« La notion du mal physique (des Uebels), écrit Ritschl, n’a en soi aucune relation avec la religion. Ce qu’on appelle mal ne se mesure point au degré de notre dépendance envers Dieu, mais toujours à des revendications de notre liberté ; car tandis que nous éprouvons notre liberté en posant et en réalisant des buts, le mal comprend la série des empêchements possibles qui s’opposent à nos desseins. En réalité, la souffrance pénale, issue de la notion traditionnelle de la justice, est une illusion de notre subjectivité. »
Qu’il nous suffise de répondre à l’auteur par une de ses propres citations : Luc 13.5.
L’Ecriture et l’expérience du genre humain enseignent de concert que la souffrance physique et la mort sont des maux en soi, des anomalies de la nature, et nous avons établi dans la section précédente que ces maux, conséquences de la première chute, restent pour toute l’économie actuelle les symptômes visibles du mal moral qui est invisible de sa nature. Cela étant, quelle en est la cause efficiente et permanente ? Telle est la question qui se pose à nous sous le titre de ce chapitre. Et ici deux courants d’intuitions se présentent à nous dans l’Ecriture, contradictoires en apparence.
D’une manière générale et dans la plupart des endroits de l’Ecriture où cette matière est touchée, c’est Dieu qui est désigné comme l’auteur de la mort ainsi que de la vie, des fléaux de la nature autant que de ses bienfaits, soit qu’il agisse directement par des émissions de sa toute-puissance, Deutéronome 32.39 ; 1 Samuel 2.6 ; Joël ch. 1 et 2 ; Amos ch. 1 et 2 ; Lamentations 3.37-38, ou qu’il exécute sa volonté de punir ou de détruire par l’organe d’une créature supérieure. Ce dernier cas s’est produit, par exemple, dans les plaies d’Egypte, d’après l’interprétation de l’auteur de l’Epître aux Hébreux, Hébreux 11.28h, dans les pestes qui éclatèrent sous David dans Jérusalem (2 Samuel 24.17), et plus tard dans le camp des Assyriens (Ésaïe 37.36 ; 2 Chroniques 23.21).
h – L’auteur de. l’Epître aux Hébreux a rendu par : ὁ ὀλοθρεύων le terme hébreu maschehit, Exode 12.13, qui peut avoir le sens abstrait de perditio (LXX, πληγή), mais d’où le sens personnel n’est point exclu.
Dieu peut même se servir d’anges rebelles pour l’accomplissement de ses desseins soit de punition (1 Samuel 16.14 ; cf. 1 Corinthiens 5.5 ; 1 Timothée 1.20), soit de bienveillance (Job ch. 1 et 2 ; 2 Corinthiens 12.7).
Jésus-Christ enseigne que c’est Dieu et sa Providence qui dispose souverainement du mal physique, même quand il est exécuté par des agents inférieurs, Luc 12.4, ou qu’il résulte de causes matérielles, Luc 12.1-6.
Dans d’autres endroits, en revanche, le mal physique et le plus grand des maux physiques, la mort, sont tenus pour l’œuvre de l’adversaire, et rapportés directement à l’action diabolique : 1 Corinthiens 15.20 ; Hébreux 2.14. La mort semble même personnifiée comme le diable lui-même : Apocalypse 20.14 (cf. v. 10). Jésus-Christ appelle le diable : ἀνθρωποκτόνος (Jean 8.44). Dans la sphère plus restreinte des activités journalières, l’apôtre des Gentils n’hésite pas à reconnaître dans certains obstacles matériels qui arrêtaient son œuvre, l’effet d’une intervention satanique, 1 Thessaloniciens 2.18.
Comment accorder ces deux courants d’intuitions ? (Cette question n’est pas dénuée d’intérêt pratique. Il y a quelques années qu’à la suite d’une grêle qui avait ravagé une partie du vignoble neuchâtelois, le pasteur de la paroisse prêcha que c’était Dieu qui l’avait envoyée. Le dimanche suivant, un collègue avec qui il avait fait échange, sans avoir pris la précaution de s’entendre avec lui, annonça que c’était l’ennemi qui avait fait cela. Les paroissiens, dit-on, s’en retournèrent chez eux cette fois-là en se disant que leurs conducteurs spirituels n’étaient pas toujours d’accord.)
