Le comte de Zinzendorf

NOTE 4
Manuscrit inédit de Zinzendorf déposé à la bibliothèque de Genève

Ce mémoire étant peu connu, nous en donnerons une analyse. Il est précédé d’une lettre adressée au Modérateur de la Compagnie des Pasteurs. Zinzendorf y exprime le désir que son manuscrit ne soit pas publié par lambeaux, de peur qu’on n’en prenne occasion de dénaturer sa pensée. Nous ne croyons pas contrevenir à ce vœu en en citant quelques passages ; car nous ne les donnons que pour des extraits et nous aurons soin de résumer, ou du moins d’indiquer, les parties du manuscrit que nous ne citerons pas textuellement.

Zinzendorf expose d’abord le motif qui l’engage à présenter ce mémoire à la Vénérable Compagnie. Il y a longtemps, dit-il, qu’il s’efforce de justifier les principes de l’église morave auprès des principales églises protestantes. « Après avoir soutenu sa thèse en Saxe, dans le Brandebourg, en Suède et en Danemark, dans les Provinces-Unies et devant l’église anglicane, » il veut s’adresser aussi aux églises réformées de la Suisse et de l’Allemagne et il a choisi, comme celle qui les représente le mieux, « l’église de Genève, siège de la réformation et qui en serait la métropole, si elles n’étaient pas toutes égales. »

Après cette courte introduction il expose l’histoire de l’ancienne église morave, dès ses premières origines. Il raconte comment elle s’est reconstituée à Herrnhout et l’approbation qu’elle a reçue de la faculté de théologie de Tubingue et du consistoire de Stralsund. Il parle ensuite des attaques dont il a été l’objet :

« Je ne doute pas que plusieurs de ceux qui écrivent contre nous ne le fassent de bonne foi, et voici véritablement ce qui m’a attiré cette grêle de traits.

1° Je suis d’une famille assez connue, mais nullement cléricale ; j’ai passé longtemps pour être plus philosophe que théologien. Comme on m’a vu tout d’un coup prédicateur de l’Évangile et ministre morave, on y cherche du mystère.

2° J’ai toujours évité d’alléguer certains textes pour prouver une vérité que je ne croyais pas s’y rapporter. Comme cela va quelquefois à m’écarter des textes qu’on a coutume ailleurs d’y appliquer et dont on fait des lieux communs, on a cru que j’avais dessein de favoriser l’erreur.

3° Comme j’écarte, autant que je le puis, les expressions dont on se sert en théologie, qui ne sont point tirées de l’Écriture, on croit aussi que c’est pour affaiblir la vérité même dont il s’agit. Par exemple, j’évite de me servir du mot de personne en parlant de la Trinité. Donc, dit-on, je ne crois point de Trinité. J’ai parlé durement contre la réprobation absoluea. Donc je rejette aussi toute élection.

a – La prédestination calviniste des perdus à l’enfer.

4° J’ai beaucoup de commerce avec toutes sortes de sectaires et je me fais comme une obligation de les ménager extrêmement (et bien plus que je ne ménagerais personne dont j’approuve les sentiments). On me met donc de compagnie avec eux.

5° Je ne parle pas contre l’église romaine, parce que je la crois absolument extra meos limites et que je ne crains point de rechutes de la part de nos frères de ce côté-là. On m’accuse donc de la favoriser et de n’en pas reconnaître les abus. »

Zinzendorf montre ensuite comment, au milieu des attaques auxquelles les Frères ont été en butte, « le Seigneur a combattu pour eux. » Et il en cite quelques exemples très remarquables. Puis il en vient à l’exposé proprement dit des principes et de la constitution de l’église des Frères.

Pour ce qui est des relations de l’église avec les gouvernements et de la protection que peuvent lui accorder les souverains, il y attache moins d’importance qu’on ne le fait généralement :

« Je suis persuadé, que le sort des églises est toujours réglé dans le conseil de la Sagesse divine, ne dépendant en aucune façon, ni des circonstances, ni des conjonctures, ni même de la volonté de ceux qui en paraissent les conducteurs, de sorte qu’étant une fois sûr de la bonne conduite de ceux qui sont à la tête de nos affaires, et que l’église se conserve dans les bonnes grâces de son divin Chef, je m’embarrasse aussi peu de ce qui peut lui arriver de fâcheux dans un pays, que je suis tenté par les idées favorables qu’on a pour elle dans un autre. »

Zinzendorf expose ensuite les diverses formes que peut revêtir l’église des Frères : la diaspora, — la communauté isolée et indépendante, — l’église fondée par des missionnaires chez des peuples infidèles, et la maison de l’évêque.

