Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 15
Le pardon de Rome et le pardon du Ciel

(Juin et juillet 1532)

3.15

Les jubilés romains – Fermentation à Genève – Un pouvoir qui dévore tout ce qu’on lui donne – Le pardon évangélique de tous les péchés – Tumulte autour des placards – Bataille dans la ville – Intervention catholique de Fribourg – Le conseil cherche à le satisfaire – Réaction des évangéliques – Ordre de prêcher sans fables – Le nonce et l’archevêque à Chambéry – Joie des évangéliques du dehors – Le petit troupeau de Payerne – Les garde-enseignes des trésors de Christ – L’étendard arboré dans Genève – Genève attaqué par les deux partis – Lequel l’emportera ? – L’action devient toujours plus chaude– Les choses fortes du monde abolies par les faibles

Les enseignements d’Olivétan n’avaient pas été inutiles. Il y eut bientôt dans Genève une manifestation évangélique, qui fut un pas important et le premier acte public de réformation. Si le cousin de Calvin en fut peut-être la cause, Clément VII en fut le provocateur.

Le pape s’apprêtait alors à publier, non plus un pardon local, comme celui de Sainte-Claire, mais un jubilé universel. On en parlait beaucoup en divers lieux, et quelques-uns racontaient l’origine de ces jubilés. « La veille du jour où l’an 1300 commençait, disait un érudit malin, le bruit se répandit tout à coup dans Rome on ne sait comment, qu’une indulgence plénière serait donnée à tous ceux qui se rendraient, le lendemain, dans l’église de Saint-Pierre. Il y vint une grande foule de Romains et d’étrangers. Au milieu de cette multitude se trouvait un vieillard qui, le dos courbé et appuyé sur son bâton, voulait aussi prendre part à la fête. Il a cent sept ans, assurait-on autour de lui. On l’amena au pape, le fier et hardi Boniface VIII ; le vieillard lui raconta comment, un siècle auparavant, on avait gagné, à l’occasion du jubilé, une indulgence de cent années. Il s’en souvenait ! disait-il. Boniface, s’appuyant sur la déclaration de cet homme, dont l’esprit était affaibli par l’âge, arrêta qu’il y aurait tous les cent ans indulgence plénièrea. » Le grand profit qui en revenait fit placer ce jubilé successivement tous les cinquante ans, — trente-trois ans, — vingt-cinq ans. Mais le chiffre vingt-cinq n’empêchait pas toujours le chiffre trente-troisb.

a – Bulle Antiquorum habet, dans les Extravagant, commun., lib. V, tit. IX, cap. I.

b – De nos jours Léon XII a célébré un jubilé en 1825, Grégoire XVI en 1833.

Quoi qu’il en soit, on parlait déjà beaucoup dans Genève d’un futur jubilé. Olivétan et ses amis en étaient scandalisés. L’âme de cet homme juste et droit était affligée de voir substituer au pardon de Dieu une fête d’invention humaine, où pour gagner la rémission de ses fautes, il fallait fréquenter les églises pendant un certain nombre de jours, y faire certaines œuvres, et dont l’effet le plus sûr était d’être, pour les papes, une source abondante de revenus. Le maître d’école assurait que si quelqu’un voulait chercher dans de telles inventions le repos de sa conscience, il perdrait son temps ; que son cœur serait assoupi dans l’oubli de Dieu, ou tout plein de tremblement et de crainte, jusqu’à ce qu’il eût trouvé son repos en Jésus-Christ. « Christ seul est notre paix, disait-il, et donne seul à notre conscience la certitude que Dieu est réconcilié et apaisé envers elle. »

Les esprits furent bientôt, à Genève, dans une grande fermentation. On s’abordait, on s’assemblait dans les rues, et partout il y avait une explosion de murmures. « Beau tarif que celui du pape, disaient les plus décidés huguenots. Voulez-vous une indulgence pour un faux serment ? Donnez 29 livres 5 sous. Voulez-vous une indulgence pour meurtre ? Oh ! la vie de homme est meilleur marché : un meurtre ne vous coûtera que 15 livres 2 sous 6 deniers !… » Ils ajoutaient « que le prétendu trésor des indulgences, où le pape puisait la marchandise qu’il vendait à tout venant, était une invention diabolique. »

