrait, sans parvenir toujours à se maîtriser. Mais, si l’homme, chez lui, est imparfait, l’écrivain est de premier ordre. Nul, parmi les Pères, n’a manié aussi bien que lui la langue latine. Il a, quand il le veut, toute la correction de Lactance, mais il a en plus toute la vie, la couleur, la verve caustique, la variété de Tertullien. Seulement, il est plus clair que Tertullien : son style est plus châtié et sa composition a plus d’ordre. Si l’on y trouve parfois de la rhétorique et de l’enflure, c’est là un tribut payé au goût du temps. Il est plutôt surprenant que Jérôme, qui a tant voyagé, et séjourné si longtemps en Orient, ait conservé, comme il l’a fait, la pureté et le génie de l’idiome latin.
L’autorité de saint Jérôme, dès son vivant, a été très grande, et ses écrits ont été relativement très bien conservés. Parmi ces écrits, il faut mettre à part ses traductions ; puis, dans ses productions personnelles, distinguer ses commentaires — ses œuvres dogmatico-polémiques — ses œuvres historiques — homilétiques — et enfin ses lettres.
I. Traductions.
Saint Jérôme a traduit d’Origène d’abord soixante-dix-huit homélies sur Esaïe, Jérémie, Ezéchiel, le Cantique et saint Luc ; ensuite, vers 398, le livre Des principes. Son Liber interpretationis hebraicorum nominum était aussi dans sa pensée, pour l’Ancien Testament, la traduction d’une œuvre de Philon et, pour le Nouveau, la traduction d’une œuvre d’Origène. — D’Eusèbe de Césarée, il a traduit, en 380, la deuxième partie de la Chronique, à laquelle il a ajouté une continuation qui va de 325 à 378 ; et de plus l’Onomasticon, qu’il a d’ailleurs corrigé et remanié. — De Didyme l’Aveugle il a traduit, entre 384 et 392, le traité Du Saint-Esprit ; — de saint Épiphane une lettre antiorigéniste à Jean de Jérusalem ; — de Théophile d’Alexandrie une lettre synodale de 399, quatre lettres pascales et le pamphlet (perdu) de 404 contre saint Jean Chrysostome ; — enfin de l’abbé Pacôme et de ses successeurs la règle monastique et quelques autres écrits (404).
Toutefois l’œuvre capitale de saint Jérôme traducteur est sa version de l’Ancien Testament.
Saint Jérôme a fait, sur le texte biblique, trois séries de travaux, destinés à améliorer l’ancienne version latine et à donner une nouvelle traduction de la Bible.
Un premier travail, commencé dès 383 sur la demande du pape Damase, consista à revoir le texte de la vieille Itala, afin de le rétablir dans son intégrité primitive, et de le corriger là où besoin en était. Saint Jérôme a révisé ainsi tout le Nouveau Testament, puis les Psaumes en se réglant sur les Septante. Le texte du Nouveau Testament ainsi revu fut immédiatement adopté dans la liturgie ; le texte des Psaumes, qui reçut le nom de Psalterium romanum, fut adopté et s’est maintenu à Saint-Pierre de Rome.
Un second travail, entrepris vers 386 en Palestine, consista à réviser non plus seulement les Psaumes, mais la plupart des livres de l’Ancien Testament d’après les hexaples d’Origène. De ce second travail il ne reste plus que le livre de Job et celui des Psaumes. Ce texte révisé des Psaumes a reçu le nom de Psalterium gallicanum, parce qu’il fut adopté d’abord en Gaule. C’est celui que nous avons dans nos Bibles latines.
Enfin, à partir de 391, saint Jérôme entreprit un dernier travail plus original, celui de donner une traduction latine nouvelle de tout l’Ancien Testament (sauf généralement les deutérocanoniques), non plus faite sur le grec, mais sur l’hébreu. Vers 405, l’œuvre était terminée. Dans l’ensemble, cette traduction est très fidèle, bien que certaines parties soient faibles. Il fallut cependant plus de deux cents ans pour qu’elle fût universellement acceptée. Au xiiie siècle on lui donna le nom de Vulgate, qu’elle a conservé depuis.
II. Commentaires.
Les commentaires de saint Jérôme sur l’Ancien Testament comprennent : 1° ses Questions hébraïques sur les passages les plus difficiles de la Genèse, qui sont de 389 environ ; 2° ses Commentarioli sur les Psaumes, courtes notes et gloses sur certains psaumes choisis (vers 392) ; 3° un commentaire sur l’Ecclésiaste d’après l’hébreu (389 environ) ; 4° des commentaires sur les petits prophètes entrepris vers 301, d’abord sur Nahum, Michée, Sophonie, Aggée, Habacuc ; puis, vers 394, sur Jonas et Abdias ; en 400, sur Zacharie, Malachie, Osée, Joël, Amos ; 5° des commentaires sur les grands prophètes : Daniel, vers 407 ; Esaïe, en 408-410 ; Ezéchiel, en 410-415 ; Jérémie, en 415-420. Ce dernier commentaire, le meilleur de tous, mais resté incomplet, est exclusivement historique. Dans les autres, comme on l’a dit, saint Jérôme mêle à doses différentes l’histoire et l’allégorie ou la morale, et dépend le plus souvent des auteurs qui l’ont précédé, surtout d’Origène.