C’est dans cette maison que se trouvent tous les ouvriers généraux et qu’ils ont leur bureau. Les anciens et les diacres généraux y sont, ainsi que le séminaire, le syndic de l’église, le conseil des missions. C’est là où s’entretient la correspondance de toutes les églises, c’est de là que les missionnaires commencent leur carrière, et où ils se retrouvent. Le lieu qu’on a choisi pour cela, est si bien situé, qu’il fait pour ainsi dire le centre de nos établissementsb. »

b – C’était alors Marienborn.

Il passe de là à l’organisation de l’église, placée sous la conduite d’un Ancien général et de deux évêques et divisée en différents chœurs. Ce qu’il dit des chœurs d’enfants est curieux :

« On est fort attentif à conserver la modération en tout, et quoiqu’il soit assez ordinaire que les enfants de deux ans chantent des psaumes et des cantiques spirituels avec une régularité et un discernement qui étonnent, on ne se presse point de les charger de quelque soin sur les autres. Cependant cette règle ne nous empêche pas de nous soumettre à ce que Dieu veut opérer parmi nous. … Des enfants sont morts chez nous à l’âge de neuf ans, après avoir dirigé une année et demie toutes les classes de ceux que nous appelons mineursc. Jésus-Christ, chef et pasteur de son Église, est bien maître de faire en cela ce que bon lui semble, sans nous en expliquer les raisons ; mais nous avons fait pourtant une observation très naturelle sur les raisons qu’Il a pu avoir de préposer à cette église naissante, des Daniel, des Timothée, des Marie d’une si tendre jeunesse. C’est que, tout sages qu’ils soient et tout entendus pour les grands emplois, la modestie de leur âge ne les abandonne jamais ; ils n’ont pas cette idée flatteuse de la place qu’ils occupent, et leur esprit n’étant rempli dès leur enfance que de choses spirituelles et solides, ils s’y dressent de la même manière que les enfants nés et élevés dans un métier, et font des coups de maîtres sans y penser. »

c – La minorité, au point de vue ecclésiastique, s’étendait chez les frères jusqu’à la dix-neuvième année au moins.

Les affaires temporelles sont remises à des diacres.

« On ne donne aucun appointement aux gens d’église, ni en argent comptant, ni en vivres, à moins qu’ils ne soient pauvres : alors on les soutient comme les autres frères de cette espèce,… et leurs femmes et enfants sont considérés, après leur décès, comme appartenant à l’église, qui en prend soin. »

La discipline ne pouvait faire défaut dans une église de ce genre, et pourtant rien de plus difficile. Si l’exercice en est remis à des gens exigeants et sévères, elle devient une inquisition et un joug insupportable. Dans les mains d’hommes indulgents et doux, elle tombe bientôt en désuétude. Zinzendorf essaye de résoudre cette difficulté, en chargeant les uns de remarquer les fautes et les autres de les reprendre :

Il y a une sorte de censeurs particuliers dans l’église, attentifs aux mœurs, aux règlements et aux inconvénients qui peuvent survenir ; mais comme, d’un côté, ils peuvent remarquer tout et dire tout ce qu’ils veulent, sans autre fondement qu’un léger soupçon (car on se sert pour cet emploi des esprits les plus critiques de toute la commune, et c’est encore par ce moyen qu’on les corrige eux-mêmes), ils ne doivent ni critiquer, ni rien révéler de leurs pensées, que de concert avec un autre ministre que l’on appelle exhortateur. On choisit pour cette dernière fonction des gens doux et honnêtes, aimant le genre humain, tardifs à croire le mal que l’on dit du prochain, et prêts à l’excuser ou à le pardonner ; c’est à eux seuls qu’il appartient de parler librement et de censurer les fautes ou commises ou à craindre. Ils visitent pour cet effet les personnes soupçonnées ou accusées de choses répréhensibles et leur disent avec douceur ce dont il s’agit, les priant fraternellement d’y mettre ordre. Mais s’ils ne sont pas bien reçus ou que ceux que l’on a repris ne se corrigent pas, c’est alors l’office des diacres d’y pourvoir, et l’on n’admet à la sainte communion aucun qui se serait mal conduit envers ces commissaires de l’église. Sept hommes et sept femmes, bien établis et arrangés dans leur domestique, ont soin des malades… On se sert peu de remèdes. Nos médecins suivent la nature autant qu’ils doivent, mais ils se souviennent, en cas de nécessité, qu’ils sont en droit de commander à la nature, de sorte qu’il arrive souvent que, s’abstenant de donner des remèdes, ils se mettent avec leurs malades à prier Dieu avec foi, ce qu’ils ne font jamais sans une nécessité urgente, ou quelque raison importante pour le bien de l’église, et toujours sans en faire parade et sous les yeux de l’église, qui y veille ; de cette manière ils délivrent leurs malades, dans le moment, de maux estimés incurables, comme de douleurs aiguës et non intermittentes, sans qu’il y ait de rechutes, et de la gangrène, et il y a eu des gens à l’agonie qui en sont revenus et ont été guéris à l’instant même sans autre médecine. »

