1.[1] Saül, avant choisi parmi le peuple environ trois mille hommes, en prit pour son compte deux mille comme gardes du corps et vécut dans la ville de Béthel ; il donna les autres comme gardes à son fils Jonathan[2] et les envoya à Gaba[3]. Ce dernier s’empare, après un siège, d’un fort des Philistins non loin de Galgala[4]. En effet, les Philistins de Gaba, après avoir mis les Juifs en déroute, les avaient dépouillés de leurs armes et occupaient avec des garnisons les positions les plus fortes de la contrée ; ils défendaient aux vaincus de porter sur eux du fer et même de faire autan usage de ce métal[5]. Par suite de cette interdiction, les laboureurs avaient-ils besoin de réparer un instrument de travail, soc ou hoyau ou quelque autre outil nécessaire à l’agriculture, ils allaient continuellement chez les Philistins faire ces réparations. Quand les Philistins apprirent la destruction de leur fortin, furieux et ressentant vivement le mépris de cette injure, ils marchent contre les Juifs avec trois cent mille fantassins et trente mille chars de guerre ; ils emmenaient aussi six mille cavaliers[6]. Ils vont camper près de la ville de Machmà[7]. Dès qu’il en eut la nouvelle, Saül, le roi des Hébreux, descend vers la ville de Galgala, et envoie des hérauts à travers tout le pays qui convoquent le peuple, s’il veut la liberté, à marcher en guerre contre les Philistins ; il rabaissait leur puissance et la présentait comme si négligeable qu’il n’y avait aucune crainte à se mesurer avec eux. Cependant, quand ils eurent considéré la multitude des Philistins, les gens de Saül furent frappés de terreur ; les uns se cachèrent dans des cavernes et des chemins souterrains, la plupart s’enfuirent de l’autre côté du Jourdain, dans le pays de Gad et de Roubel[8].
[1] I Samuel, XIII, 2.
[2] Hébreu : Jonathan ; LXX : Ίωναβαν. Josèphe emploie la forme Ίωναθης.
[3] Hébreu : Ghéba ; LXX : έν τώ ρουνώ.
[4] L’hébreu dit qu’il tue le Necib de Ghéba, mot qu’on traduit d’ordinaire par « gouverneur ». Les LXX, dans le doute, ont simplement transcrit l’hébreu (τόν Νασίβ). Seule la recension lucienne a ύπόστημα « garnison », mot qui traduit l’hébreu Maçab dans II Samuel, XXIV, 14. Josèphe, ou sa source, a dû faire une erreur de lecture de l’hébreu.
[5] I Samuel, XIII, 19.
[6] La Bible dit 30.000 chars, 6.000 cavaliers, « et une infanterie aussi nombreuse que le sable de la mer. »
[7] Hébreu : Mikhmasch ; LXX : Μαχμάς.
[8] Bible : Gad et Ghilead.