Ainsi le peuple chrétien, que des siècles antérieurs avaient supprimé, se reformait dans l’Eglise. L’esprit laïque se manifestait dans Genève. Baudichon de la Maison-Neuve, l’un des plus déterminés huguenots, avait de fréquents entretiens avec d’autres bons luthériens, et tous se plaignaient de l’esprit de domination du clergé qui avait tout accaparé. Au reste ces plaintes étaient universelles dans toute la chrétienté. Dès les premiers siècles, disait-on, les prêtres. se sont mis à confisquer les droits des laïques ; et bientôt ces bergers n’ont plus eu sous leur houlette que des moutons… Mais tandis que les prêtres étaient tout occupés de cette œuvre, une autre s’accomplissait derrière eux, sans qu’ils s’en aperçussent. Les évêques faisaient aux prêtres ce que les prêtres avaient fait aux laïques ; et quand les fonctionnaires inférieurs de l’Église eurent achevé de prendre leurs ouailles dans leur trébuchet, il se trouva que les évêques les avaient attrapés dans le leur. Au concile de Cologne (346), il y avait encore, outre quatorze évêques, dix prêtres, presbyters ou anciens ; mais alors ce fut fini. Au concile de Poitiers, de Vaison, de Paris, de Valence (tous dans la seconde moitié du quatrième siècle), il n’y a plus que des évêques. Plus tard, il est vrai, il se trouva, dans trois conciles, un prêtre délégué ; mais, finalement, le prêtre unique fut poliment congédié. Tandis que les évêques étaient tout occupés de cette conquête, une autre s’accomplissait ; et ils avaient à peine confisqué les droits des prêtres (comme les prêtres ceux des laïques), qu’ils se trouvèrent eux-mêmes confisqués par le pape. Tous les droits ont fini. Fidèles, prêtres, évêques ont perdu leur liberté. L’Eglise c’est le pape ! Un monstre a englouti l’autre, pour être ensuite englouti à son tour. Rien de plus triste, rien de plus malfaisant que cette tragique histoire. Quod des devoratc. Le hiérarchisme romain dévore tout ce qu’on lui donne. La société cléricale ayant fait ainsi disparaître la société chrétienne, la Réformation devait la rétablir.

c – Plaute.

C’était ce qui arrivait alors à Genève. Les droits des chrétiens furent l’une des premières réclamations que firent entendre ces Genevois, si épris de leurs droits de citoyens. Si le pape vend des indulgences, dirent-ils, l’Évangile donne un pardon gratuit. Puisque Rome affiche sa grâce, affichons, nous, celle du Seigneur. » Ces Genevois, qui étaient au nombre des auditeurs d’Olivétan, rédigèrent ensemble la « proclamation céleste » dans des termes simples et évangéliques ; il est probable que ce fut Olivétan lui-même qui la composa. Bandichon de la Maison-Neuve prit le papier et courut chez un imprimeur, auquel il commanda des placards en gros caractères. Après cela quelques huguenots, parmi lesquels de la Maison-Neuve et Goulaz étaient des plus zélés, s’entendirent ; et le 9 juin, de grand matin, ils affichèrent sur tous les murs, dans les divers quartiers de la ville, le grand pardon général de Jésus-Christd ;… à une bonne hauteur, en sorte que chacun pût aisément le lire. Il y avait alors, devant Saint-Pierre, un certain pilier qui servait aux affiches cléricales ; Goulaz s’approcha, et sur l’une des annonces du jubilé romain, il appliqua la proclamation du pardon évangélique.

d – Roset, livre II, chap. 66. Roset dit positivement que ces placards étaient imprimés. — Voir aussi Manuscrits de Berne, Hist. helvet., V, p. 12.

Le soleil s’était levé au-dessus des Alpes ; il était déjà grand jour ; toute la ville était réveillée, les fenêtres et les portes des maisons s’ouvraient, et les habitants commençaient à circuler dans les rues. Ils regardent, ils s’approchent, ils s’arrêtent étonnés devant ces proclamations… Hommes, femmes, prêtres, moines, se groupent devant les pancartes et lisent, ébahis, ces paroles, qui leur semblent fort étranges :

Dieu, notre Père céleste, promet
LE PARDON GÉNÉRAL DE TOUS SES PÉCHÉS
à quiconque à une repentance sincère et une foi vive à la mort et aux promesses de Jésus-christ.