Des pages qui suivent et qui sont relatives à l’Ancien général, au baptême, à la communion, au mariage et aux naissances, nous n’extrayons que ce qui concerne le mariage, qui, comme le dit Zinzendorf, « est sur un pied un peu extraordinaire. »

« L’an 1730, au mois de mai, les vierges de Herrnhout (c’était alors la seule communauté qui existât en Allemagne), ayant fait réflexion que saint Paul les avait déclarées libres de faire ce qu’elles voudraient par rapport au mariage, s’assemblèrent toutes chez l’Ancienne générale, nouvellement élued, et persuadées que leur état était saint et convenable, elles résolurent d’établir quelque ordre parmi elles. En voici les points principaux : Que l’on ne se marierait jamais, que de l’aveu de l’Ancienne générale ; que l’on ne recevrait aucune proposition que par sa bouche ; que l’Ancienne ne devrait jamais leur faire aucune proposition, sans avoir consulté Dieu et les circonstances de chacune sur la question du mariage en général ; qu’elles n’accepteraient aucun époux, qui n’eût l’attestation des Anciens qu’il devait penser à a se marier pour la nécessité ou pour la commodité de sa vocation ; que si quelqu’un osait faire savoir ses intentions à aucune, avoir suivi l’ordre établi, il n’aurait ni celle qu’il avait demandée, ni aucune autre de l’église. »

d – C’était Anna Nitschmann, âgée alors de quatorze ans seulement.

Ceci, ajoute-t-il, étant arrivé « d’une façon très libre et très inopinée », la communauté l’a vu avec joie et en a loué Dieu, mais sans s’y ingérer et en se gardant d’en faire une loi.

Voici maintenant les institutions relatives aux assemblées de culte :

Le dimanche est célébré de la manière suivante. Le matin on se prépare par des prières publiques. A neuf heures on va au sermon, auquel tout le monde assiste, les étrangers comme la paroisse. A deux heures on prêche aux catéchumènes et aux étrangers. Entre quatre et sept heures, il y a : 1° concert pour les enfants d’un à deux ans ; 2° catéchisme pour les enfants de deux, trois et quatre ans ; 3° catéchisme pour les garçons de quatre à sept ans ; 4° catéchisme pour les petites filles du même âge ; 5° exhortation aux garçons de sept à douze ans ; 6° de même aux filles de cet âge ; 7° exhortation aux jeunes garçons de douze à seize ans ; 8° de même aux jeunes filles ; 9° idem pour les veuves ; 10° pour les garçons ; 11° pour les hommes ; 12° pour les femmes ; 13° pour les vierges ; 14° conférence des proposants sur le texte original de la Bible.

A huit heures du soir, il y a assemblée générale de l’église, à laquelle on fait une exhortation évangélique … Sur les dix heures s’assemblent tous ceux qui sont chargés particulièrement de prier pour les nécessités de l’église et pour le besoin de tous ceux qui se sont recommandés à nos prières, desquels on tient un registre exact. Ils chantent ce que chez nous on nomme l’hymne de l’Agneau et ils se prosternent en l’adorant.

On n’explique point l’Écriture parmi nous. On ne fait que la lire et en inculquer le contenu par des expressions absolument équivalentes et qui ne s’écartent en rien de celles du texte.

… On a quatre assemblées les jours ordinaires : la première, le matin à cinq heures ; la seconde, à huit, pour ceux qui n’ont pu assister à la première ; la troisième, sur le soir, où l’on lit l’Écriture sainte ; la quatrième, avant que de se coucher. »

Il expose ensuite ce que les Frères entendent par église et leur manière de prêcher dans les diverses confessions :