2.[9] Saül adressa alors un message au prophète, et le manda près de lui pour conférer ensemble au sujet de la guerre et de la situation. Samuel lui prescrivit de l’attendre sur place et de préparer des victimes ; dans six jours il viendrait le rejoindre, afin de sacrifier le septième, après quoi on livrerait bataille aux ennemis. Saül attend d’abord, ainsi que le prophète le lui avait mandé ; cependant il n’observa pas jusqu’au bout sa recommandation, mais lorsqu’il vit que le prophète tardait à venir et que ses soldats commençaient à déserter, il saisit lui-même les victimes et les immola, à ce moment il entendit que Samuel approchait et sortit à sa rencontre. Celui-ci lui reprocha d’avoir mal agi en désobéissant à ses ordres et en devançant son arrivée, alors qu’il se conformait à la volonté de Dieu en venant présider aux prières et aux sacrifices pour le salut du peuple ; le roi avait ainsi mal accompli les rites et fait preuve de précipitation. Saül s’excusa, alléguant qu’il avait attendu le nombre de jours fixé par le prophète, mais que la nécessité, la débandade de ses troupes effrayées, le camp des ennemis planté à Machma, la nouvelle qu’ils allaient descendre contre lui à Galgala l’avaient déterminé à boiter le sacrifice. Alors Samuel reprenant : « En vérité, dit-il, si tu avais été juste et ne m’avais pas désobéi, si tu n’avais pas fait trop bon marché des avis que Dieu m’a donnés sur la situation présente, en te hâtant plus que de raison, il t’aurait été donné d’avoir un règne plus long, toi et ta postérité. » Samuel, affligé de cet incident, s’en retourna chez lui, et Saül, n’ayant que six cents combattants, vint seul avec son fils Jonathan dans la ville de Gabaon. La plupart de ses hommes n’avait pas d’armes, le pays manquant de fer et de bras capables de forger des armes, car les Philistins ne le permettaient pas, ainsi que nous venons de le dire. Les Philistins avaient divisé leur armée en trois corps et cheminant par autant de routes, envahirent et ravagèrent le pays des Hébreux sous les yeux de Saül, leur roi, et de son fils Jonathan, incapables de défendre leur sol, puisqu’ils n’avaient pu réunir que six cents hommes. Assis[10] avec le grand-prêtre Achias, descendant du grand-prêtre Éli, sur une colline élevée, Saül et son fils contemplaient leur pays dévasté, en proie à une anxiété douloureuse. Alors le fils de Saül propose à son écuyer de se glisser seuls en secret dans le campement de ses ennemis et d’y jeter le désordre et la confusion. L’écuyer déclare qu’il suivra son maître avec empressement partout où il le mènera, fallut-il périr. Jonathan, escorté du jeune homme, descend du haut de la colline et se dirige vers les ennemis. Or, le camp des ennemis occupait un lieu escarpé, flanqué tout alentour de trois promontoires[11] rocheux, formant des crêtes allongées et étroites, qui servaient comme de remparts pour le défendre contre tout coup de main. En conséquence, on ne se préoccupait pas de la garde du camp, l’endroit étant naturellement sûr de tous côtés, et l’un pensait qu’il était absolument impossible non seulement de gravir ces promontoires, mais même de s’en approcher. Quand donc ils arrivèrent au retranchement, Jonathan encouragea l’écuyer : « Abordons l’ennemi, dit-il ; si, quand ils nous auront aperçus, ils nous invitent à monter vers eux, vois là un présage de victoire ; s’ils ne disent rien, s’ils ne nous appellent pas, nous rebrousserons chemin. » Comme ils se rapprochaient du camp des ennemis, au moment où le jour commençait à poindre, les Philistins, les ayant aperçus, se dirent les uns aux autres : « Voici les Hébreux qui sortent de leurs souterrains et de leurs cavernes », et, s’adressant à Jonathan et à son écuyer : « Allons, s’écriaient-ils, venez à nous, pour recevoir le juste châtiment de vos témérités. » Le fils de Saül accueille ce propos comme un augure de victoire ; tout d’abord il se retire de l’endroit d’où ils avaient été signalés par l’ennemi, file à côté et gravit le rocher, si peu accessible qu’on l’avait laissé dépourvu de gardes. De là, en rampant, avec beaucoup de peine, ils forcent les obstacles naturels du lieu et parviennent à s’élever jusqu’aux ennemis ; ils les surprennent en plein sommeil, en tuent une vingtaine, et jettent parmi eux tant de trouble et de consternation que plusieurs s’enfuient en se débarrassant de leurs armes ; la plupart ne se reconnaissent pas eux-mêmes, à cause des diverses nationalités qui composaient leur armée, et se prennent mutuellement pour des ennemis : ils ne pouvaient, en effet, s’imaginer que ces deux Hébreux fussent, seuls, montés jusqu’à eux. Ainsi ils se jettent les uns sur les autres ; ceux-ci périssent massacrés ; ceux-là en fuyant et se bousculant, sont précipités en bas des rochers.
[9] I Samuel, XIII, 8.
[10] I Samuel, XIV, 2.
[11] Le récit biblique parle de deux pointes de rochers, l’une Boceç, l’autre Séné.
