Le propre de la doctrine des œuvres gît dans la prétention de l’homme de se créer à lui-même une justice devant Dieu, c’est-à-dire un état de droit en face de lui, fondé sur l’accomplissement de certaines prestations consistant en actes et observances extérieures, en dispositions et vertus intérieures, que ces actes et ces dispositions soient en tout ou en partie le produit des forces morales supérieures déposées en l’homme.
Cette doctrine implique la méconnaissance de plusieurs principes fondamentaux de la religion et de la morale, c’est-à-dire du rapport primordial de la créature au Créateur et surtout de l’état présent de l’homme et de la nature humaine, déclarée par l’Ecriture pécheresse et coupable devant Dieu.
Le rapport primitif et normal de Dieu à la créature est méconnu dans la doctrine de la propre justice ; car nous avons établi que, même dans l’état normal, la créature ne peut revendiquer devant Dieu d’autres droits que ceux qui se trouvent fondés sur la grâce divine elle-même, ce qui supprime d’avance tout mérite de sa part devant Dieu.
La portée des exigences de la loi et de la justice divine envers l’homme est également méconnue ; car, tandis que cette loi vise l’état moral de l’homme à tous ses moments et dans toutes ses parties, les prestations morales de l’individu (ἔργα νόμου) sont nécessairement isolées et sporadiques, et il résulte, de ce chef déjà, un déficit de l’œuvre humaine en regard de l’obligation morale absolue.
La doctrine de la propre justice repose également sur la méconnaissance de la nature du péché et de ses conséquences, de la justice divine et de ses droits. Car, la justice divine réclamant une réparation complète pour les offenses passées, en même temps qu’elle requiert la totalité des forces morales disponibles pour chaque moment actuel, il en résulte dans la vie du pécheur, coupable devant Dieu, même si, par impossible, il arrivait à réaliser dorénavant l’idée et la loi morale dans sa plénitude, un nouvel écart, absolument irréductible par ses propres vertus, entre son état moral et son devoir ou le droit absolu de la justice divine à son égard.
Cette doctrine méconnaît enfin l’état naturel de l’homme, qui est un état continu d’impuissance, de misère et de souillure, et ne comporte dès lors, pour autant que l’homme est réduit à lui-même et à ses propres forces, que des amendements partiels. Or, le paradoxe de la morale biblique, c’est qu’en l’absence sur la terre d’une œuvre humaine ou d’une prestation morale qui satisfasse pleinement aux exigences de la loi de Dieu et de la justice absolue, et qui place l’homme dans un rapport normal vis-à-vis de Dieu (c’est là le sens de δικαιοσύνη), il a plu à Dieu d’instituer par un décret de sa libre grâce une justice nouvelle qui établit un rapport nouveau entre l’homme et Dieu, et qui accomplit ce que l’observation parfaite et effective de la loi eût dû faire, donnant ainsi pleine satisfaction au postulat de la justice divine, tant rétributive qu’impérative.
La foi, telle que nous l’avons définie, la foi sans les ἔργα νόμου, est cette justice-là, valable devant Dieu parce qu’elle est instituée par lui ; c’est ainsi que nous comprenons le texte classique Romains 1.17 : δικαιοσύνη γὰρ θεοῦ ἐν αὐτῶ ἀποκαλύπτεται ἐκ πίστεως εἰς πίστιν. Ce n’est donc pas la justice comme perfection divine qui est ici mentionnée (il faudrait l’article devant δικαιοσύνη) ; ce n’est pas la justice de Dieu, mais une justice de l’homme, instituée par Dieu même, reconnue et sanctionnée par lui, procédant de lui ; et ce nouvel état de l’homme, satisfaisant désormais au droit divin et reconnu valable devant la justice divine, ἐνώπιον τοῦ θεοῦ (comp. Romains 3.20), c’est la foi.
C’était déjà le sens de Genèse 15.6, ce texte fondamental de l’histoire du salut, puisqu’il contient le secret de la vie du père des croyants : « Abraham crut à l’Éternel, qui le lui imputa à justice. » Cette sentence signifie qu’au sein de toutes les imperfections, des défaillances et des chutes du patriarche, sa foi fut tenue devant Dieu pour une justice suffisante pour les couvrir, pour une satisfaction suffisante donnée aux saintes exigences de la loi divine.