« Les Réformateurs n’ont institué proprement que des sociétés religieuses, où l’on tomberait des nues, si l’on voyait certaines ordonnances apostoliques, appliquées aux particuliers, et où la plus grande partie de ce qui se pratique dans une église réglée, paraîtrait extraordinaire. Il faut donc que les particuliers qui, étant enfants de Dieu, se trouvent mêlés parmi cette multitude, aussi bien que les évangélistes, s’assujettissent volontairement aux manières qui conviennent au tout, marchant sur les traces du Sauveur et de la petite église qu’Il avait formée dans la religion judaïque, reconnaissable par le seul endroit de l’amour extraordinaire que les membres se portaient entre eux, et que les sociétés particulières, qu’occasionnent naturellement l’amitié qui est entre eux, et le commandement qu’ils ont de s’édifier réciproquement, ne les détournent aucunement des devoirs de la religion dominante, mais qu’ils étudient avec soin la pratique de Jésus-Christ et de ses apôtres par rapport à la combinaison du culte public et de l’édification privée, personne n’ayant été plus zélé observateur des lois ecclésiastiques et de la religion du pays, que le Sauveur lui-même. Les apôtres ne discontinuèrent de nous en montrer l’exemple qu’après la destruction du temple, et la cessation entière de la religion judaïque. »

[D’après M. de Rougemont dans son beau travail sur la Russie orthodoxe et protestante (1863), Zinzendorf et l’Unité n’auraient point eu, à cette époque, tant de respect pour les églises établies et pour les autorités. Au sein de l’église luthérienne de Livonie, par exemple, ils se seraient conduits, non comme il convenait à des auxiliaires, mais comme en pays conquis. Zinzendorf n’aurait ouvert les yeux sur la fausse voie où il s’engageait, et sur la vraie vocation de Herrnhout, qu’après le mauvais succès de sa campagne de Russie (1743), c’est-à-dire après le rescrit par lequel le gouvernement de Saint-Pétersbourg condamnait l’œuvre des Frères dans ses États. Ceci peut être vrai des Frères, ou du moins d’une partie d’entre eux, mais ne l’est point de Zinzendorf. Le passage que nous citons et dont la date (mai 1741) est de deux ans antérieure à la défaite de Livonie, suffirait à prouver qu’il n’avait pas attendu ce revers pour avoir une idée parfaitement claire et juste de la vraie vocation de l’église des Frères. A supposer même — ce que nous n’admettons point — qu’il ait été quelquefois inconséquent en pratique, ses principes n’en ont pas moins été arrêtés là-dessus dès le commencement, Que l’on relise, par exemple, la lettre qu’il adressa à ses amis de Francfort, et qui date précisément, de l’époque de son premier voyage en Livonie et de ses plus brillants succès dans ce pays-là. On a pu au contraire, et avec plus d’apparence de raison, reprocher à Zinzendorf des égards exagérés pour les églises établies, en tant qu’établies.]

« Dans tout ce que l’on nomme religion protestante, nous nous gardons absolument de nous mêler en aucune façon de la prédication, sans y être appelés expressément par les ministres de l’Évangile établis dans le lieu. Nous n’avons même jamais envoyé des Frères faire cette fonction dans l’église romaine, et, quoique admirant le zèle et la constance de ceux de notre corps qui l’ont entrepris, nous n’en avons jamais approuvé le dessein ; parce que, sans un coup de la Providence des plus extraordinaires, on ne fait que mettre la confusion parmi les particuliers, et le fruit qui se fait n’est nullement proportionné au fracas. Nous aimons pourtant à converser avec ceux de cette religion, parce qu’on ne leur parle que de la vérité reconnue du mérite de Jésus-Christ, et de l’attachement inviolable que les âmes doivent avoir à ce digne Époux ; nous les édifions sans les scandaliser. Nous nous attachons, dans les diverses sociétés religieuses et dans les sectes, à conseiller aux gens la pratique de tout ce qui se trouve conforme à l’Écriture sainte, et lorsqu’il s’agit de faire quelque réflexion sur le tout, c’est alors que nous nous adressons toujours aux docteurs, afin d’agir en cas de besoin sur les particuliers par le canal de leurs pasteurs, afin que tout se fasse avec ordre et bienséance (1Cor.14.40). Lorsqu’on nous ouvre les chaires, nous les acceptons avec plaisir … Nous nous gardons bien de contredire jamais en chaire le système général de la religion protestante dans laquelle nous prêchons. Les seules matières que nous traitions, sont celles de la condition déplorable du genre humain, à l’envisager dans son état naturel, de la domination du péché sur tous ceux qui, nonobstant l’alliance faite avec Dieu dans le baptême, se sont replongés dans leurs ordures, de la toute-puissance de Jésus-Christ à nous sauver, par le mérite de son sang répandu et par le combat qu’il a soutenu contre nos ennemis ; dans l’acquisition qui nous a été faite par lui d’un cœur nouveau et de dispositions absolument différentes de celles où nous nous trouvions par nous-mêmes (Rom. ch. 3), du privilège qui nous est accordé au moment même que nous avons rémission de ce grand péché de l’incrédulité, et que se trouve levée la punition qui a été infligée à tous ceux qui se sont souillés de ce grand péché, punition qui consiste dans un abandon général à l’empire des passions ; que, depuis que nous sentons la grâce, qu’elle se rend maîtresse de nos âmes, et qu’elle nous remplit de consolations et de paix, nous sommes les maîtres de faire le bien et de nous soustraire à la tyrannie des passions, pour mener une vie bienheureuse sur la terre.

