1. Cependant Titus, après avoir traversé, comme nous l'avons dit, le désert qui s'étend de l'Égypte à la Syrie, parvint à Césarée où il avait décidé de rassembler d'abord ses forces. Or, tandis qu'il affermissait à Alexandrie, de concert avec son père, l'empire que Dieu venait de leur assigner, l'insurrection de Jérusalem, reprenant des forces, se trouva divisé en trois factions ; l'un des partis se tourna contre lui-même. On petit dire que ce fut un bien dans le mal et que ce fut justice. Car cette usurpation des zélateurs sur le peuple, qui amena la ruine de la ville, nous en avons montré avec exactitude l'origine, et l'extrémité des maux qu'elle causa. On ne se trompera donc pas en disant que ce fut une sédition née d'une sédition, comme lorsque une bête féroce, prise de rage, commence, faute d'une proie étrangère, par se jeter sur ses propres chairs.
2. Eléazar, fils de Simon, après avoir tout d'abord séparé du peuple et entraîné dans le Temple les zélateurs — feignant, il est vrai, un sentiment d'irritation contre les forfaits quotidiens de Jean, qui n'interrompait point ses meurtres, alors qu'en réalité il ne pouvait supporter d'être soumis à un tyran plus jeune que lui —. Eléazar fut poussé à la sécession par l'ambition du pouvoir et le désir de dominer tout lui-même. Il entraîna Judas fils de Chélica[1], Simon fils d'Esron, tous deux notables, et avec eux Ezéchias, fils de Chobaris, qui n'était pas sans réputation. Chacun d'eux était accompagné d'un assez grand nombre de zélateurs ; ils se rendirent maîtres de l'enceinte intérieure du Temple et posèrent leurs armes au-dessus des portes sacrées sur les métopes du Saint des Saints. Pourvus de copieuses ressources, ils prenaient confiance ; car les offrandes sacrées[2] s'offraient à eux en abondance, surtout pour des gens aux yeux desquels il n'y avait rien d'impie ; mais leur petit nombre leur inspirait des craintes : ils restaient donc le plus souvent inactifs là où ils étaient. Quant à Jean, s'il avait la supériorité des effectifs, il occupait une position désavantageuse ; les ennemis, qu'il avait devant lui, garnissaient la hauteur ; ses attaques n'étaient pas sans danger, alors que sa rage lui interdisait l'inaction. Il subissait plus de pertes qu'il n'en infligeait à Eléazar et à sa troupe, et cependant il ne renonçait pas à son dessein. Il y avait donc des combats continuels : sans cesse on lançait des traits ; partout le sanctuaire était souillé de carnage.
[1] Ou Chelcias ; la version latine porte Chelicae.
[2] Destinon lit ἀπαρχῶν, non πραγμάτων.
3. Cependant Simon, fils de Gioras, que le peuple, dans une situation désespérée, avait appelé à lui et accepté pour tyran, parce qu'il comptait sur son appui, tenait la ville haute et une grande partie de la ville basse ; il commençait à attaquer avec plus de violence le parti de Jean, qui était lui-même assailli d'en haut car, dans les assauts, il était sous la main de ses adversaires, comme ceux-ci sous celle du parti qui occupait le sommet. Jean, pressé ainsi des deux côtés, subissait et infligeait des pertes avec une égale facilité, et de même qu'il était inférieur aux troupes d'Eléazar, ayant les siennes placées plus bas, la possession d'un terrain élevé lui donnait l'avantage sur Simon. Aussi repoussait-il d'un bras vigoureux les attaques venues d'en bas, tandis que ses machines contenaient l'effort de ceux qui, sur la crête, lançaient leurs