C’est à l’apologétique à établir la possibilité et la réalité du fait surnaturel. Il ne nous restera ici, la définition du miracle biblique une fois donnée, qu’à déterminer le rapport de l’action divine surnaturelle à l’activité divine générale.
L’ancienne dogmatique a distingué avec raison le miraculum du mirabile, avec lequel saint Thomas l’avait confondu. L’un était défini : eventus quorum ratio e naturalibus viribus omnino repeti nequit. Le fait purement et simplement insolite et relatif au degré d’inexpérience des témoins, était classé dans la catégorie du mirabile : qui admirationem et stuporem spectantibus movet.
On distingua aussi le miraculum suspensionis et le miraculum restitutionis : le miraculum potentiæ et le miraculum præscientæ ; les miracula naturæ et les miracula gratiæ, et l’on définissait le fait surnaturel : quando Deus vel absque mediis, vel præter aut super media, vel contra media eorum que naturam, sive, quod idem est, supra et contra ordinem a se institutum operata. Le miraculum præscientiæ sortait déjà de cette définition.
La conception moderne, même chez les partisans de la révélation, répugne singulièrement à la notion franche du fait surnaturel, et depuis le genevois Bonnet jusqu’à nos jours, on s’est efforcé de sauver à la fois le miracle et le principe réputé sacré de l’inviolabilité des lois de la nature. C’est ainsi que Meyer a soin de nous prévenir que les miracles de Jésus ne sont point contraires à ces lois, mais compris dans leur ordre, et il s’en réfère aux définitions d’Olshausen et de Nitzsch : « Le vrai miracle est un naturel supérieur ; — les miracles sont parfaitement conformes aux lois. »
Le miracle biblique n’est, selon nous, ni seulement l’éveil ou la sollicitation de forces jusqu’alors latentes dans la nature elle-même (saint Thomas), ni non plus la précipitation des forces préformatrices de tout organisme dans la nature et dans l’histoire (Beck)e.
e – Voir Vortes, 3te Lief, pages 318 et sq. Faute d’avoir reconnu la réalité de l’ordre naturel, Beck se voit embarrassé pour définir le fait surnaturel, qu’il paraît assimiler à l’accélération de la croissance du germe à l’origine de toute existence.
Nous définissons le miracle : Une action divine immédiate intervenant dans le cours régulier des forces physiques, pour suspendre, arrêter, rectifier, accélérer ou multiplier les effets de ces forces en vue d’un but supérieur à atteindre dans l’ordre moral ; en un mot : pour produire un effet qui n’eût pas existé sans l’accession de cette force supérieure.
Nous ne nous dissimulons pas que notre définition du miracle tombe en plein sous le coup de la réprobation de M. Bouvier :
« Quand on dit surnaturel, on entend ce qui est pleinement et authentiquement au-dessus de l’ordre. Eh bien ! je demande si une telle conception peut se faire admettre par celui qui prend au grand sérieux le qualificatif Esprit par lequel la Bible a défini Dieu. Si le Dieu Esprit a conçu, voulu, constitué l’ordre, comment sa liberté consisterait-elle à se mettre au-dessus de cet ordre ? Une liberté en rupture avec l’ordre, c’est le caprice, ce n’est plus la liberté, ce n’est plus l’esprit. Un Dieu indépendant des lois, c’est un Dieu brouillé avec lui-même ; c’est Dieu indépendant de Dieu : Dieu au-dessus de Dieu ; Dieu libre de n’être pas Dieu. Quel sophisme ou quel vain jeu d’espritf ! »
f – Nouvelles paroles de foi et de liberté. III.
La prémisse de notre définition du miracle se trouve dans le nom même de Jéhova, qui, d’après Exode 3.14, signifie : Je suis maître de moi comme de l’univers !