Pour ce qui est des églises réglées, et nommément de la nôtre, c’est là que nous nous croyons obligés de donner à nos frères une instruction plus étendue et plus complète dans toutes les vérités de l’Écriture sainte… Étant bien aises de nous remplir le cœur de toutes les vérités dont l’Écriture est seule dépositaire, nous y allons d’un pas fort lent et pleins de précaution. C’est la manuduction du Saint-Esprit que nous tâchons de suivre pas à pas, et pour nous en convaincre, nous nous servons souvent de l’ancienne maxime : Vox populi, vox Dei, donnant une très grande attention au désir que nous remarquons dans notre troupeau de nourrir leur âme de telle ou telle vérité.

Voici l’idée qu’on se fait dans notre église de la morale et des bonnes œuvres : Les actes de l’âme renouvelée par la grâce, lavée dans le sang de Jésus-Christ et dirigée par le Saint-Esprit, sont tout aussi naturels à l’homme de Dieu que le sont les actes de manger et de boire à l’homme physique, de sorte que ce que les païens et les juifs regardaient comme une loi qui gênait leur liberté, doit être envisagé par rapport aux enfants de Dieu comme une disposition naturelle et comme un privilège de leur état, auxquels ils prennent infiniment plaisir. La liaison étroite du cœur avec son divin Époux le rend indifférent à tout autre objet. On s’accoutumerait à être grand seigneur, si cela pouvait être utile au royaume de Dieu, mais on préfère en être dispensé. On amasserait des trésors par des voies pénibles, mais légitimes, si cela était nécessaire pour le service de Notre Seigneur, mais on ne s’y assujettirait que par ordre, très ravi d’en être déchargé. L’on se marie, et l’on observe les devoirs de cet état par respect pour l’institution divine, mais on n’y pense que parce qu’on y est appelé. On aime une vie tranquille, douce, peu agitée, lorsqu’on se voit dispensé par sa vocation de se charger d’affaires ; mais on obéirait au premier ordre pour se mettre en campagne et pour travailler avec aussi peu de relâche que si l’on n’avait qu’un jour à travailler et à y employer. Si l’on se plaît à l’ignominie, aux douleurs, aux maladies, à la pauvreté, à l’accablement du travail, c’est parce qu’on voit la vie de notre cher Sauveur remplie de cela. Il est vrai qu’on n’arrive que peu à peu à ces dispositions d’athlète, au lieu que, pour le vice, on n’a qu’à s’en défaire en un moment. On le connaîtra, on s’en plaindra, on apercevra le Sauveur, on sera pardonné, reçu en grâce, régénéré. Voilà le vice banni, ses ressorts rompus, la vertu devenue naturelle, tous nos désirs épurés.

Le moyen de conserver son âme et son corps en sanctification et en innocence est cette continuelle présence d’esprit des enfants de Dieu, plus occupés à se représenter le mérite du Sauveur, ses peines, ses travaux et son amour ineffable, qu’attentifs à ce qu’on les regarde eux-mêmes. »

Après quelques mots sur le soin à avoir des femmes enceintes, sur la naissance, le baptême et l’allaitement, il passe à l’éducation des enfants ; c’est ici un des passages les plus originaux et les plus caractéristiques :

Dans les premières années on se contente de leur ôter absolument tous les objets, soit chagrinants, soit agréables, qui peuvent troubler la tranquillité de leur esprit et interrompre l’opération, aussi certaine qu’indéfinissable, du Saint-Esprit sur leur tendre cœur. Lorsqu’on s’aperçoit qu’ils sont assez maîtres de leur imagination, pour la fixer sur quelque chose, on leur permet toute sorte de divertissements qui sont de leur propre invention, très attentifs à les faire durer, jusqu’à ce qu’ils s’en abstiennent eux-mêmes. On les observe de loin pour voir s’ils se divertissent d’un sens ou d’un air rassis, ou si la légèreté s’en mêle. On a garde de rien reprendre. Un regard paisible, une petite diversion comme si de rien n’était, une mine recueillie, quelquefois un chant doux et harmonieux, y remédient facilement. Comme ils sont très sensibles au chant, nous leur fournissons chaque dimanche une occasion d’en profiter, et après avoir rassemblé tous les enfants d’un an et demi, nous les rangeons en ordre, et leur donnons le concert. Ils chantent eux-mêmes pour l’ordinaire à deux ans et ils le font avec beaucoup de douceur et de recueillement.