En même temps que le pélagianisme grossier, qui attribue un mérite aux ἔργα νόμου, les passages que nous venons de rappeler écartent le mysticisme, qui n’est qu’un pélagianisme subtilisé, et qui consiste à accorder la même valeur aux œuvres de la foi, aux ἔργα πίστεως, et en particulier à l’œuvre souveraine, à l’amour. C’est la doctrine dite de la justice infuse, qui fait de la sanctification réelle et déjà réalisée du croyant la condition et la mesure de sa justification objective et veut qu’il ne soit déclaré juste que pour autant qu’il l’est, réellement et effectivement. Cette doctrine, qui fut défendue par Beck avec une ardeur qui ne s’est jamais démentie, a été examinée et critiquée dans notre Dogmatique, et elle nous paraît réfutée par tous les passages qui enseignent que c’est la foi comme telle, à son premier degré et indépendamment de tout fruit, qui est imputée à justice.
Le mysticisme catholique ramenait l’œuvre du dehors au dedans, de l’acte extérieur, de la prestation légale, à l’amour qui l’inspire, attribuant le mérite conjointement à l’œuvre et à la foi. On distinguait la fides informis et la fides caritate formata, quia caritas mater est omnium virtutum, quæ omnes informat, sine qua nulla vera virtus est. L’amour entrait donc dans la justice de, la foi comme le coefficient de la foi.
A l’appui de cette opinion, qui attachait à l’amour un pouvoir justifiant complétant celui de la foi, les docteurs catholiques citaient entre autres Luc 7.47, qui semble en effet rapporter le pardon que la femme a obtenu à l’amour qu’elle avait pour Jésus. Mais le contexte, tant la parabole des deux débiteurs qui précède (v. 42, comp. 47b) que la parole qui termine le récit (v. 50), prouve qu’ici comme ailleurs l’amour n’est pas le principe, mais la conséquence de la justification. Le οτι du v. 47 est un hellénisme tout semblable au langage des enfants, qui consiste à mettre en rapport avec la cause, par la conjonction causative, non pas sans doute l’effet lui-même, mais l’impression qu’elle a produite sur moi et qui la confirme à mon jugement. L’expression complète de la pensée serait donc celle-ci : « Ses péchés lui sont pardonnés, ce que l’on peut reconnaître à ce qu’elle a beaucoup aimé. » L’enfant dit : « Le soleil est levé, parce qu’il fait chaud. »
La parole 1 Pierre 4.8 : « La charité couvrira une multitude de péchés, » n’a pas davantage le sens que la charité efface les péchés de l’homme qui la pratique, mais, d’après l’original (Proverbes 10.12), qu’elle couvre les péchés de celui qui en est l’objet, c’est-à-dire que, selon les expressions de saint Paul, elle ne soupçonne point le mal et ne se réjouit point de l’injustice. Il faut interpréter de la même manière Jacques 5.20.
Mais si l’amour est supérieur à la foi en valeur intrinsèque (1 Corinthiens 13.13), la question se pose de savoir en vertu de quel principe c’est la foi et non pas l’amour, ou toute autre œuvre de valeur égale à la foi, qui est imputée à justice au pécheur. Admettrons-nous comme fondée l’objection faite par Beck à la doctrine de la justification par la foi seule, que dans ce cas Dieu ferait une déclaration non conforme à la réalité des faits ? Est-il vrai que la foi serait imputée à l’homme pour ce qu’elle ne serait pas ? Cette question revient à celle-ci : La foi est-elle imputée à justice au pécheur à raison de sa nature propre ou à raison de son objet ?
Que la foi ait une valeur morale qui lui soit propre, c’est ce qui paraît ressortir de tous les passages précités, et en particulier d’Hébreux 11.6, en même temps que de sa qualité même d’oeuvre morale. Se juger et se reconnaître le plus indigne, c’est se rendre eo ipso devant Dieu le plus digne ; se faire le plus petit, c’est s’élever dans l’ordre de l’esprit au rang suprême (Matthieu 18.1-5 ; Marc 9.35 ; Luc 18.10-15), par la même raison qui fait que l’orgueilleux s’avilit par sa tentative même d’acquérir une fausse élévation et une fausse gloire.