Moins nombreux sont ses commentaires sur les livres du Nouveau Testament : ils comprennent seulement : 1° des commentaires sur les quatre épîtres de saint Paul à Philémon, aux Galates, aux Ephésiens, à Tite : ils sont de 386-387 ; 2° un commentaire sur saint Matthieu, écrit en 398, et qui est surtout littéral et historique ; 3° enfin un remaniement du commentaire de Victorin de Pettau sur l’Apocalypse, que l’on a en deux recensions, mais dont la plus courte seule représente l’œuvre de saint Jérôme.
III. Dogme et polémique.
Saint Jérôme n’a point, à proprement parler, écrit de traités de dogme : ce n’est qu’occasionnellement qu’il a touché aux questions théologiques pour défendre la foi ou la morale chrétienne. La première de ses compositions en ce genre est l’Altercatio luciferiani et orthodoxi, de 382 environ, qui réfute, d’une façon objective et calme, le rigorisme luciférien. Puis, vers 383, se place l’ouvrage Contre Helvidius sur la perpétuelle virginité de Marie ; vers 393, l’écrit Contre Jovinien, en deux livres, plaidoyer quelque peu outré en faveur de la continence parfaite ; en 406, le pamphlet Contre Vigilance, dicté en une nuit, pour légitimer le culte des saints et des reliques ; enfin, en 415, le Dialogue contre les pélagiens en trois livres, où sont discutées les questions de la grâce et de la prédestination, composition mesurée, rédigée de près, mais bien inférieure aux traités analogues de saint Augustin.
Les ouvrages écrits à l’occasion de la controverse origéniste doivent être mentionnés à part. C’est d’abord l’ouvrage Contre Jean de Jérusalem (398-399), réfutation d’un long mémoire de l’évêque de Jérusalem dans lequel il se justifiait contre le reproche d’origénisme ; puis et surtout ce sont les trois livres contre Rufin, Apologia adversus libros Rufini (401), et Liber tertius seu ultima responsio adversus scripta Rufini (401-402), philippiques éloquentes par la passion qui les inspire et la verve qui les anime, mais où l’esprit remplace quelquefois les bonnes raisons.
IV. Histoire.
On a déjà mentionné la traduction par saint Jérôme de la Chronique d’Eusèbe, et les additions qu’il y fit. Le principal de ses ouvrages historiques personnels est le De viris illustribus, le premier essai d’histoire littéraire chrétienne que nous possédions. En cent trente-cinq chapitres, saint Jérôme y énumère tous les écrivains chrétiens qu’il a pu connaître, depuis saint Pierre jusqu’à lui-même, et donne les titres et l’objet de leurs ouvrages. Quelque incomplète et même fautive que soit cette histoire, composée en 392, elle n’en est pas moins pour nous extrêmement précieuse.
A cela il faut ajouter quelques Vies édifiantes des Pères, la Vie de Paul (le solitaire), écrite vers 376 ; la Vie de Malchus, qui date de 390 ou 391 ; et la Vie d’Hilarion, le fondateur du monachisme palestinien, commencée en 391. Plusieurs des lettres de saint Jérôme contiennent d’ailleurs, sur des personnages contemporains, des notices nécrologiques intéressantes. Quant au martyrologe dit hiéronymien, il n’a rien à voir avec saint Jérôme : c’est une compilation auxerroise du vie siècle.
V. Homélies.
L’œuvre homilétique de saint Jérôme a été mise en lumière par D. Morin, qui a pu éditer une centaine environ de ses discours sur les Psaumes, sur Esaïe, saint Marc, etc. Ces discours, d’un caractère tout familier, ont été tenus à Bethléem aux moines du monastère ou des monastères environnants, et commentent généralement les passages lus dans l’assemblée liturgique. Les textes que nous en avons reproduisent des copies prises par des sténographes et non revues par l’auteur, ce qui en explique la forme négligée.
VI. Lettres.
Enfin saint Jérôme a été un épistolier remarquable et fécond. On peut même dire que, de tous ses écrits, ses lettres sont la partie la plus universellement lue et appréciée, la meilleure au point de vue littéraire. Plus écrivain qu’orateur, il exerçait son action surtout par la plume et, destinant souvent ses lettres à la publicité, il en soignait à la fois le fond et la forme. Lui-même en avait fait plusieurs recueils : lettres à Marcella, à Paula et à Eustochium, à d’autres encore. Nous en possédons actuellement cent vingt-cinq environ qu’Ebert partage en sept classes différentes : les lettres ordinaires ayant pour objet de donner ou de demander des nouvelles à ses amis ; les lettres de condoléance et de consolation, auxquelles se rattachent les notices nécrologiques ; les lettres ascétiques, puis les lettres polémiques et d’apologie, enfin celles qui traitent de sujets scientifiques et théologiques, surtout de questions d’exégèse. Elles sont toutes instructives et intéressantes.