Ils ne manquent pas même de quelque réflexion ; ce qui paraît à ce que, l’un après l’autre indiquant un verset d’hymne pour être chanté (exercice où ils ne sont jamais préparés), il arrive très rarement que de vingt enfants un seul répète ce qu’un autre a chanté avant lui et, si cela arrive, on se croit obligé de le reprendre sur son inadvertance. De trois en trois ans on change de méthode ; mais on garde toujours la même attention à les suivre plutôt dans toutes leurs démarches qu’à les devancer ; on se garde avant toute chose de jamais en faire l’objet de nos indispositions ou de notre caprice, ce que l’apôtre appelle aigrir les enfants. On leur fait apprendre fort tard à lire, et jamais rien par cœur.

Quant à la religion, on se contente de souffrir qu’ils assistent aux leçons publiques, mais on ne les endoctrine directement qu’à mesure qu’ils pensent eux-mêmes à leur âme. Si l’on garde bien des mesures avec eux, on peut les conserver jusqu’à l’âge de neuf ans dans une grande innocence et dans le génie enfantin, sans aucun péril, à moins qu’ils ne soient maladifs, ce qui, à divers égards, est préjudiciable aux petits enfants. Mais à l’âge de neuf à dix ans, époque que les Allemands appellent années de lourdise, il est ordinaire de les voir changer, et, si la Grâce ne s’en rend maître, c’est alors qu’ils se dérèglent et qu’ils perdent ce qu’ils avaient gagné par le baptême. En ce cas on se garde bien de les ramener par la force, ou en les piquant d’honneur, ou même par des cajoleries. Tout ce qu’on peut faire, après les avoir bien recommandés à Dieu, c’est de leur faire voir qu’on les connaît, de les contenir dans les devoirs extérieurs par le respect qu’on s’est conservé, mais en leur répétant toujours qu’une bonne conduite extérieure n’est rien ; de les accoutumer à une franchise de cœur, sans réserve, et de leur faire sentir de temps en temps qu’il faut être de tout son cœur et de toute son âme à Celui qui nous a rachetés par sa mort. On ne leur fera point une obligation pénible de prier, de s’instruire, de subir un châtiment mérité ; on cherchera au contraire à leur faire entrevoir l’avantage et l’agrément de tout cela, à le considérer sans prévention. »

A quatorze ou quinze ans, l’entrée dans l’âge de puberté donne lieu à une sorte d’initiation solennelle :

« On se saisit d’un moment favorable pour leur parler en particulier, pour leur faire une petite récapitulation de leur vie passée et pour leur donner une teinture de la carrière où ils vont entrer. On leur recommande de joindre la naïveté et l’enjouement de l’enfance à la modestie et à l’application convenables à la jeunesse. On leur fait une description honnête et sainte de leur corps et des changements qui s’y font de temps en temps par un effet de la sagesse du Créateur. On les encourage à faire un sacrifice volontaire de leurs membres à Celui qui s’est laissé percer les siens pour leur salut éternel. On leur pardonne tout leur passé au nom du Sauveur, et on les mène comme par la main au renouvellement des grâces qui accompagnaient leur première enfance. On leur fait entendre en même temps la coutume de l’église de tenir dans une entière séparation les jeunes garçons et les jeunes filles. On leur en fait sentir la décence sans affectation, et on les conjure de garder leur fidélité à Dieu jusqu’à l’âge de vingt ans, où ils prendront de nouveaux engagements. »

Après de nouveaux détails sur le gouvernement de l’église des Frères, il en vient à leur doctrine ou plutôt à leur mode d’enseignement. Il y a ici des pages intéressantes, mais que nous ne reproduisons pas, parce qu’elles reviennent à peu près à ce que Zinzendorf a exprimé plus vivement encore dans ses Réflexions sur la conversion des malades, écrites l’année précédente pour le roi de Prusse. Nous nous bornons à citer ce qu’il dit des sacrements :