Mais, la valeur propre de la foi comme oeuvre morale étant admise, il resterait toujours à demander pourquoi cette œuvre aurait, plutôt que toute autre qui l’égalerait en valeur, un pouvoir justifiant, si la raison de l’imputation de justice faite à la foi résidait dans sa nature elle-même. Il résulterait aussi de là que cette justice imputée devrait avoir des degrés proportionnés à ceux de la foi, et que l’homme serait plus ou moins justifié devant Dieu selon qu’il serait plus ou moins croyant. C’est à cette conséquence que sont en effet poussés les partisans de la justice infuse ou de la justification effective, Beck entre autres, qui admet des degrés de justification proportionnés aux progrès de la sanctification. Mais cette conséquence est démentie par les textes scripturaires, qui montrent que l’état de justice est ou n’est pas ; qu’on n’est pas plus ou moins juste devant Dieu, plus ou moins pardonné ; que bien plutôt le premier acte de foi sincère et vivante justifie l’homme pleinement et parfaitement.
Si donc il est vrai, ainsi que nous l’avons établi, que les œuvres de l’homme ne sauraient jamais satisfaire au postulat de la justice divine, et que la foi soit une œuvre humaine, elle ne saurait à ce titre y satisfaire davantage, et la contradiction resterait insoluble.
Nous dirons donc : La foi satisfait au postulat de la justice divine, qui est absolue, non pas en raison de sa nature, mais en raison de son objet. Car, comme cet objet est parfait en lui-même, cette perfection de l’objet, appropriée à l’homme par la foi, compense l’imperfection de l’acte lui-même, ou plutôt l’imperfection de cet acte n’entre pas même en ligne de compte dans le résultat ; et pas plus la débilité de la main qui se tend pour recevoir le secours ne diminue la valeur du secours une fois reçu, pas plus l’imperfection de l’acte de la foi consistant à s’approprier une justice parfaite, absolue et égale pour tous, ne saurait diminuer la valeur de cette justice, dès qu’elle est devenue la propriété du sujet.
En effet, cette justice parfaite et égale pour tous, offerte au croyant, renferme le privilège d’être pardonné de toutes ses offenses et d’être réintégré dans le rapport filial à Dieu, qui est le rapport primitif et normal. C’est là l’élément commun et indispensable, et, pour ainsi dire, la condition sine qua non de toute grâce divine salutaire. Aussi la foi d’Abraham a-t-elle justifié le père des croyants devant Dieu au même titre et au même degré que les croyants régénérés de la Nouvelle Alliance ; car, en acceptant le commandement et la promesse de Dieu, au moment où Dieu lui parlait, il acceptait implicitement toutes les grâces futures, même celles qu’il ne connaissait pas encore, jusques et y compris la justice de la Nouvelle Alliance, assurée à l’humanité en Celui qui devait sortir de sa postérité ; et Dieu, devant qui le temps n’est pas, imputait à son serviteur en une fois tous les bienfaits futurs de l’Alliance dans laquelle il entrait par la foi. La promesse d’un pays et d’un fils n’était donc pour le père des croyants que le gage assuré du salut qui devait s’accomplir dans les temps à venir par la mort et la résurrection de Christ (Romains 4.24-25).
