Élection à la cathédrale – Laurent Fable – Accusations – Confession de Zwingle – Les desseins de Dieu se développent – Adieux à Einsidlen – Arrivée à Zurich – Déclaration courageuse de Zwingle – Premières prédications – Effets – Opposition – Caractère de Zwingle – Goût pour la musique – Ordre de la journée
Il y avait sept siècles que Charlemagne avait attaché un collège de chanoines à cette même cathédrale dont Oswald Myconius présidait alors l’école. Ces chanoines, déchus de leur institution première, et voulant savourer leurs bénéfices dans les douceurs d’une vie oisive, élisaient un prêtre qu’ils chargeaient de la prédication et de la cure d’âmes. Cette place devint vacante quelque temps après l’arrivée d’Oswald. Celui-ci pensa aussitôt à son ami. Quel gain ce serait pour Zurich ! L’extérieur de Zwingle prévenait en sa faveur. C’était un bel hommea, d’un abord gracieux, d’un commerce agréable ; son éloquence l’avait déjà rendu célèbre, et il brillait par l’éclat de son esprit au milieu de tous les confédérés. Myconius parla de lui au prévôt du chapitre, Félix Frey, que la bonne mine et les talents de Zwingle prévenaient pour luib, à Utinger, vieillard qui jouissait d’une grande considération, et au chanoine Hoffman, homme d’un caractère droit et franc, qui, ayant longtemps prêché lui-même contre le service étranger, était bien disposé en faveur d’Ulrich. D’autres Zurichois avaient, en diverses occasions, entendu Zwingle à Einsidlen, et en étaient revenus pleins d’admiration. L’élection du prédicateur de la cathédrale mit bientôt tout le monde en mouvement dans Zurich. On s’agitait en sens divers. Plusieurs travaillaient nuit et jour à faire élire le prédicateur éloquent de Notre-Dame des Ermitesc. Myconius en informa son ami — « Mercredi prochain, répondit Zwingle, j’irai dîner à Zurich, et nous parlerons de tout cela. » Il arriva en effet. Se trouvant en visite chez un chanoine : « Pourriez-vous, lui dit celui-ci, venir au milieu de nous, pour y prêcher la Parole de Dieu ? — Je le puis, répondit-il ; mais je ne viendrai que si l’on m’appelle. » Puis il retourna dans son abbaye.
a – « Dan Zwingli vom lyb ein hubscher man wass. » (Bullinger, msc.)
b – « Und als Imme seine Gestalt und geschiklichkeit wol gefiel, gab er Im syn stimm. (Ibid.)
c – « Qui dies et noctes laborarent ut vir ille subrogaretur. (Osw. Myconius, Vita Zwinglii.)
Cette visite répandit l’alarme dans le camp de ses ennemis. On pressa plusieurs prêtres de se présenter pour la place vacante. Un Souabe, nommé Laurent Fable, prononça même un sermon d’épreuve, et le bruit se répandit qu’il était élu. « Il est donc bien vrai, dit Zwingle en l’apprenant, que nul n’est prophète en son pays, puisqu’on préfère un Souabe à un Suisse. Je sais ce que valent les applaudissements du peupled. » Zwingle reçut aussitôt après une lettre du secrétaire du cardinal Schinner, qui lui apprenait que l’élection n’avait pas eu lieu. Mais la fausse nouvelle qui lui avait d’abord été donnée aiguillonna néanmoins le curé d’Einsidlen. Sachant qu’un homme aussi indigne que ce Fable aspirait à cette place, il la désira davantage pour lui-même, et en écrivit à Myconius. Oswald lui répondit le jour suivant : « Fable restera toujours fable ; ces messieurs ont appris qu’il est père de six garçons et déjà pourvu de je ne sais combien de bénéficese. »
d – « Scio vulgi acclamationes et illud blandum Euge ! Euge ! » (Zw. Ep., p. 53).
e – « Fabula manebit fabula ; quern domini mei acceperunt sex pueris esse patrem… » (Zw. Ep., p. 53.)