« Vraiment, disaient quelques huguenots, ceci ne peut être une indulgence papale, car il n’y est pas question de pécune. Un salut donné gratuitement doit certainement venir du ciel. » Mais les prêtres pensaient autrement ; ils voyaient dans cette affiche une insulte au pardon du pape et leur colère ne cessait de s’accroître. Ils apostrophaient ceux qu’ils croyaient les auteurs du placard ; ils les accablaient d’injures et, se jetant sur eux, les frappaient du poing, et même avec des armes dont ils s’étaient munise. « Le clergé en fit beaucoup de bruit, dit le pseudo-Bonivard, et les prêtres voulant arracher lesdits placards, les fidèles qu’ils nommaient luthériens se découvrirent pour les empêcher, ce qui causa une grande émotion parmi le peuplef. » Bientôt en effet les partis s’organisèrent ; des groupes se formèrent : d’un côté, les citoyens qui défendaient les placards ; de l’autre, les prêtres et leurs troupes qui voulaient les déchirer.

e – « Exarsit hic statim furor, nec verbis tantum erupit, sed et armis. » (Geneva restituta, p. 37.)

f – Histoire sous le nom de Bonivard. Manuscrit de Berne, Hist. helvet., V, p. 12.

Un chanoine, Fribourgeois de naissance, nommé Wernly, était resté à Genève ; c’était un homme vigoureux, d’un caractère emporté, papiste fanatique, qui maniait l’épée aussi bien que l’encensoir, et appliquait un soufflet aussi lestement qu’il donnait l’eau bénite. Ayant entendu le tumulte, il sortit de sa maison, se dirigea vers la cathédrale, et au moment où il allait y entrer, il remarqua le placard que Goulaz avait collé sur le pilier de l’église. Il s’emporte, il court au papier et l’arrache avec de grosses malédictions. Goulaz, un de ces esprits hardis qui bravent ceux qu’ils méprisent, se tenait tout près de là et observait ce qui se passait. Voyant l’acte du chanoine, il s’approche et met tranquillement un autre papier à la place de celui que Wernly venait d’arracher. A cette vue, le feu monte à la tête du violent Fribourgeois ; ce n’est plus au papier qu’il en veut, c’est à l’hérétique. Il se jette sur Goulaz et lui donne un rude soufflet ; puis, ne se contentant pas de cette correction, il tire l’épée (car les chanoines en portaient alors) et se met en mesure de le frapper. Goulaz n’avait pas l’humeur endurante ; aussi, voyant le chanoine l’épée au poing, il tire la sienne, se met sur la défensive, croise le fer et blesse Wernly au bras. Alors s’élève un grand tumulte ; les partisans des prêtres se jettent sur le téméraire, qui a osé se défendre contre ce saint homme ; les huguenots, de leur côté, se rangent autour de Goulaz et le défendent. Une bataille entre le prêtre et le laïque, une lutte entre la société cléricale et la société séculière se livre alors dans Genève. Les prêtres avaient décidé que les placards seraient partout arrachés ; aussi on entendait des cris, des cliquetis d’épées, un grand bruit de discorde et de bataille, non seulement devant le porche de Saint-Pierre, mais dans les rues environnantes, et presque dans toute la ville. On ne voyait, dit-on, que rixes, conflits, épées dégainéesg… Deux hommes du parti des prêtres furent blessés au bourg de Four. Les magistrats, instruits de ce qui se passait, accoururent et séparèrent enfin les combattants.

g – « Hinc rixæ, conflictus et enses utrinque expediti. » (Geneva restituta, p. 37.)

Goulaz, sans doute, ne représentait pas la Réforme ; il n’était qu’un patriote genevois, un peu vif ; mais l’Église romaine ne pouvait renier un chanoine ; il était bien son représentant ; aussi l’on se demandait si elle prétendait combattre l’Évangile par des soufflets et des coups d’épée. Pendant cette rude escarmouche entre les ultramontains et les huguenots, un seul parti s’était tenu à l’écart et se réjouissait tout bas ; c’étaient les partisans de Savoie, ils pensaient que puisque les deux partis genevois se battaient entre eux, on les verrait, fatigués des discordes civiles, plier les uns et les autres le genou sous l’empire du gouvernement absolu de Son Altesse sérénissime. La division ferait leur forceh.

h – « Dissidiis civilibus fessa imperium acciperent. » (Geneva restituta, p. 38.)

