L’opposition aux doctrines de saint Augustin que saint Prosper avait combattue avait son siège principal dans les deux monastères provençaux de Saint-Victor de Marseille et de Lérins. Là, on ne se contentait pas de prier : on étudiait et on écrivait aussi. De ces deux centres, du second surtout, sortit, au ve et au vie siècle, toute une pléiade d’hommes et d’évêques non moins remarquables par leur science que par leur piété, et dont plusieurs ont laissé des ouvrages.
L’un des plus connus est l’abbé de Saint-Victor, Jean Cassien. Il était né, vers 360-370, en Scythie sur la rive droite du Bas-Danube, d’une famille chrétienne et aisée, et avait fait de bonnes études qu’il put encore compléter à Bethléem, où il passa deux ou trois ans (387-389) dans un monastère. Ses dix années suivantes s’écoulèrent à peu près complètement dans la Basse-Egypte : il en visita les solitaires et s’initia à leur doctrine et à leur vie. Vers l’an 400, on le trouve à Constantinople ; il y est ordonné diacre par saint Chrysostome, assiste à la disgrâce du grand archevêque et, en 405, vient à Rome porter à Innocent Ier l’appel du clergé fidèle en faveur de l’exilé. S’il retourna à Constantinople, son séjour y fut de peu de durée. Il revint à Rome, puis se fixa définitivement à Marseille (vers 410), où il fonda, l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, deux monastères que sa direction fit prospérer. Sa mort se place en 435. Bien que la vie religieuse et cénobitique existât déjà en Gaule avant Cassien, l’impulsion décisive et les règles qu’il lui donna l’ont fait considérer comme le père du monachisme dans notre pays. Plusieurs Églises de Provence l’honorent comme un saint.
Il reste de Cassien trois ouvrages considérables. Le premier en date, De institutis coenobiorum et de octo principalium vitiorum remediis libri XII, fut écrit entre 419-426 à la demande de l’évêque d’Apt, Castor. Il traite, dans les livres i-iv, de l’habit et de la prière des moines et de la réception des novices ; dans les livres v-xii, de la lutte contre les huit vices capitaux.
Le deuxième, Collationes summorum Patrum, est le plus connu des écrits de Cassien. Ces Conférences, au nombre de vingt-quatre, rapportent les entretiens que Cassien et son ami Germain avaient eus en Egypte avec les principaux solitaires qui y habitaient. L’ouvrage se divise en trois parties, précédées chacune d’une préface, et publiées d’abord séparément. Les conférences i-x, achevées vers 426, sont adressées à Léonce, évêque de Fréjus et au moine Hellade ; les conférences xi-xvii le sont à saint Honorat de Lérins et à Eucher, le futur évêque de Lyon : elles datent de 426 ; enfin les sept dernières conférences (xviii-xxiv) sont dédiées aux moines des îles d’Hyères (428). C’est dans ces entretiens, et surtout dans la conférence xiii, que Cassien laisse percer les erreurs semi-pélagiennes contre lesquelles saint Prosper s’éleva si vivement. Cette circonstance n’empêcha pas le succès du livre. Saint Eucher fit un extrait des Conférences comme des Institutions, et de bonne heure les deux ouvrages furent traduits en grec. Les Conférences, remarquait Cassien lui-même, complétaient les Institutions, celles-ci traitant surtout de l’extérieur, celles-là de l’intérieur de la vie des moines.
Enfin, nous avons de l’abbé de Saint-Victor un troisième ouvrage, De l’incarnation du Seigneur, contre Nestorius, réfutation de l’hérésiarque écrite à la demande du diacre, plus tard pape Léon, en 430 ou 431, avant le concile d’Éphèse. Le traité, qui comprend sept livres, a naturellement été éclipsé par les réfutations de saint Cyrille venues après lui.