Les ennemis de Zwingle ne se tinrent pas pour battus. Tout le monde, il est vrai, s’accordait à porter aux nues l’éclat de ses connaissancesf ; mais quelques-uns disaient : « Il aime trop la musique ! » D’autres : « Il aime le monde et les plaisirs ! » D’autres encore : « Il a été ancienment trop lié avec des gens d’une conduite légère. » Il se trouva même un homme qui lui reprocha un cas de séduction. Zwingle n’était pas sans tache ; et, quoique supérieur aux ecclésiastiques de son temps, il s’était laissé entraîner plus d’une fois, dans les premières années de son ministère, aux penchants de la jeunesse. On ne saurait facilement comprendre l’influence que peut exercer sur une âme l’atmosphère corrompue dans laquelle elle vit. Il y avait dans la papauté, et parmi les prêtres, des désordres établis, admis et autorisés, comme conformes aux lois de la nature. Une parole d’Æneas Sylvius, depuis pape sous le nom de Pie II, nous donne une idée du triste état des mœurs publiques à cette époque : nous la rapportons en noteg. Le désordre était devenu l’ordre généralement admis.
f – « Neminem tamen qui tuam doctrinam non ad cœlum ferat… » (Ibid.)
g – « Non esse qui vigesimum annum excessit nee virginem tetigerit. » (Zw. Ep., p. 57.)
Oswald déployait une inconcevable activité en faveur de son ami ; il employait toutes ses forces à le justifier, et heureusement il y parvenaith. Il allait vers le bourgmestre Roust, vers Hoffman, vers Frey, vers Utinger. Il louait la probité, l’honnêteté, la pureté de la conduite de Zwingle, et affermissait les Zurichois dans l’opinion favorable qu’ils avaient du curé d’Einsidlen. On ajoutait peu de foi aux discours des adversaires. Les hommes les plus influents disaient que Zwingle serait évangéliste à Zurich. Les chanoines le disaient aussi, mais à voix basse. « Espère, lui écrivait Oswald, le cœur ému ; car j’espère. » Néanmoins il lui fit connaître les accusations de ses ennemis. Bien que Zwingle ne fût pas encore devenu tout à fait un nouvel homme, il était de ces âmes dont la conscience est réveillée, qui peuvent tomber dans le mal, mais qui n’y tombent jamais sans résistance et sans remords. Souvent il avait formé le dessein de vivre dans la sainteté, seul de son espèce, au milieu du monde. Mais quand il se vit accusé il ne voulut pas se vanter d’être sans péché. « N’ayant personne, écrivit-il au chanoine Utinger, pour marcher avec moi dans les résolutions que j’avais prises, plusieurs même de mes alentours s’en scandalisant, hélas ! je suis tombé, et, comme le chien dont parle saint Pierre (2 Pierre 2.22), je suis retourné à ce que j’avais vomii. Ah ! Dieu sait avec quelle honte et quelle angoisse j’ai tiré ces fautes des profondeurs de mon cœur et je les ai exposées à ce grand Dieu, à qui je confesse pourtant ma misère bien plus volontiers qu’à l’homme mortelj. » Mais si Zwingle se reconnut pécheur, il se justifia en même temps des inculpations les plus odieuses qui lui étaient faites. Il déclara qu’il avait toujours rejeté loin de lui la pensée même de monter dans un lit adultère ou de séduire l’innocencek, tristes excès trop ordinaires alors. « J’appelle ici en témoignage, dit-il, tous ceux avec lesquels j’ai vécul. »
h – « Reprimo hæc pro viribus, imo et repressi. (Ibid., p. 54.)
i – « Quippe neminem habens comitem hujus instituti, scandalisantes vero non paucos, heu ! cecidi, et factus sum canis ad vomitum. » (Zw. Ep., p. 55.)
j – « En, cum verecundia (Deus novit !) magna, hæc ex pectoris specubus depromsi, apud eum scilicet cum quo etiam coram minus quam cum ullo ferme mortalium confiteri vererer. (Ibid.)
k – « Ea ratio nobis perpetuo fuit, nec alienum thorum conscendere, nee virginem vitiare. » (Ibid.)
l – « Testes invoco cunctos quibuscum vixi. » (Ibid.)
Le 11 décembre l’élection eut lieu. Zwingle fut nommé par une majorité de dix-sept voix sur vingt-quatre. Il était temps que la Réformation commençât pour la Suisse. L’instrument d’élite que la Providence divine avait préparé pendant trois ans dans la retraite d’Einsidlen était prêt ; il devait être transporté quelque part. Dieu, qui avait choisi la nouvelle université de Wittemberg, située au centre de l’Allemagne, sous la protection du plus sage des princes, pour y appeler Luther, choisit dans l’Helvétie la cité de Zurich, regardée comme la tête de la confédération, pour y placer Zwingle. Là il allait se trouver en rapport, non seulement avec l’un des peuples les plus intelligents, les plus simples, les plus prompts et les plus forts de la Suisse, mais encore avec tous les cantons qui se groupaient autour de cet antique et puissant État. La main qui avait été prendre un jeune pâtre du mont Sentis pour le conduire dans l’école de Wesen l’établissait maintenant, puissant en œuvres et en paroles, à la face de tous pour régénérer son peuple. Zurich allait devenir un foyer de lumière pour l’Helvétie.