La nouvelle de cette bataille arriva bientôt à Fribourg. Déjà on y avait parlé d’un certain maître d’école qui prêchait l’Évangile à Genève, et l’affiche qui avait remué toute la ville était, pensait-on, le résultat de ses prédications. Fribourg fut ému, car il y avait eu dans cette affaire non seulement un coup porté à un Fribourgeois, mais, ce qui était plus alarmant encore, un coup porté à la papauté. Le 24 juin, le conseiller Laurent Brandebourg arriva à Genève, et ayant été admis devant le conseil, il se plaignit, au nom de ce canton catholique, de ce qui s’était passé, et surtout des livres et placards qui induisaient à la nouvelle loi, et jetaient du mépris sur l’autorité de l’évêque et du pape. « De tous côtés, dit-il, on nous assure que vous êtes de la loi luthérienne. S’il en est ainsi, Messieurs, nous déchirerons les lettres de l’alliance et nous en jetterons les morceaux à vos pieds. » Ces paroles, accompagnées d’un geste énergique, effrayèrent le conseil. « Jamais, se disaient les syndics, l’alliance de Fribourg ne nous a été plus nécessaire. » Il y avait encore parmi les Genevois beaucoup de zélés catholiques-romains ; les évangéliques n’étaient guère que des exceptions ; un bon nombre, nous l’avons dit, se trouvaient dans un certain milieu négatif. La menace de Fribourg troubla les magistrats. « Nous ne sommes point luthériens ! » répondit le premier syndic. « Eh bien, reprit le catholique Brandebourg, citez Goulaz devant la cour ecclésiastique. » Le conseil répondit que les grands pardons avaient été placardés à son insu, qu’il désapprouvait cette licence, que Goulaz n’avait frappé le chanoine qu’à son corps défendant, après avoir reçu de lui un soufflet et lui avoir vu tirer contre lui l’épée, et que néanmoins il avait été mis à l’amende. Le conseil ajouta qu’il ferait encore plus pour satisfaire Fribourg. Et aussitôt il fit défendre, à son de trompe, d’afficher aucuns écrits sans permission. Puis comme les prêtres criaient encore plus fort contre Olivétan que contre Goulaz, les syndics ordonnèrent que, pour le présent, le maître des écoles cesserait de prêcher l’Évangilei. »

i – « De prædicante Evangelii. » — Registres du Conseil des 24, 27, 30 juin, et du 25 juillet. — Spon, Hist. de Genève, 11, p. 463.

On crut avoir ainsi coupé le mal par la racine. Le parti ultramontain, ravi de ce triomphe, pensa le moment arrivé pour opérer une complète réaction. Les prêtres commencèrent la chasse aux saintes Écritures, visitant les familles et exigeant qu’on leur remît les Nouveaux Testaments.

Les murmures éclatèrent : « On veut, dirent les huguenots, nous ôter l’Évangile de Jésus-Christ, et à la place on nous donnera… quoi ?… la fable romaine Il nous faudra lire de nouveau les contes de la légende dorée. Certes, c’est bien assez de les entendre à l’église ! » Baudichon de la Maison-Neuve et ses amis pressèrent le conseil de se montrer chrétien. Ils lui représentèrent que c’était une honte de voir les prêtres et les moines faire si peu de cas des évangiles et des épîtres, et remplir les oreilles des auditeurs d’inventions humaines. Olivétan leur avait souvent répété qu’il ne s’agissait pas d’introduire une nouvelle religion, mais de rétablir l’ancienne, celle des apôtres ; cette idée, si simple et si vraie, était facilement reçue. Le triomphe que les prêtres avaient rêvé se transforma en un triomphe de l’Évangile. « Le parti des luthériens, dit un ancien manuscrit, ou, comme ils se nommaient, des évangéliques, devint tous les jours plus nombreux et plus fort parmi le magistrat et le peuplej. » Les amis de la Réformation, qui se trouvaient dans le conseil, commencèrent à parler courageusement des droits de la Parole de Dieu. Ceux des conseillers qui n’étaient pas luthériens étaient en général des hommes honnêtes, qui trouvaient très chrétien et même très catholique qu’on prêchât l’Évangile et non la légende. Ils ne voulaient pas qu’il fût dit que l’Église à laquelle ils appartenaient s’appuyât sur des visions et de faux miracles. Aussi le conseil ordonna, à ce qu’il semble à l’unanimité, au grand vicaire de Gingins de Bonmont, de faire en sorte que dans toutes les paroisses et dans tous les couvents, on prêchât l’Évangile selon la vérité, sans y mêler aucunes fables et autres inventions humainesk. » Les évangéliques, à leur tour, triomphaient de cette ordonnance. Ils savaient que, dans l’intention du magistrat, elle n’avait pas pour but d’abolir le culte romain ; toutefois elle était le premier acte officiel fait à Genève dans un sens favorable à la Réformation. Aussi entourèrent-ils de leur respect les syndics sous lesquels cet arrêté fut pris ; c’étaient Guillaume Hugues, frère de Besançon ; Claude Savoie, homme d’une grande énergie ; Ami Porral, plein d’esprit et d’intelligence, déjà gagné à l’Évangile, et Claude Du Molard.