javelots du haut du Temple ; il avait, en effet, en assez grand nombre, des oxybèles, des catapultes et des onagres, dont les projectiles non seulement repoussaient les ennemis, mais tuaient beaucoup de gens occupés aux sacrifices. Les Juifs, bien qu'incités par la rage à tous les sacrilèges, n'en laissaient pas moins entrer ceux qui voulaient sacrifier — leurs concitoyens, avec défiance et en les observant, les étrangers, en les fouillant. Ceux-ci, même après avoir apaisé la cruauté des factieux pour obtenir l'entrée, devenaient souvent les victimes accidentelles de la sédition. En effet, les traits des machines, lancés avec toute leur force jusqu'à l'autel et au Temple, atteignaient les prêtres et ceux qui offraient des sacrifices. Beaucoup de ceux qui, venus des extrémités de la terre, s'empressaient autour de ce lieu sacré, si révéré de tous les hommes, tombaient eux-mêmes devant les victimes et arrosaient de leur sang l'autel vénéré de tous les Grecs et des Barbares. Les corps des habitants du pays et des étrangers, des prêtres et des laïcs gisaient confondus ; le sang de ces divers cadavres formaient des mares dans les enceintes sacrées. Quel traitement aussi affreux, ô la plus infortunée des villes, as-tu subi de la part des Romains qui entrèrent pour purifier par le feu les souillures de la nation ? Car tu n'étais plus, et tu ne pouvais rester le séjour de Dieu, puisque tu étais devenue la sépulture des cadavres de tes citoyens et que tu avais fait du Temple le charnier d'une guerre civile. Mais tu pourras redevenir meilleure, si tu apaises jamais le Dieu qui t'a dévastée ! Cependant le devoir de l'historien doit réprimer sa douleur, car ce n'est pas le moment des lamentations personnelles, mais du récit des faits. J'expose donc la suite des événements de la sédition.
4. Tandis que les ennemis de la cité se divisaient ainsi en trois partis, celui d'Eléazar, gardant les prémices sacrées, dirigeait sa fureur ivre contre Jean ; les compagnons de celui-ci pillaient les citoyens et étaient furieux contre Simon : ce dernier usait des subsistances de la ville contre les autres factieux. Quand il était attaqué des deux côtés, Jean se défendait sur l'un et l'autre front : il repoussait ceux qui montaient de la ville en les accablant de traits du haut des portiques, tandis qu'il maltraitait avec ses machines ceux qui lançaient leurs javelots du haut du Temple. Etait-il délivré des adversaires qui le pressaient d'en haut, quand la fatigue et l'ivresse mettaient fin à leur action — et le cas était fréquent — il s'élançait avec plus de sécurité, entraînant un plus grand nombre d'hommes contre les partisans de Simon. Chaque fois qu'il les chassait d'un quartier de la ville, il brûlait les maisons remplies de blé et d'approvisionnements divers. Dès qu'il se retirait, Simon l'attaquait à son tour et faisait de même : on eût dit que ces chefs détruisaient à dessein, dans l'intérêt des Romains, les ressources que la cité avait préparées en vue d'un siège et coupaient les nerfs de leur propre force. Ainsi tous les environs du Temple furent incendiés, et cette dévastation fit de la ville comme un champ de bataille pour la guerre civile[3]. Presque tout le blé fut la proie des flammes ; il eût suffit à un siège de plusieurs années. Ce fut donc la famine qui perdit les Juifs : il n'aurait pu en être ainsi s'ils n'avaient préparé eux-mêmes ce malheur.
[3] Texte incertain.