L’homme est fait bien étrangement, il ne peut concevoir que ce n’est pas sa misère, ni sa faiblesse, mais que c’est sa suffisance et sa présomption qui causent sa perte, et je crois que pour l’en convaincre, Dieu a institué les sacrements, actions très simples et à la grande utilité desquelles on ne trouve d’autre fondement que la volonté bienfaisante du Sauveur, qui les a sanctifiées pour nous faire du bien. Vous êtes nets parce que je vous l’ai dit. Nous croyons que les sacrements sont des moyens marqués, pour nous fournir une abondance de grâce, autant pour nous introduire dans le royaume des cieux que pour nous y conserver ; mais comme ce sont, d’un côté, des sceaux et des assurances de notre élection, de l’autre ils nous confèrent réellement ce qu’ils nous assurent. Au reste, à l’égard des saints sacrements, la modification qu’on apporte aux phrases destinées à nous en faire comprendre la manière, n’est aucunement agitée dans notre église, qui, se contentant de la première impression que les mots dont la Parole de la vie s’est servie ont faite sur l’esprit, ne se met guère en peine de faire habiller (sic) ces expressions. »

Citons encore les lignes suivantes relatives à la prière.

« Pour ce qui est de la prière, étant persuadé que toute prière qu’on adresse, soit au Père par Jésus-Christ, soit directement au Sauveur, ne peut manquer d’être exaucée (le Seigneur s’en étant expliqué de telle sorte, qu’il n’en faut pas douter), je me garde bien de demander autre chose, sinon que la bonne volonté de Dieu soit faite. Je ne suis pas assez prudent pour savoir où me mènerait ma volonté, mais en me jetant absolument dans les bras du Sauveur, pour recevoir de Lui et de ce Père, devant qui nos cheveux mêmes sont comptés, tout ce qu’ils trouveront m’être bon et utile, je suis bien sûr de n’être pas l’homme le moins heureux de l’univers.

Ce n’est pas que, lorsque le Saint-Esprit voudrait disposer mon cœur à demander en particulier quelque chose que Dieu voudrait bien m’accorder en signe de grâce, je ne dusse obéir à ses ordres ; mais par là même je suis en droit de lui demander humblement la grâce de n’y pouvoir être trompé. Voilà tout ce que j’avais à dire de particulier sur l’oraison. Mes frères en pensent de même. »

Ce qu’il dit sur la Trinité se fait remarquer également par une grande réserve :

L’ordre exprès de Jésus-Christ est que, quand les nouveaux convertis entrent dans l’église, on les baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. C’est ce que nous pratiquons, et nous disons simplement là-dessus que le Père est la source incompréhensible de la divinité, que le Fils qu’il a engendré est Dieu aussi bien que lui, et que le Saint-Esprit, qui sort du Père, ne l’est pas moins, et qu’il n’y a pourtant qu’un seul Dieu. Après cela nous fermons la bouche. »

Quant à la Prédestination, il croit que Dieu, prévoyant la perte infaillible de bien des millions d’âmes, — « puisqu’elles ne pouvaient être âmes humaines sans avoir la liberté de choisir, » a résolu de son plein droit et selon sa souveraineté absolue », de « sceller pour la vie un grand nombre d’âmes ». Il n’exclut point par là « le reste du genre humain de la Grâce, qui, étant méritée à tous, se présente à tous aussi ; » mais il a voulu que ces âmes élues fussent le partage assuré du Sauveur et le salaire de tout « ce qu’il devait souffrir pour le genre humain. »

Il y a aussi une page à remarquer au sujet de la nature de Jésus-Christ :

« Je ne serais jamais tenté par les expressions humbles du Sauveur à rejeter les témoignages formels rendus à sa divinité souveraine… Saint Thomas ne fut point repris lorsqu’il l’eut appelé Dieu… Sans doute certains passages semblent contredire cette doctrine, mais ce n’est qu’en apparence, et à supposer même que je ne pusse le démontrer, je ne laisserai pas de me régler sur la confession de saint Thomas, qui est très décisive, et je dirais naïvement que je ne comprends rien aux passages qui y paraissent contraires, mais qu’ils demandent explication…

C’est un article fondamental de la doctrine que je prêche, d’élever Jésus-Christ, comme fils de Dieu, aussi haut que son éternelle naissance le demande, mais d’insister fortement sur ce que Jésus-Christ, passant de ce trône de majesté à la crèche, voulut se rendre si méprisable, si misérable, si petit à tous égards, qu’il n’y a point d’état de misère, où les enfants d’Adam puissent tomber, dont il n’ait eu connaissance par lui-même, et comme l’ayant expérimenté. Il n’y a, à la réserve du péché, c’est-à-dire, de cette volonté revêche contre ce que la a sainteté de Dieu demande, il n’y a, dis-je, aucun état de faiblesse, d’abattement, au niveau de notre constitution humaine, qu’il n’ait éprouvé. Il a été indéterminé et consterné au moment de son agonie ; il a redouté la mort. Il fut entrepris par le tentateur, lorsqu’il se trouvait épuisé de forces, tant du corps que de l’esprit ; il s’abandonna à la tristesse ; il aimait avec une distinction marquée ; il voulut bien ignorer certaines choses. Voilà jusqu’où allait l’abaissement de Celui par qui l’univers a été fait, et pour qui toutes choses sont créées.