Ce fut pour Einsidlen un jour de joie et de douleur que celui où l’on apprit la nomination de Zwingle. Le cercle qui s’y était formé allait être détruit par la retraite du plus précieux de ses membres ; et qui sait si la superstition n’allait pas rentrer en possession de cet antique lieu de pèlerinage ? — Le conseil d’État de Schwitz fit parvenir à Ulrich l’expression de ses sentiments, en l’appelant « révérend, savant, très gracieux seigneur et bon amim. » — « Donnez-nous au moins vous-même un successeur digne de vous, dit à Zwingle Géroldsek, désolé – J’ai pour vous, répondit-il, un petit lion simple et prudent, un homme initié dans les mystères de la science sainte. — Je veux l’avoir, » dit aussitôt l’administrateur. C’était Léon Juda, cet homme à la fois doux et intrépide, avec lequel Zwingle avait été intimement uni à Bâle. Léon accepta cette vocation, qui le rapprochait de son cher Ulrich. Celui-ci embrassa ses amis, quitta la solitude d’Einsidlen, arriva dans ces lieux délicieux où s’élève, riante et animée, la ville de Zurich, avec son enceinte de coteaux, que recouvrent des vignes, qu’ornent des prairies et des vergers, que couronnent des forêts, et au-dessus desquels apparaissent les plus hautes sommités de l’Albis.
m – « Reverende, perdocte, admodum gratiose domine ac bone amice… » (Zw. Ep., p. 60.)
Zurich, le centre des intérêts politiques de la Suisse, et où se réunissaient souvent les hommes les plus influents de la nation, était le lieu le plus propre pour agir sur l’Helvétie, et répandre dans tous les cantons les semences de la vérité. Aussi les amis des lettres et de la Bible saluèrent-ils par des acclamations la nomination de Zwingle. A Paris, en particulier, les étudiants suisses, qui y étaient très nombreux, tressaillirent de joie à cette nouvellen. Mais si Zwingle avait à Zurich la perspective d’une grande victoire, il devait s’y attendre aussi à un rude combat. Glaréan lui écrivit de Paris : « Je prévois que votre science suscitera une grande haineo, mais ayez bon courage, et, comme Hercule, vous dompterez les monstres. »
n – « Omnes adeo quotquot et Helvetii adsunt juvenes fremere et gaudere. (Zw. Ep., p. 63.)
o – « Quantum invidiæ tibi inter istos eruditio tua conflabit. » (Ibid., p. 64.)
Ce fut le 27 décembre 1518 que Zwingle arriva à Zurich ; il descendit à l’hôtel d’Einsidlen. On lui fit un cordial et honorable accueilp. Le chapitre s’assembla aussitôt pour le recevoir, et l’invita à se rendre dans son sein. Félix Frey présidait ; les chanoines, amis ou ennemis de Zwingle, siégeaient indistinctement autour de leur prévôt. Il régnait de l’agitation dans l’assemblée : chacun sentait, sans s’en rendre compte peut-être, combien était sérieux le commencement de ce ministère. On convint d’exposer au jeune prêtre, dont on craignait l’esprit novateur, les devoirs les plus importants de sa charge. « Vous mettrez tous vos soins, lui dit-on gravement, à faire rentrer les revenus du chapitre, sans en négliger le moindre. Vous exhorterez les fidèles, soit du haut de la chaire, soit au confessionnal, à payer les redevances et les dîmes, et à montrer par leurs offrandes qu’ils aiment l’Église. Vous vous appliquerez à multiplier les revenus qui proviennent des malades, des sacrifices, et en général de tout acte ecclésiastique. » Le chapitre ajouta : « Quant à l’administration des sacrements, à la prédication, et à la présence au milieu du troupeau, ce sont aussi des devoirs du prêtre. Cependant vous pouvez vous faire remplacer par un vicaire à ces divers égards, et surtout pour la prédication. Vous ne devez administrer les sacrements qu’aux notables, et après en avoir été requis ; il vous est interdit de le faire sans distinction de personnesq. »
p – « Do er ehrlich und wol empfangen ward. » (Bullinger msc.)
q – Schuler’s, Zwingli's Bildung, p. 227.