j – Manuscrit de Berne, Histoire helvet., V, p. 18.

k – Registres du Conseil des 30 juin, 12 juillet, 20 août. — Spon, Hist. de Genève, II, p. 464-466.

On ne pensait pas de même au dehors. Les prédications qui se faisaient « dans les maisons de Genève, » « l'abominable hérésie luthérienne qui était enseignée jusque dans les écolesl, » avaient causé une vive alarme dans les provinces catholiques voisines de cette ville ; la proclamation du grand pardon général de Jésus-Christ l’augmenta. A Chambéry, les esprits étaient fort agités. Les uns, hors d’eux-mêmes, eussent voulu que les foudres du ciel fussent lancées contre Genève ; les autres, plus miséricordieux, peut-être plus prudents, voulaient conjurer les Genevois, même avec larmes, de rester fidèles à la papauté. Il y avait alors à l’évêché de Chambéry un grand concours de prêtres ; un nonce du pape se trouvait en passage dans cette ville, et l’archevêque, le nonce et ceux qui les entouraient s’entretenaient de Genève, en en déplorant tous à l’envi l’apostasie. Le nonce, romain violent, voulait immédiatement porter les faits à la connaissance du pape, afin que la cour de Rome procédât selon la rigueur des lois ecclésiastiques. L’archevêque l’arrêta ; il préférait faire d’abord une démarche auprès du conseil. En effet, il écrivit aux syndics une lettre, dans laquelle après avoir articulé les rapports divers à la charge des Genevois, il ajoutait : « Sera-t-il vrai que de tels faits se passent dans une ville renommée de toute antiquité pour sa foi ?… Ce serait si grave, que nous devrions incessamment les porter à Rome… Mettez-nous à même de dire au saint-père que vous conserverez une foi perpétuelle envers le saint-siège apostoliquem. » Les syndics, qui ne voulaient se prononcer ni pour Rome, ni pour Wittemberg, furent dans un grand embarras. L’un d’eux pourtant trouva le moyen d’en sortir. « Ne répondons rien, » dit-il. En effet, le messager de l’archevêque étant venu chercher sa réponse, les syndics le firent entrer, et se contentèrent de lui donner de bouche ce message : « Dites à Monseigneur que nous voulons vivre chrétiennement et selon la loi de Jésus-Christ ! » L’archevêque, le nonce et le pape pouvaient entendre cela comme il leur plairait. On vit bientôt que Rome et la Savoie ne se souciaient nullement de laisser vivre Genève selon la loi de Jésus-Christ, qu’il invoquait.

l – Archives de Genève, n° 1069.

m – Archives de Genève, n° 1069. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 466. — Gaberel, I, p. 110.

Mais si la papauté s’inquiétait, les chrétiens évangéliques se réjouissaient. Ils croyaient qu’une position importante était conquise par la Réformation ; et, supposant les Genevois plus avancés dans la foi qu’ils ne l’étaient en réalité, ils triomphaient à l’avance des victoires que ces nouveaux membres du corps évangélique feraient remporter à l’étendard commun. « Les Genevois, disait l’un, sont de vrais chevaliers chrétiens, qui, n’ayant point égard aux hommes transitoires, ne craignent pas de déplaire à leurs supérieurs, ennemis de la vérité. Les Genevois, disait un autre, sont des hommes énergiques ; s’ils embrassent l’Évangile, ils sauront le répandre ailleursn. »

n – Ruchat, III, p. 186-140.– Épître des amateurs de la sainte Évangile de Payerne à ceux de Genève. — Archives de Genève, n° 1070. — France Protestante, art. Saunier.