On a vu que plusieurs des conférences de Cassien sont dédiées à saint Honorat et à saint Eucher. Honorat est, au commencement du ve siècle, le fondateur du célèbre monastère de Lérins. En 426, il devint archevêque d’Arles, et mourut en 428 ou 429. Sa Règle et sa correspondance ne sont connues que par des citations fragmentaires. Saint Euchera, d’abord moine à Lérins et à l’île Sainte-Marguerite après avoir quitté le monde vers 410, lut élevé, vers l’an 434, sur le siège de Lyon, et mourut vers l’an 450-455. Outre l’extrait des œuvres de Cassien dont il a été question ci-dessus, il a laissé une lettre à Hilaire De laude eremi, une autre à Valérien De contemptu mundi et saecularis philosophiae et, à ses deux fils, Veranus et Salonius, deux ouvrages destinés à leur faciliter l’intelligence de l’Écriture : Formularum spiritalis intelligentiae ad Veranum liber unus ; Instructionum ad Salonium libri duo. Il est probable qu’Eucher est aussi l’auteur du fameux récit du martyre de la Légion thébaine (Passio agaunensium martyrum, sanctorum Mauricii et sociorum ejus). Quant à la collection de ses homélies, le travail reste à faire de démêler celles dont il est l’auteur de celles qu’on y a jointes. Tous les critiques ont loué en saint Eucher l’art difficile, de persuader et la pureté du style. — De ses deux fils, Salonius, évêque de Genève (ou de Vienne), a écrit des Explications mystiques sur les Proverbes et sur l’Ecclésiaste.
a – A. Gouillou, Saint Eucher et l’Église de Lyon au Ve siècle, Lyon 1881.
Saint Honorat eut pour successeur, soit à Lérins, soit à Arles, saint Hilaire († vers 449), esprit de haute distinction, qu’il avait conquis à la vie religieuse. On a de saint Hilaire une Vie de saint Honorat et une courte lettre à saint Eucher ; mais son biographe lui attribue en outre des homélies, une explication du symbole, de nombreuses lettres et des vers. Ce biographe est, pense-t-on, l’évêque de Marseille appelé aussi Honorat († vers 492-496), auteur en plus de nombreuses homélies et de Vies édifiantes (perdues).
De Lérins encore sortit, saint Loup, évêque de Troyes (427-479), dont la vaste correspondance a péri à peu près complètement. Mais à Lérins même a vécu et est mort (avant l’an 450) le moine Vincent, l’auteur du fameux Commonitorium si connu des théologiens. C’est en 434 que Vincent, qui s’était retiré du monde à Lérins, écrivit non pas un mais deux Commonitoria (notes consignées par écrit pour aider la mémoire), ne formant à vrai dire qu’un seul ouvrage, et destinés à fixer les règles à suivre par les catholiques pour discerner, quand surgissait une controverse, où se trouvait la vérité. Le premier Commonitorium indique comme règles de foi l’Écriture et la tradition, et définit la vraie tradition quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est. Le second Commonitorium, dont on n’eut peut-être jamais qu’un résumé rédigé par l’auteur lui-même, faisait l’application de ces principes aux hérésies récentes, et notamment au nestorianisme. Ce petit livre, écrit en un style élégant et relativement pur, a obtenu auprès des controversistes le plus grand succès, encore qu’on ait contesté la parfaite justesse de quelques-unes de ses formules. Il est probable que l’auteur professait sur la doctrine de la grâce de saint Augustin les idées de Cassien, et que l’augustinisme lui-même est visé aux chapitres 26 et 28 de son livre. Mais il n’est pas démontré que Vincent soit l’auteur des Objectiones Vincentianae réfutées par saint Prosper.
Le monastère de Lérins devait encore donner, dans la suite, des écrivains remarquables : nous les retrouverons. Signalons seulement ici, avant de quitter le midi de la Gaule, deux autres écrivains de cette époque qui lui appartiennent : le prêtre et moine Evagrius (Gennadius, Vir. ill., 50), auteur de l’Altercatio Simonis judaei et Theophili christiani, œuvre faite de morceaux empruntés (vers 440) ; et l’évêque de Cemele (près de Nice), Valérien (milieu du ve siècle), dont on a vingt homélies et une Epître aux moines, de caractère ascétique.