3[12]. Les espions de Saül ayant rapporté au roi que le camp des Philistins paraissait en désarroi, Saül demanda si quelqu’un des siens s’était écarté. Il apprend que son fils et, avec lui, son écuyer se sont absentés ; alors il ordonne au grand prêtre de revêtir sa robe sacerdotale et de lui prophétiser l’avenir. Le grand prêtre déclare que la journée lui apportera victoire et gloire sur ses ennemis ; là-dessus le roi s’élance contre les Philistins et tombe sur eux quand ils sont en plein désordre, en train de se massacrer entre eux. Alors, à la nouvelle que Saül est vainqueur, accourent se joindre à lui ceux qui auparavant s’étaient réfugiés dans les souterrains et les cavernes. Se voyant à la tête de quelque dix mille Hébreux, il poursuit les ennemis épars de tous côtés. Mais entraîné soit par l’excès de joie d’une victoire inespérée — il arrive, en effet, que la raison succombe dans une pareille fortune, — soit par son ignorance, il commet une faute lourde et très digne de blâme. Dans son ardeur de se venger lui-même et d’infliger un châtiment aux Philistins, il déclare avec imprécation aux Hébreux, que quiconque s’avisera d’interrompre le massacre des ennemis et de prendre de la nourriture avant que la nuit mette fin au carnage et à la poursuite, celui-là sera maudit. Après que Saül eut ainsi parlé, on arriva dans une forêt de chênes, profonde et remplie d’abeilles, sur le territoire d’Éphraïm ; là, le fils de Saül, qui n’avait pas entendu l’imprécation de son père, ni l’approbation qu’elle avait reçue de la multitude, détache un rayon de miel[13] et commence à le manger. À ce moment, on l’informe que son père a défendu, sous une imprécation redoutable, qu’on goûtât quoi que ce fut avant le coucher du soleil, il cesse alors son repas, mais critique la défense de son père : on aurait mis, dit-il, plus de vigueur et de fougue dans la poursuite, si l’on avait pris un peu de nourriture, et ainsi l’on aurait capturé et massacré un beaucoup plus grand nombre d’ennemis.
[12] I Samuel, XIV, 16.
[13] Dans la Bible, Jonathan y trempe seulement le bout de son bâton.
4.[14] Après avoir ainsi tailla en pièces de nombreuses myriades de Philistins, aux approches du soir ils se livrent au pillage du camp ennemi, s’emparent d’une quantité de butin et de têtes de bétail, les immolent et se mettent à en consommer la chair toute sanglante. Cependant le roi est informé par les scribes que le peuple commet un péché envers Dieu en sacrifiant et en mangeant avant d’avoir dûment fait écouler le sang et purifié les chairs[15]. Alors Saül commande qu’on roule une grosse pierre au milieu de l’armée et fait proclamer l’ordre que le peuple immole les victimes sur cette pierre et ne consomme pas les chairs avec le sang : car cela n’était pas agréable à Dieu. Cela fait par tous, selon les instructions du roi, Saül érige en ce lieu un autel et y offre des holocaustes à Dieu. Ce fut le premier autel qu’il construisit.
[14] I Samuel, XIV, 31.
[15] Il n’est pas question de scribes dans l’Écriture. Le texte hébreu se contente de dire que le peuple mangea la chair avec le sang.