5. Tandis que les factieux et la populace à leur suite attaquaient de tous cotés la ville, les citoyens, entre ces partis, étaient déchirés comme un grand corps. Les vieillards et les femmes, poussés au désespoir, faisaient des vœux pour les Romains et attendaient avec impatience la guerre étrangère qui les délivrerait de leurs maux domestiques. Les honnêtes gens étaient frappés de terreur, assaillis par la crainte, car ils ne voyaient pas la possibilité de s'entendre pour changer le cours des affaires, ni aucune espérance de paix ou de fuite pour ceux qui la désiraient. Tous les passages, en effet, étaient gardés, et les chefs des brigands, d'ailleurs divisés, considérant comme des ennemis communs ceux qui songeaient à obtenir la paix des Romains ou qu'ils soupçonnaient de défection, les mettaient à mort. Ils n'étaient d'accord que pour égorger ceux des citoyens qui étaient dignes d'être sauvés. Jour et nuit les combattants poussaient des cris ininterrompus ; plus affreux encore étaient les gémissements que l'effroi arrachait à ceux qui pleuraient. Les malheurs apportaient de continuels motifs de plaintes, mais la crainte réprimait les lamentations, et les habitants, faisant taire leur douleur, étaient torturés par les sanglots qu'ils étouffaient. Les vivants n'obtenaient plus aucuns égards de leur proches : on ne se souciait plus de donner la sépulture aux morts. La cause de cette double apathie était le désespoir de chacun ; ceux qui n'appartenaient pas aux factions avaient perdu tout ressort, dans la pensée qu'ils allaient mourir bientôt d'une manière ou de l'autre. Cependant les factieux entassaient les cadavres et les foulaient aux pieds, et ces corps écrasés, répandant une odeur infecte[4], avivaient leur fureur. Ils inventaient sans cesse quelque nouveau moyen de destruction, et, comme ils réalisaient sans pitié tout ce qu'ils concevaient, ils recouraient à toutes les formes de l'outrage et de la cruauté. Jean alla jusqu'à employer, pour la construction de machines de guerre, du bois réservé au culte. Car comme le peuple et les grands-prêtres avaient décidé naguère d'étayer le Temple pour l'exhausser de vingt coudées, le roi Agrippa fit transporter du Liban, à grands frais et au prix de grands efforts, le bois nécessaire : ces poutres méritaient d'être vues pour leur rectitude et leur volume. La guerre interrompit ce travail : Jean fit équarrir ces poutres et les employa à élever des tours, ayant observé que leur longueur était suffisante pour atteindre ses adversaires au sommet du Temple. Il transféra et établit ces tours derrière l'enceinte, en face de la galerie de l'Occident ; c'était le seul endroit convenable, car des degrés interceptaient à distance l'accès des autres côtés.
[4] ἀπόπνοιαν et non ἀπόνοιαν.
6. Jean avait espéré que ces machines, construites au prix de l'impiété, lui donneraient l'avantage sur ses ennemis, mais Dieu rendit ses efforts inutiles en amenant les Romains avant qu'il eût placé des soldats sur les tours. En effet, dès que Titus eut rassemblé auprès de lui une partie de ses troupes et mandé au reste de l'armée de les rejoindre à Jérusalem, il sortit de Césarée. C'étaient les trois légions[5] qui avaient auparavant ravagé la Judée sous les ordres de son père, et la douzième qui, jadis, sous Cestius, avait essuyé un échec[6] ; réputée d'ailleurs par sa bravoure, le souvenir des maux qu'elle avait endurés la faisait marcher avec plus d'ardeur à la vengeance. Deux de ces légions, la cinquième et la dixième, reçurent l'ordre, l'une de le rejoindre par Emmaüs, l'autre de monter par Jéricho quant à lui, il partit avec le reste des légions, auxquelles s' unirent les contingents renforcés des rois alliés et un grand nombre d'auxiliaires de Syrie. On avait complété l'effectif des quatre légions, où Vespasien avait pris les soldats envoyés avec Mucianus en Italie, au moyen d'un nombre égal de recrues dont Titus s'était fait suivre. Il avait sous ses ordres deux mille soldats d'élite de l'armée d'Alexandrie et trois mille des garnisons de l'Euphrate. Le plus estimé de ses amis pour sa loyauté et son intelligence, Tibère Alexandre[7], accompagnait Titus. D'abord administrateur de l'Egypte pour Vespasien et son fils, il commandait maintenant leurs armées, jugé digne de cet honneur pour la manière dont il avait, le premier et dès le début, accueilli la dynastie nouvelle et s'était joint avec une magnifique fidélité à la fortune encore incertaine du prince ; il était de bon conseil dans les affaires de la guerre et supérieur par l'âge et l'expérience.
[5] Légions V, X et XV ; voir liv. III, IV, 2.
[6] Voir liv. II, XXVIII, 9.
[7] Voir liv. IV, X, 6.