Le fait surnaturel divin que l’on affecte de tenir pour une excentricité ou un renversement de l’ordre universel, n’est que le degré culminant d’une longue série de faits similaires compris dans le champ de notre expérience. Les phénomènes de la vie sont surnaturels par rapport à la nature inorganique ; la sensation animale par rapport à la vie végétative ; les volitions humaines sont des forces supérieures aux ordres de la nature purement physique et psychique, intervenant dans le système des forces inconscientes pour en suspendre, en détourner ou en accélérer le cours en vue de fins intelligentes. Quand je jette une pierre en l’air, je neutralise pour un temps la force qui se nomme la pesanteur, devenue pour un instant tour à tour rivale et auxiliaire de la force de mon bras mue par ma volonté, et cela sans que je me croie de ce fait brouillé ni avec la loi de la pesanteur ni avec moi-même. Achevons notre ascension et nous rencontrons la force divine surnaturelle par rapport à la nature et à l’homme lui-même.
Les noms bibliques du miracle nous font considérer le fait surnaturel sous ses différents aspects et dans ses différents rapports. Ce sont, dans l’ordre ascendant : pélé, ταυμάσιον (mirabile) ; mopheth, τέρας (prodigium ; monstrum) ; oth, σημεῖον (signum) : c’est le miracle physique significatif du miracle moral prêt à s’accomplir ; gevourah, δύναμις ; beriah, κτίσις : c’est la répétition dans une sphère restreinte de la production primitive de l’être du sein du non-être.
L’action surnaturelle se distingue de l’action providentielle conforme à la nature, dont il vient d’être parlé, en ce que celle-ci soutient, régit et dirige les forces physiques existantes dans leurs cours soit périodiques, soit accidentels ; ainsi dans le déluge, Genèse 7.17 ; 8.1, ou dans la destruction des villes de la plaine, Genèse 19, tandis que l’action surnaturelle, disons-nous, introduit une force nouvelle dans le fonctionnement de ces forces.
Mais il résulte de la diversité des noms mêmes donnés aux faits surnaturels dans l’Ecriture, qu’ils présentent une gradation continue à partir du plus bas degré se détachant à peine du fait naturel pur et simple, jusqu’au degré supérieur et culminant de la série, le fait de création.
Le miracle au degré infime et le plus voisin du fait naturel pur et simple, le cas où l’action surnaturelle est le moins intense, pour ainsi dire, et le moins distincte, sera la coïncidence surnaturelle de deux faits naturels (les plaies d’Egypte, le passage de la mer Rouge, les phénomènes de réfraction des rayons solaires à la bataille de Gabaon, Josué 10, ou sur le cadran d’Achaz, 2 Rois 20.9 ; le miracle du statère, Matthieu 17.27).
A un degré supérieur, nous rencontrons l’action surnaturelle opérant soit une suspension du cours naturel des forces (la marche sur les eaux, la malédiction du figuier et autres miracles de jugement), soit une accélération du cours de ces forces (la manne du désert, le changement de l’eau en vin, la multiplication des pains), soit enfin la restitution de forces détériorées ou perdues (guérisons).
Le degré supérieur sera représenté, disons-nous, par le miracle de création, la production sur un point d’une nature existante de forces nouvelles, inaugurant elles-mêmes, le cas échéant, une nature supérieure permanente.
Le miracle dit de création, qui s’accomplit au cours de l’action providentielle, se distingue de la première création par deux caractères : l’un, en ce que celle-ci s’est faite dans le non-être, tandis que le miracle de création, se produisant dans le sein d’une nature existante, mais altérée, et au sein d’éléments en partie hostiles, est accompagné d’un élément de destruction. En second lieu, la première création fut universelle ; le miracle de création est local et restreint. L’une comme l’autre aspire à produire une nature nouvelle, là, dans dans le non-être, ici, dans un état inférieur.