Quelle règle pour Zwingle ! de l’argent, de l’argent ! encore de l’argent !… Est-ce donc pour cela que Christ a établi le ministère ? Cependant la prudence modère son zèle ; il sait que l’on ne peut à la fois déposer en terre la semence, voir l’arbre croître, et en recueillir les fruits. Sans donc s’expliquer sur ce qu’on lui imposait, Zwingle, après avoir humblement témoigné sa reconnaissance pour le choix honorable dont il avait été l’objet, annonça ce qu’il comptait faire : « La vie de Jésus, dit-il, a été trop longtemps cachée au peuple. Je prêcherai sur tout l’Évangile selon saint Matthieu, chapitre après chapitre, en suivant le sens du Saint-Esprit, en puisant uniquement aux sources de l’Écriturer, en la sondant, en la comparant avec elle-même, et en en recherchant l’intelligence par de constantes et ardentes prièress. C’est à la gloire de Dieu, à la louange de son Fils unique, au véritable salut des âmes, et à leur enseignement dans la vraie foi, que je consacrerai mon ministèret. » Un langage si nouveau fit une profonde impression sur le chapitre. Quelques-uns en témoignèrent leur joie ; mais la plupart firent éclater leur douleuru. « Cette manière de prêcher est une innovation, s’écrièrent-ils ; cette innovation mènera bientôt à une autre, et où s’arrêtera-t-on ? » Le chanoine Hoffman, surtout, crut devoir prévenir les funestes effets d’une élection qu’il avait lui-même sollicitée. « Cette explication de l’Écriture, dit-il, sera plus nuisible qu’utile au peuple. » « Ce n’est pas une nouvelle manière, répondit Zwingle ; c’est l’ancienne. Rappelez-vous les homélies de saint Chrysostome sur saint Matthieu et de saint Augustin sur saint Jean. Au reste, je parlerai avec modestie, et ne donnerai à personne sujet de se plaindre. »
r – « Absque humanis commentationibus, ex solis fontibus Scripturæ Sacræ. » (Zw. Op., I, p. 273.)
s – « Sed mente spiritus, quam diligenti Scripturarum collectione, precibusque ex corde fusis, se nacturum. » (Osw. Myconius, Vita Zwinglii.)
t – « Alles Gott und seinen einigen Sohn zu Lob und Ehren und zu rechten Heil der Seelen, zur Underrichtung im rechten Glauben. » (Bullinger, msc.)
u – « Quibus auditis, mœror simul et lætitia. » (Osw. Myc.)
Ainsi Zwingle abandonnait l’usage exclusif des fragments d’évangiles, établi depuis Charlemagne ; réintégrant la sainte Écriture dans ses antiques droits ; il rattachait la Réformation, dès le commencement de son ministère, aux temps primitifs du christianisme, et préparait pour les âges futurs une étude plus profonde de la Parole de Dieu. Mais il y a plus : cette position ferme et indépendante qu’il prenait vis-à-vis de l’Église annonçait une œuvre nouvelle ; sa stature de réformateur se dessinait hardiment aux yeux de son peuple, et la réforme avançait.
Hoffman, ayant échoué dans le chapitre, adressa une requête écrite au prévôt, pour qu’il défendît à Zwingle d’ébranler le peuple dans ses croyances. Le prévôt fit venir le nouveau prédicateur, et lui parla avec beaucoup d’affection. Mais nulle puissance humaine ne pouvait fermer ses lèvres. Le 31 décembre il écrivit au conseil de Glaris qu’il renonçait entièrement à la charge d’âmes qu’on lui avait jusqu’alors conservée, et il fut tout à Zurich et à l’œuvre que Dieu lui préparait dans cette ville. Le samedi premier jour de l’an 1519, Zwingle, ayant ce jour-là même trente-cinq ans accomplis, monta dans la chaire de la cathédrale. Une grande foule, désireuse de voir cet homme déjà célèbre et d’entendre ce nouvel Évangile, dont chacun commençait à parler, remplissait le temple. « C’est à Christ, dit Zwingle, que je veux vous conduire ; à Christ, vraie source du salut. Sa divine Parole est la seule nourriture que je veuille donner à votre vie et à votre cœur. » Puis il annonça que dès le jour suivant, premier dimanche de l’année, il commencerait à expliquer l’Évangile selon saint Matthieu. Le lendemain le prédicateur et un auditoire plus nombreux encore se trouvaient à leur poste. Zwingle ouvrit l’Évangile, ce livre depuis si longtemps fermé, et en lut la première page. Parcourant l’histoire des patriarches et des prophètes (premier chapitre de saint Matthieu), il l’exposa de telle manière que chacun, étonné et ravi, s’écriait : « On n’a jamais rien entendu de pareilv ! »
v – « Dessgleichen wie jederman redt, nie gehört worden war. » (B. Weise, contemporain de Zwingle, Füsslin Beytræge, IV, p. 36.)