Les anciens évangéliques firent davantage ; ils se sentirent pleins d’amour pour les évangéliques nouveaux. Ils voulaient leur souhaiter la bienvenue, leur tendre une main fraternelle, les recevoir, avec la charité de Christ, dans cette humble et petite Église, qui devait croître d’année en année et de siècle en siècle. De plus, leur illusion n’était pourtant pas complète ; ils connaissaient l’état moral des Genevois ; ils savaient que le petit troupeau était faible encore, qu’il commençait à peine à balbutier le nom de Jésus-Christ et à marcher dans sa voie. Ces vieux chrétiens voulaient donc s’approcher de lui comme un père de son enfant, le prendre par la main, lui montrer les dangers qui l’entouraient, le conjurer de demeurer ferme et de croître dans cette foi qu’il commençait à confesser avec courage.

Entre les Alpes et le Jura, entre Lausanne et Berne se trouve une petite ville, formée il y a bien des siècles, autour d’une abbaye que la fameuse reine Berthe avait déclarée franche de toute domination, même de celle du pape, et qui, en 1208, avait résisté à l’empereur Rodolphe de Habsbourg. Dans une maison de cette ville, Payerne, se trouvaient réunis, en juillet 1532, de pieux chrétiens, avec leur pasteur Antoine Saunier, de Moirans en Dauphiné, ami de Farel. Ils s’entretenaient de la destruction du royaume papistique, des nouvelles qu’ils recevaient de Genève, et ils étaient pleins de l’espoir que cette cité contribuerait bientôt à cette destruction tant désirée. L’un d’eux proposa d’adresser une lettre aux Genevois. On se mit aussitôt à l’écrire ; et voici les paroles que ces simples chrétiens envoyèrent à la cité épiscopale :

« Nous avons entendu que le Dieu de gloire vous a visités de sa grâce, comme ses enfants élus, et que maintenant il vous appelle de sa voix éternellement salutaire. Bien-aimés en Jésus-Christ, recevez la parole du grand Pasteur, qui s’est donné une seule fois, et s’est sacrifié en hostie vivante, pour le salut de tous croyants. Dieu vous manifeste les grandes richesses de sa gloire ; il nous invite à délaisser les doctrines des hommes et à prendre celle de notre seul Sauveur Jésus-Christ, laquelle fait de nous de nouvelles créatures et des héritiers du royaume de Dieu. Croyez à cette doctrine, de bon cœur, sans honte ni crainte des hommes ; ayant l’assurance qu’elle est bonne, sainte, seule salutaire, et que toutes les autres qui lui sont opposées sont méchantes et condamnables. N’ayez point crainte du grand nombre et de la puissance de vos ennemis ; mais pour l’amour de Jésus-Christ, qui a accompli votre rédemption, et qui nous donne la rémission de tous nos péchés, soyez prêts à abandonner, non seulement vos honneurs, vos biens, vos parents, mais encore à renoncer à vous-mêmes, déclarant avec le bon saint Paul, que ni la gloire, ni la tribulation, ni la mort, ni la vie ne vous sépareront de l’Évangile du salut…

Or, donc, nous vos frères, en la génération seconde et spirituelle, nous prions le Père de gloire, d’achever ce qu’il a commencé en vous, et d’éclairer les yeux de votre cœur par la vraie lumière évangélique, afin que vous puissiez connaître les grandes et inexprimables richesses, préparées à tous ceux qui sont sanctifiés par le sang de Jésus-Christ. Renoncez donc au prince de ce monde et à tous ses satellites, sous la bannière desquels vous et nous nous avons cheminé, et reconnaissez notre Seigneur pour seul maître, seul Dieu et seul Sauveur, qui donne le royaume des cieux pour rien. Suivez, non ce qui vous semble beau et bon, mais uniquement le commandement de Dieu, notre bon Père, n’y ajoutant rien, n’en retranchant rien. Que sa grâce soit écrite en vos cœurs, et que vous la distribuiez à ceux qui sont encore ignorants et infirmes, par une douce et aimable instruction ; en sorte que le troupeau de Jésus-Christ soit journellement augmenté par vous. Notre Seigneur Dieu est pour vous, lui contre lequel le monde entier ne peut rien. Soyez les garde-enseignes sur la terre des trésors de notre Sauveur, et que par votre moyen le saint Évangile soit manifesté en plusieurs pays. »