Nous devons admettre d’abord que, comme les pervers d’entre les hommes, et à un degré bien supérieur encore, le diable et ses anges disposent d’une certaine somme de puissance sur la terre et dans l’univers, qu’ils emploient dans des intentions funestes ; ils sont agents de maux physiques dans le domaine qui leur est assigné pour le cours de l’économie présente. Plus que cela, comme auteur de la première tentation, et initiateur du mal moral dans le monde, le diable est réputé par là même l’auteur responsable de toutes les conséquences physiques de la chute de l’homme, et étant le premier tentateur, il peut être aussi appelé le premier meurtrier.
D’un autre côté, les passages qui attribuent à Dieu la causalité suprême des maux comme des biens, s’expliquent et s’accordent avec les précédents par les raisons suivantes :
1° C’est Dieu qui fut le créateur de l’ange devenu Satan, comme il sera son vainqueur au terme de l’histoire, Ap. ch. 20.
2° C’est Dieu qui, dès l’origine du monde, a institué la relation nécessaire entre le mal moral et le mal physique comme satellite du mal moral, entre le péché et la mort comme salaire du péché (Genèse 2.17 ; 3.17-20 ; Romains 6.23).
3° Dieu exécute les sentences qu’il a prononcées soit par les émissions directes de sa puissance, soit par l’organe de ses créatures libres, anges ou hommes, fidèles ou perverses.
4° Dans les cas même où la créature perverse agit spontanément dans un sens contraire au plan divin, Dieu affirme et maintient son droit de souveraineté :
- En ce qu’il limite le mal physique causé en opposition à sa volonté, dans son intensité et dans sa durée (Job 1.12 ; 2.6).
- En ce qu’il fait concourir les maux physiques même dont le diable est le seul auteur, à des fins conformes à sa sagesse et à sa bonté (Romains 8.28 ; 2 Corinthiens 12.9).
La causalité du mal physique étant établie, nous demandons ensuite quelle en est la raison d’être, et l’Ecriture nous répond : Le péché ! Supprimez par la pensée le mal moral non seulement sur la terre, mais dans l’univers, supposez la volonté de Dieu faite dans toutes les parties de l’univers comme dans le ciel, vous avez du coup supprimé toute raison d’être de la souffrance chez tout être et dans toutes les parties de l’être. Mais que le péché apparaisse quelque part dans la création, la source des douleurs a jailli dans l’univers, et, sous une forme ou sous l’autre, s’épanchera jusqu’aux derniers confins de l’œuvre divine, jusqu’aux demeures les plus éloignées des êtres moraux ; car ceux-là même qui n’auront pas à redouter les conséquences de leurs propres fautes, volontairement soumis à la loi universelle de la solidarité, souffriront, faute d’autre cause, par sympathie pour toute créature souffrante.
Les fins du mal physique peuvent être ramenées à trois d’après l’Ecriture :
1° Le but pénal, qui caractérise le mal comme jugement à l’égard de la créature réprouvée (Luc 13.3,5). C’est la souffrance de punition.
2° Le but disciplinaire, qui le caractérise comme châtiment à l’égard de la créature infidèle, mais encore accessible à la grâce (Hébreux 12.5). C’est la souffrance d’épreuve.
3° Le but de glorification, qui place la raison d’être de la souffrance du juste, non pas dans le sujet lui-même, mais dans les intérêts supérieurs de la cause de Dieu et du bien qui doit être glorifiée devant toutes les créatures de l’univers. C’est la souffrance de martyre, celle de Job, de Jésus-Christ et de l’Eglise (Romains 8.30 ; Colossiens 1.24 ; cf. Jean 9.3).
Le livre de Job est la sublime révélation de ce point de vue supérieur de la souffrance du juste, opposé tour à tour à la conception vulgaire qui établit une proportion entre le degré de chaque souffrance particulière et la coulpe individuelle (les trois amis de Job) ; et à la conception déjà plus élevée qui fait de toute souffrance particulière un moyen de purification pour le juste lui-même (Elihu). Les différents acteurs du drame ne se trompent que dans l’application qu’ils font de principes justes à des cas qui ne les comportent pas, et dont on pouvait leur dire : Non erat hic locus !
Dans chacun de ces trois rapports, le mal physique appâtait à la fois comme un fait dépendant de la volonté souveraine de Dieu, et comme une conséquence directe ou indirecte du mal moral qui règne dans l’univers.