Préparation évangélique

LIVRE V

CHAPITRE XVII
DE LA MORT DES DÉMONS QUE LES PAÏENS PRENAIENT POUR DES DIEUX

« Il ne me paraît pas hors de propos, dit-il, de faire observer ici que ce ne sont point les dieux qui président aux oracles, parce qu’ils ne doivent pas avoir de communication avec les choses terrestres, mais les démons, ministres des dieux. Or, nous n’irons pas, empruntant les paroles d’Empédocle, faire de ces démons des criminels sur la tête desquels les dieux ont rassemblé des maux et des calamités, ni supposer qu’ils sont sujets à la mort comme les hommes ; car c’est là une doctrine qui nous paraît téméraire et digne des Barbares. Alors Cléombrote demanda à Philippe le nom et la patrie de celui qui venait de tenir ce langage ; et quand il l’eut appris, il lui dit :

« Nous n’ignorons pas, Héraclion, que nous nous sommes jetés dans des discussions hors de propos ; mais, dans des choses difficiles, on ne parvient jamais à une conclusion raisonnable, si l’on ne part d’un grand principe : or, vous ne voyez pas que vous niez d’un côté ce que vous accordez de l’autre : vous convenez en effet qu’il existe des démons, puis vous ne voulez pas qu’ils soient sujets au mal ni à la mort ; mais vous leur enlevez par là même ce qui en fait des démons ; car s’ils ont une nature immortelle et des perfections qui les exemptent des passions et des fautes, en quoi différeront-ils des dieux ? »

A ce raisonnement, Héraclion garda le silence et resta plongé dans ses réflexions. Alors Philippe prenant la parole à son tour : Héraclion, dit-il, ce n’est pas seulement Empédocle qui attribue la méchanceté aux démons, mais c’est aussi le sentiment de Platon, de Xénocrate, de Chrysippe ; et quand Démocrite demandait des idoles bienfaisantes, il reconnaissait donc qu’il y en avait de cruelles et de méchantes, qui étaient soumises à des passions et des penchants mauvais. Quant à la mort des démons, je me souviens d’avoir entendu sur ce sujet un homme rempli de science et exempt de toute arrogance dans ses opinions ; c’est Epitherse, le père du rhéteur Émilien, dont plusieurs d’entre nous ont suivi les leçons. Or, Epitherse, qui était mon compatriote et qui fut mon professeur de belles-lettres, nous raconta le fait suivant. Comme il passait en Italie sur un vaisseau chargé d’une cargaison considérable et d’un grand nombre de passagers, un soir, vers les îles Echinades, le vent tomba tout à coup, et le vaisseau se trouva porté assez près de l’île de Paxos. Tous les gens du vaisseau étaient bien éveillés : la plupart même passaient le temps à boire les uns avec les autres, lorsqu’un entendit tout à coup une voix qui venait de l’île de Paxos, et qui appelait Thamnus. Tout le monde fut dans l’étonnement ; car Thamnus était le nom du pilote, et était un Égyptien inconnu de la plupart des passagers. Thamnus se laissa appeler deux fois sans répondre ; mais à la troisième il répondit. Alors la voix lui commanda que quand il serait en face de Palos, il criât que le grand Pan était mort. Il n’y eût personne dans le navire qui ne fût saisi de frayeur : on délibérait si Thamnus devait obéir à la voix ; mais Thamnus conclut que quand ils seraient arrivés au lieu marqué, s’il faisait assez de vent pour passer outre, il ne fallait rien dire ; mais que si un calme les arrêtait là, il fallait s’acquitter de l’ordre qu’il avait reçu. Il ne manqua point d’être surpris d’un calme en cet endroit-là, et aussitôt il se mit à crier que le grand Pan était mort. A peine avait-il cessé de parler, que l’on entendit de tous côtés des plaintes et des gémissements, comme d’un grand nombre de personnes surprises et affligées de cette nouvelle. Tous ceux qui étaient dans le vaisseau furent témoins de l’aventure. Le bruit s’en répandit en peu de temps jusqu’à Rome ; et l’empereur Tibère, ayant voulu voir Thamnus lui-même, assembla des gens savants dans la théologie païenne, pour apprendre d’eux qui était ce grand Pan, et il fut conclu que c’était le fils de Mercure et de Pénélope. Philippe invoqua en faveur de ce récit plusieurs de ceux qui étaient présents et qui l’avaient entendu de la bouche même d’Émilien, dans sa vieillesse. Alors Démétrius raconta un autre fait. Il dit qu’il y a autour de la Grande-Bretagne un grand nombre de petites îles désertes, dont quelques-unes portent le nom d’îles des démons ou des héros. Or, par l’ordre du roi, il entreprit, pour connaître ces îles et leur histoire, un voyage dans celle qui était la plus rapprochée. Elle comptait un petit nombre d’habitants ; mais aux yeux des Bretons, c’étaient des hommes sacrés et contre lesquels ils ne se seraient pas permis une incursion. Aussitôt que le vaisseau eut abordé, il se fit tout à coup une grande confusion dans l’air ; on vit une multitude de signes prodigieux : les vents se déchaînèrent ; il tomba sur la terre des globes de feu. Enfin cette horrible tempête s’étant apaisée, les insulaires dirent qu’un de leurs héros venait de mourir : car de même, dirent-ils, qu’un flambeau ne nuit jamais tant qu’il est allumé, mais devient insupportable lorsqu’il vient à s’éteindre, de même les grandes âmes, tant qu’elles brillent, répandent une lumière douce et bienfaisante ; mais viennent-elles à s’éteindre et à périr, souvent elles font naître des vents et des tempêtes, et infectent l’air de vapeurs pestilentielles. Or il est ici une île dans laquelle Briarée garde Saturne plongé dans un profond sommeil ; car c’est là le lien par lequel on a imaginé de le retenir. Une multitude de démons l’entourent et le servent. »

Voilà ce que nous trouvons dans Plutarque. Ce qu’il importe de remarquer ici, c’est l’époque à laquelle il place la mort du démon dont il parle. C’était sous le règne de Tibère, au temps où notre Sauveur conversait parmi les hommes et délivrait la vie humaine de toute la puissance des démons ; alors qu’on vit plusieurs fois ces esprits de malice tomber à ses genoux et le supplier de ne point les précipiter dans le Tartare, qui leur était réservé. Voilà donc incontestablement l’époque à laquelle les démons disparurent de la terre, ce que n’avaient jamais vu les siècles précédents, comme aussi on ne vit cesser sur la terre les sacrifices humains qu’au temps où la doctrine évangélique commença à être prêchée dans l’univers. Nous nous contenterons de ces preuves que nous fournit l’histoire moderne.

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