Le conseil déposa l’épître dans les Archives de la ville, où elle se trouve encore aujourd’huio. Genève était encore loin du christianisme pur et vivant que cette lettre respire. Le combat entre Goulaz et Wernly, le tumulte dont fut accompagné dans toute la ville la publication faite par Baudichon de la Maison-Neuve et ses amis, ressemblaient peu (l’impartialité nous fait un devoir de le reconnaître) au tableau plein de douceur que Jésus-Christ nous trace quand il dit du serviteur de Dieu : Il ne contestera point, il ne criera point, et personne n'entendra sa voix dans les rues.p Mais ce n’est que peu à peu que le vieil homme s’efface, et que le nouvel homme paraît. C’eût été trop peut-être que de s’attendre à ce que ces énergiques huguenots, qui défendaient leur liberté avec le courage des lions, devinssent tout à coup des agneaux. Mais déjà alors il y avait, dans cette ville, des âmes qui estimaient par-dessus toutes choses le grand pardon de Jésus-Christ. Cette proclamation du salut gratuit, que nous avons racontée, signale une époque importante dans l’histoire de la Réformation de Genève. Toutes les religions humaines attribuent aux hommes, à leurs œuvres, à leurs pratiques, l’acquisition du salut ; la religion divine seule, c’est-à-dire l’Évangile, déclare que Dieu le donne, qu’il le donne en Jésus-Christ, et que quiconque en reçoit l’assurance en son cœur devient une nouvelle créature. Tel fut l’étendard arboré dans Genève en 1532. Des serviteurs de Dieu, recueillis ou nés dans cette cité, devaient en être, selon la belle expression de l’Épître de Payerne, « les garde-enseignes sur la terre ; » et, le tenant d’une main ferme, ils devaient être appelés, plus que d’autres peut-être, à le « manifester en plusieurs pays. »

o – Epître des amateurs de la sainte Évangile de Payerne à ceux de Genève. Archives, n° 1070.

pMatthieu 12.19.

Tout annonçait que l’œuvre de la rénovation genevoise avançait, et pourtant elle avait encore de nombreux obstacles à vaincre et de grands travaux à faire. De puissants ouvriers allaient paraître pour les accomplir.

Jusqu’à présent le souffle de la Réformation est arrivé à Genève des plaines de la France et des montagnes de la Suisse. Les hommes de Dieu qui doivent le plus travailler à la transformation de cette cité, Farel en particulier, n’ont agi sur elle que du dehors. Mais encore deux mois, et ce vaillant évangéliste entrera dans la ville des huguenots ; d’autres le suivront ; ils en ressortiront, chassés par les amis de Rome ; ils y reviendront avec une décision nouvelle, et travailleront avec un zèle infatigable, jusqu’à ce qu’après de longues ténèbres, on y voie luire enfin la lumière de Jésus-Christ.

L’antique cité n’a pas alors à lutter avec un seul parti ; elle est attaquée à la fois par deux bandes contraires, assiégée d’un côté par l’évêque, de l’autre par les réformateurs. De ces deux armées, quelle est celle qui l’emportera ? — Genève, chose étrange, repousse à la fois l’une et l’autre. Cette ville serait-elle donc destinée à n’être ni du côté droit ni du côté gauche, ni évangélique ni romaine ? Il ne peut en être ainsi, et divers symptômes semblaient alors indiquer la solution prochaine.

Le fanatisme du clergé genevois, le respect des magistrats pour les institutions existantes, l’énergie avec laquelle une partie du peuple repoussait la réformation semblaient indiquer que le mouvement, dont Genève était alors agité, aboutirait simplement à l’abolition du pouvoir temporel de l’évêque.

Mais d’autres signes paraissaient annoncer un autre avenir. A mesure que l’amour de la Parole de Dieu croissait dans les cœurs, on y voyait diminuer le respect pour la religion romaine. Les chrétiens évangéliques se disaient que le salut était une chose éternelle, tandis qu’un gouvernement, même ecclésiastique, n’était qu’une chose temporelle ; que les droits de la vérité primaient toutes les prétentions cléricales, et que l’autorité des Écritures était supérieure à celle de tous les pontifes.