Le miracle le plus éminent sera celui qui s’accomplira tout ensemble dans le domaine inférieur et physique et dans le domaine supérieur et pneumatique ; qui, à côté d’une suspension ou d’une destruction de forces existantes détériorées, sera la production de forces nouvelles et saines, et qui enfin inaugurera, dans les deux domaines de la matière et de l’esprit, un ordre de choses supérieur et permanent. Or, un seul miracle a répondu dans l’histoire à ces postulats du fait surnaturel complet, c’est la résurrection de Christ, qui, à ces différents points de vue, se distingue à la fois de la première création qui était une production dans le non-être, tandis qu’une résurrection est une production dans la mort ; des miracles précédents, qui ne s’étaient opérés que dans l’ordre physique, et même des résurrections antérieures qui n’avaient point inauguré une nature nouvelle, ni chez les sujets de ces résurrections, ni dans le mondeg. On peut dire que les miracles qui ont précédé la résurrection de Christ en ont été les types et les préparations, et que ceux qui l’ont suivie immédiatement pour cesser tôt après, ont été les premiers effets de l’impulsion donnée.
g – Aussi Christ est-il appelé : le premier des ressuscités : Actes 26.23.
Mais cette action surnaturelle qui a ressuscité Christ ne pouvait devenir régulière dans l’économie de l’ordre physique qu’au terme de l’histoire de l’humanité, à l’époque de la résurrection générale qui précédera la seconde création universelle des cieux et de la terre ; et d’ici là, ce miracle déploie ses effets dans les limites de l’ordre spirituel, dans les âmes justifiées et régénérées.
S’il s’agit du miracle physique au sens plein du mot, d’un acte de création et non point seulement de suspension, on dira que Dieu seul peut en être l’auteur. Aussi, dans plusieurs passages, la puissance miraculeuse est-elle attribuée à Dieu seul et à ceux à qui Dieu a expressément délégué ce pouvoir, Jean 5.21 ; 14.10 ; cf. Jean 9.33 ; Exode 7.19-20.
Mais pour autant que le miracle est considéré comme τέρας, prodige ou simple manifestation d’une puissance surnaturelle, il peut être le fait de toute volonté, même pervertie, supérieure à la nature ; et c’est à bon droit que l’Ecriture mentionne et annonce pour l’avenir des miracles de mensonge, Matthieu 24.24 ; 2 Thessaloniciens 2.9 ; Apocalypse 13.13. Il ne faut pas voir ici de simples mirabilia, dont le caractère prodigieux ne serait imputable qu’au défaut de nos expériences, mais l’intervention de forces supérieures à la nature terrestre et rivales des forces du bien, bien que demeurant incessamment subordonnées à la puissance divine, Romains 16.20 ; cf. Exode 7 ; et le critère à établir entre les miracles divins et les miracles infernaux ne résultera pas nécessairement du degré de puissance qui se manifeste chez les uns et chez les autres, comme lorsque le serpent de Moïse dévora ceux des magiciens, mais du caractère moral et saint dont les uns sont marqués et dont les autres sont dépourvus.
Cette dernière considération suffirait déjà à condamner l’ancienne apologétique dite des miracles, qui ne s’attachant qu’au caractère prodigieux du fait surnaturel, en tirait ensuite un argument en faveur de la doctrine. La première chose qu’on oubliait ici, c’est que Jésus-Christ n’est pas venu pour prouver, mais pour sauver.
L’opportunité du miracle physique dans l’économie des révélations divines ne saurait être niée qu’à un point de vue ultra-spiritualiste isolant l’un de l’autre les deux ordres de la matière et de l’esprit, ou niant l’essence de la matière elle-même. Au nom de la loi de solidarité qui unit spécialement l’ordre physique et l’ordre moral, nous disons que le miracle physique a sa raison d’être dans les économies du Royaume de Dieu, par la même raison qui fait que la chute morale a eu son contre-coup immédiat dans la nature matérielle, et que la rédemption des corps sera la consommation définitive et nécessaire de celle des âmes (Romains 8.1 ; 1 Corinthiens 15).