La différence entre les croyants de l’Ancienne Alliance et ceux de la Nouvelle ne réside donc pas dans la nature et l’essence de la foi, qui, à toutes les époques de l’histoire du salut, reste identique à elle-même, ni non plus dans son degré, — car la foi d’un fidèle de l’Ancienne Alliance a pu atteindre un degré supérieur à la foi de tel fidèle de la Nouvelle, — mais dans son objet. L’objet de la foi, dans l’Ancienne Alliance, ce sont des promesses temporelles, un salut à venir, sur le fondement d’un pardon et d’une justification déjà parfaits ; dans la Nouvelle, des promesses spirituelles, un salut accompli. La foi du fidèle de l’Ancienne Alliance lui est imputée à justice au même degré que dans la Nouvelle, puisque le terme de justice ne saurait comporter de degrés. Mais ici nous sommes portés à statuer deux privilèges du fidèle de la Nouvelle Alliance sur celui de l’Ancienne. D’abord, quant à la justification elle-même, elle ne pouvait, avant que le salut ne fût accompli, consister qu’en une série d’actes divins correspondant à une série d’actes de foi humains. C’est un de ces actes que nous rapportent Genèse 15.6, à l’égard d’Abraham, et Psaumes 32, à l’égard de David ; et la πάρεσις divine (Romains 3.25) couvrait par anticipation le cours ordinaire de la vie morale chez les fidèles. Dans la Nouvelle Alliance, la justification est un état qui couvre l’ensemble de la carrière. La seconde supériorité de la Nouvelle Alliance sur l’Ancienne consiste en ce que le fidèle justifié et pardonné de l’Ancienne n’a pas encore reçu le Saint-Esprit qui témoigne au-dedans de lui de sa qualité d’enfant de Dieu (Romains 8.14-16 ; 1Jean 3.1), le régénère et le sanctifie (comp. Psaumes 51 et Matthieu 11.11). Le croyant de l’Ancienne Alliance fut justifié par anticipation et en prévision de l’expiation future en Jésus-Christ, et mis par là-même au bénéfice de la πάρεσις divine ; le fidèle de la Nouvelle Alliance est justifié sur le fondement d’un fait accompli, et, croyant au Christ venu, possédant son Esprit, recevant de jour en jour la grâce qui sanctifie en même temps qu’elle pardonne, il a le droit de s’appeler enfant de Dieu. La grâce a créé chez lui une vie et un état.
Dans le sein de la Nouvelle Alliance elle-même, tous les croyants, également justifiés, ne sont pas également sanctifiés ; la grâce qui justifie est accordée au premier acte de foi ; elle est parfaite ou elle n’est pas ; la grâce qui sanctifie se proportionne aux degrés de la foi elle-même ou à la fidélité du croyant. Reprenons notre comparaison de tout à l’heure : le mendiant qui a saisi le don d’une main plus ou moins débile, le possède d’une manière absolue ; mais l’usage qu’il en va faire sera plus ou moins fructueux. Justifié par la foi, le croyant est replacé dans les conditions du salut, mais il n’est qu’à l’entrée ; l’obstacle que lui opposait la justice divine offensée est renversé ; mais il lui reste à marcher vers le but, qui est la perfection accomplie en sa personne.
Mais si l’homme est, selon l’Ecriture, justifié par la foi et, dès le premier acte de foi, réputé pleinement justifié, quelle est la nécessité de l’œuvre ? Car il semble ou bien que l’œuvre soit superflue, si la foi est seule suffisante, ou que la foi ne soit pas seule suffisante, si l’œuvre est encore réclamée. On a voulu résoudre la difficulté en attribuant à l’œuvre ce que j’appellerai la raison apologétique ou démonstrative. L’œuvre serait nécessaire à la foi pour la démontrer, et ce serait dans cet ordre de considérations qu’il faudrait placer la comparaison de Spurgeon rappelée plus haut. Nous ne nions pas que cette raison démonstrative de l’œuvre par rapport à la foi n’existe et que les œuvres ne doivent avoir ce rôle au jour du jugement, et nous pourrions dire en ce sens que les œuvres justifient la foi, comme la foi elle-même justifie le croyant. Mais il est certain aussi que, d’après l’Ecriture, la relation des deux termes n’est point épuisée par cette raison démonstrative et que l’œuvre est nécessaire à la conservation et au progrès de la grâce pour le sujet lui-même, et non pas seulement en vue d’autrui. L’Ecriture enseigne plus d’une fois que, si la foi seule suffit à procurer la justification, l’absence de l’œuvre suffit à la faire perdre. Nous dirons donc, à titre provisoire et sauf à revenir sur ce sujet, que l’absence de l’œuvre condamne, parce qu’elle accuse l’absence de la foi.