De plus, un nouvel élément paraissait. La société ecclésiastique était tombée dans le sommeil et dans la mort ; au seizième siècle, la Réformation la réveilla et lui rendit la vie et l’activité. Farel est l’un des types les plus remarquables de cette animation chrétienne ; son dévouement sans bornes, ses infatigables travaux devaient, le bras de Dieu étant avec lui, lui assurer la victoire. Il est vrai que cette nouvelle force se tourna bientôt contre la Réforme. L’Église romaine se réveilla, s’agita, surtout après la fondation de l’ordre des jésuites ; mais son activité différa grandement de celle des réformateurs. Celle-ci descendait d’en haut ; celle du clergé romain vint d’en bas. Quoi qu’il en soit, la papauté devint bientôt aussi énergique que le protestantisme. C’était un danger pour lui ; peut-être était-ce aussi un bienfait. Si les adversaires étaient restés dans leur sommeil, la Réformation eût pu finir par s’endormir elle-même. Mieux vaut l’activité qu’une immobilité sans espoir. Qu’il y ait lutte seulement ! Par la lutte, l’Église s’épure, le chrétien grandit, et la cause de la vérité et de l’humanité triomphe.

Genève allait connaître de telles luttes, plus qu’il ne l’avait fait, et l’action dans ses murs allait devenir de jour en jour plus chaude. Combats au dehors, combats au dedans. La Réformation naissante et la liberté antique (et pourtant nouvelle), verront encore se ranger contre elles l’évêque, le duc, l’Empereur, les gentilshommes, leurs vassaux, les troupes savoyardes ; plus, des bandes italiennes aguerries, et parmi ceux qui les commanderont, tel des meilleurs capitaines du siècle… En même temps la bataille commencera au dedans avec furie. La papauté, alarmée en voyant un de ses sièges les plus antiques gravement menacé, poussera un cri de colère ; tous les amis du sacerdoce romain se réveilleront, s’agiteront, combattront ; l’opposition furieuse lèvera une tête irritée. Il n’y aura pas seulement des conseils secrets, des complots perfides, des prédications fanatiques, des disputes ardentes ; mais aussi des tumultes dans les rues, des sergents armés s’efforçant d’arrêter la prédication de la Parole, des canons braqués sur les places, des coups d’épée, des coups d’arquebuse, des coups de poignard, des prisons, des exils, des empoisonnements… A la vue de ces combats violents, de ces calamités répétées, la pensée de l’historien se trouble, elle s’égare peut-être. Il lui semble que les puissances des ténèbres déployent leurs forces dans cette vieille cité. Il croit voir cet être mystérieux, qu’un grand poète nous montre, dans des vers immortels, complotant la ruine du monde, au moment où il sortait, souriant d’innocence et de gloire des mains de son Créateur, — Satan, s’il faut le nommer par son nom, — descendre, comme jadis en Eden, jeter l’ombre immense de ses vastes ailes sur les Alpes gigantesques, leurs blanches sommités, leurs lacs calmes et limpides, leurs collines riantes, s’abattre sur les tours de l’antique cathédrale, pour combattre les conseils du Roi des Cieux, et s’opposer, en répandant partout sa ruse et sa furie, à la nouvelle création d’un monde nouveau :

…… He wings his way
Directly towards the new created world,
And Man there placed, with purpose to assay
If Him by force he can destroy, or, worse,
By some false guile pervertq

q – Milton, Paradise lost, Book III.)

Mais à tous ces efforts des ténèbres, les hommes de l’Évangile opposeront les armes resplendissantes de la lumière. Ils proclameront l’amour de Dieu ; ils annonceront l’œuvre de Christ ; ils publieront la grâce. Ils répéteront avec Jésus-Christ que la chair ne sert de rien ; c’est-à-dire que les grandeurs d’une hiérarchie superbe, la puissance d’une royauté temporelle, la multitude de ses serviteurs en tant de contrées et sous tant d’uniformes divers, les pompes par lesquelles son culte cherche à captiver les sens, les oracles de ses traditions, revêtus quelquefois des séductions de la philosophie humaine, — que tout cela est inutile ; — que la puissance est à Dieu, que le salut est dans la folie de la croix, et que c’est l’Esprit qui vivifie. Et grâce aux armes spirituelles qu’ils emploieront, deux ou trois humbles organes de la Parole de Dieu, dissiperont les conseils de leur redoutable adversaire, détruiront ses forteresses, et abaisseront jusque dans la poudre les hauteurs qu’il élevait contre la connaissance de Dieu. Le rude Farel, le doux Viret, le faible Froment vaincront dans Genève les puissances de Rome, même avant que Calvin, le grand capitaine, y paraisse. Dieu prend les choses faibles de ce monde, afin de couvrir de confusion les fortes, et il choisit celles qui ne sont pas afin d’abolir celles qui sontr.

r1 Corinthiens 1.27-28.

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