Mais serait-il possible d’en faire une conclusion à son désavantage ? Il me semble que le croire d’un côté si haut de naissance, et de l’autre si bas par amour, c’est le voir tel qu’il est, et ne savoir d’un côté comment lui en marquer sa gratitude et ne cesser de l’admirer, et de l’autre, prendre courage sur une infinité de faiblesses qu’on se reconnaît : parce que ce grand sacrificateur, ayant souffert toutes les peines et subi toutes les tentations imaginables de l’humanité, est par cela même en état de nous aider et de nous consoler, de répondre pour nous-mêmes aux accusations intentées contre nous et de juger des véritables intentions de notre cœur, qui lui est connu dans tous les différents états qui l’agitent. Aussi jugera-t-il les hommes parce qu’il est fils de l’homme. »

Nous citerons enfin les pages qui terminent ce mémoire :

« Je finirai ma lettre par l’événement qui finit notre carrière. On envisage la mort chez nous, comme ne l’étant plus, depuis que notre Sauveur nous a dit en termes formels que quiconque croit en lui ne meurt point. L’état de notre âme, étant séparée du corps, est moins parfait à la vérité qu’il ne sera après leur réunion, mais infiniment plus heureux que celui d’à présent. J’aurais souvent été bien tenté d’y passer ; mais je crois, après tout, qu’on est toujours bien quand on est comme il plaît à son Sauveur. Nous aimons à voir retirer nos frères vers lui, nous ne croyons pas même qu’il faille en excepter les personnes dont les soins nous sont les plus nécessaires ; on peut toujours se passer de ce que le Seigneur rappelle. Leur mémoire nous est chère, et une sépulture commune, que nous ménageons à leurs os dans toutes les églises établies, ne nous est pas indifférente.

Que je serai ravi de m’y trouver un jour mêlé ! La sépulture de Jésus-Christ nous a rendu cette cérémonie auguste et tout l’intervalle du repos respectable ; mais le Seigneur disposera de cela, comme de toutes mes affaires, selon son bon plaisir.

Mon temps viendra certainement de retourner vers l’Agneau, pour lequel j’ai vécu dans le monde, absent de lui, comme dit saint Paul, parce que les intérêts de sa cause le demandaient alors. Je lui dirai en m’en allant vers lui : Recevez mon âme, Seigneur Jésus, selon le langage de saint Étienne, son premier témoin, et qui doit servir d’exemple à tous les enfants de la foi.

Me voilà arrivé, Messieurs mes très chers frères, au terme de ma lettre ; je vous ai parlé comme à des amis, auxquels je voudrais laisser entrevoir les replis les plus cachés de mon cœur. Il ne s’agissait pas présentement de mériter de l’approbation, mais d’exposer à votre église, en simplicité de cœur, l’état de la nôtre, et la doctrine qui y est enseignée et reçue. Néanmoins, comme la Sainte-Écriture est notre seule règle, nous sommes absolument dans les idées de ceux qui dressèrent notre première confession, savoir de nous laisser en tout temps redresser par les termes simples et clairs de ces mêmes Écritures, si on nous les fait mieux entendre.

Au reste, je souhaite, Messieurs, en prenant congé de vous et en vous remerciant de tous les égards que vous avez bien voulu avoir pour moi, de vous voir tous dans cette auguste assemblée, où l’on chantera les exploits de l’Agneau et où on s’étendra principalement sur celui de nous avoir rachetés de nos péchés par son sang : action dont la mémoire sera chère et douce, et paraîtra préférable à toute autre, aux armées célestes, comme elle l’est à tous ceux qui ont trouvé le secret de mener une vie heureuse ici-bas, et qui la fondent dans leur misère toujours présente à leur cœur, et jamais délaissée de la grâce et du soutien du Sauveur.

Je suis en Lui avec beaucoup de respect, Messieurs, votre très humble, très affectionné et très obéissant serviteur,

Louis de Zinzendorf,
évêque des Frères.

A Genève, 12 mai 1741. »

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