5.[16] Comme il voulait conduire sur-le-champ l’armée au retranchement ennemi pour y faire main basse avant le jour sur ce qu’il renfermait et que les soldats, loin d’hésiter à le suivre, témoignaient d’une grande ardeur à se conformer à ses ordres, le roi fit venir le grand prêtre Achitôb(os)[17] et lui commanda de s’informer si Dieu leur accordait et leur permettait, une fois entrés dans le camp des ennemis, d’y mettre à mort ceux qui s’y trouvaient. Le prêtre déclara que Dieu ne répondait pas. « Ce n’est certes pas sans motif, dit alors Saül, que Dieu ne donne pas de réponse à nos questions, lui qui naguère nous prévenait lui-même de toutes choses, et, sans qu’on l’interrogeât, s’empressait de parler : quelque faute secrète de notre part est cause de son silence. Pour moi, je le jure par ce Dieu, quel que soit le coupable, fût-ce mon fils Jonathan lui-même, je jure de le mettre à mort et d’apaiser Dieu ainsi, comme si je châtiais un étranger, quelqu’un qui ne me touchât en aucune façon. » Le peuple s’étant écrié qu’il devait en user ainsi, aussitôt il rassemble tout le monde en un même lieu, se place lui-même avec son fils d’autre part et demande au sort de designer le délinquant. Or c’est Jonathan qui fut désigné. Comme son père lui demandait ce qu’il avait fait, quelle faute il avait commise, et ce qu’il reconnaissait avoir accompli, pendant sa vie, d’illicite et d’impie. « Mon père, dit-il, je n’ai rien fait, si ce n’est qu’hier, dans l’ignorance de l’imprécation et du serment prononcés par toi, pendant que je poursuivais l’ennemi, j’ai goûté d’un rayon de miel. » Saül alors jura de le mettre à mort, respectant plus son serment que les doux liens de la paternité et de la nature. Jonathan n’est pas atterré par la menace de la mort, mais se dressant dans une attitude généreuse et magnanime : « Pour moi, dit-il, je ne te supplierai pas de m’épargner, mon père. Elle m’est très douce la mort subie en l’honneur de ta piété et à l’occasion d’une victoire magnifique ; car ce m’est un bien grand réconfort de laisser les Hébreux vainqueurs des Philistins[18]. » Ces mots émurent tout le peuple de douleur et de sympathie, et il jura de ne point permettre que l’artisan de la victoire, Jonathan, périt. Ainsi ils l’arrachent à la malédiction de son père ; eux-mêmes adressent des prières à Dieu en faveur du jeune homme, pour qu’il lui fasse remise de son péché.
[16] I Samuel, XIV, 36.
[17] La Bible parle ici du prêtre sans le nommer. On attendrait, en tout cas, le nom d’Achias, mentionné au § 107. Achitôb (hébreu Ahitoub) est le père d’Achias d’après I Samuel, XIV, 3.
[18] Discours forgé par Josèphe. En revanche, il omet de dire que le peuple « racheta » Jonathan (I Samuel, XIV, 45).
6.[19] Alors Saül revint dans la ville après avoir détruit environ soixante mille ennemis[20]. Il gouverne heureusement et, ayant guerroyé contre les peuplades voisines, soumet celles des Ammanites et des Moabites ainsi que les Philistins, les Iduméens et les Amalécites et le roi de Sôba[21]. Il eut trois fils : Jonathan, Jésous[22] et Melchis(os)[23], et deux filles, Mérobé[24] et Michal(a)[25]. Comme général, il employa le fils de son oncle paternel, Abner (Abennèros)[26]. Cet oncle s’appelait Ner(os) ; Ner et Kis, le père de Saül, étaient frères, fils d’Abiél(os)[27]. Saül entretenait une grande quantité de chars et de cavaliers ; chaque fois qu’il combattit, il revint vainqueur ; il amena ainsi les Hébreux au succès et à un haut degré de prospérité et les rendit plus puissants que les autres nations. Tous les jeunes hommes qui se distinguaient par leur stature et leur beauté, il en faisait ses gardes du corps.
[19] I Samuel, XIV, 46.
[20] La Bible ne donne pas de chiffre.
[21] Les LXX ajoutent à cette liste Βαιβσιώρ altération de Beth Rehob.
[22] Hébreu : Yischvi ; LXX : Ίεσσιού (Alex. Ισουει).
[23] Hébreu : Malkischoua ; LXX : Μελχισά (A. Μελχισουε), Josèphe n’utilise ici que Samuel. Les Chroniques (l. VIII, 33 ; IX, 39) mentionnent un quatrième fils : Esbaal.
[24] Hébreu : Mérab ; LXX : Μεροβ.
[25] LXX : Μελχολ.
[26] Hébreu : Abiner.
[27] Josèphe a dû lire un mot hébreu pour un autre. (v. 51).