Il continua à expliquer ainsi saint Matthieu d’après le texte grec. Il montrait comment toute la Bible trouvait à la fois son explication et son application dans la nature même de l’homme. Exposant, dans un langage facile, les plus hautes vérités de l’Évangile, sa prédication allait à toutes les classes, aux sages et aux savants, comme aux ignorants et aux simplesw. Il exaltait les miséricordes infinies de Dieu le Père, et il conjurait tous ses auditeurs de mettre leur confiance uniquement en Jésus-Christ, comme dans le seul Sauveurx. En même temps, il les appelait à la repentance avec une grande énergie ; il attaquait avec force les erreurs qui dominaient parmi son peuple ; il s’élevait avec intrépidité contre le luxe, l’intempérance, l’éclat des vêtements, l’oppression des pauvres, l’oisiveté, le service étranger et les pensions des princes. En chaire, dit l’un de ses contemporains, il ne ménageait personne, ni pape, ni empereur, ni rois, ni ducs, ni princes, ni seigneurs, ni même les confédérés. Toute sa force et toute la joie de son cœur étaient en Dieu ; aussi exhortait-il toute la ville de Zurich à se confier uniquement en luiy. » — « Jamais on n’avait vu un homme parler avec tant d’autorité, » dit Oswald Myconius, qui suivait avec joie et grande espérance les travaux de son ami.
w – « Nam ita simplices æqualiter cum prudentissimis et acutissimis quibusque proficiebant » (Osw. Myconius, Vit. Zw.)
x – « In welchem er Gott den Vater prysset und alle Menschen allein uff Issum Christum, als den einigen Heiland verthrauwen lehrte. » (Bullinger, msc.)
y – « All sein Trost stuhnd allein mit frolichem Gemüth zu Gott… » (B. Weise, Füsslin Beytræge IV, p. 36.)
L’Évangile ne pouvait être annoncé en vain dans Zurich. Une multitude toujours plus nombreuse d’hommes de toutes les classes, et surtout d’hommes du peuple, accourait pour l’entendrez. Plusieurs Zurichois avaient cessé de fréquenter le culte public. « Je ne retire aucun profit des discours de ces prêtres, disait souvent Füsslin, poète, historien et conseiller d’État ; ils ne prêchent pas les choses du salut, car ils ne les comprennent pas. Je ne sais voir en eux que convoitises et volupté. » Henri Räuschlin, trésorier d’État, homme qui lisait assidûment l’Écriture, pensait de même. « Les prêtres, disait-il, se sont réunis par milliers au concile de Constance pour y brûler le meilleur d’eux tous. » Ces hommes distingués, attirés par la curiosité, vinrent entendre le premier discours de Zwingle. On pouvait lire sur leur visage l’émotion avec laquelle ils suivaient l’orateur. « Gloire soit à Dieu ! dirent-ils en sortant ; celui-ci est un prédicateur de la vérité ! Il sera notre Moïse, pour nous sortir des ténèbres d’Egyptea. » Dès ce moment ils devinrent amis intimes du réformateur. « Puissants de ce monde, disait Füsslin, cessez de proscrire la doctrine de Christ ! Christ, le fils de Dieu, ayant été mis à mort, des pêcheurs se levèrent. Et maintenant, si vous faites périr les prédicateurs de la vérité, vous verrez paraître à leur place des vitriers, des meuniers, des potiers, des fondeurs, des cordonniers et des tailleurs, qui enseigneront avec puissanceb. »
z – « Do ward bald ein gross gelauff von allerley menschen, Innsonders von dem gemeinen Mann… » (Bullinger, msc.)
a – « Und unser Moses seyn der uns aus Egypten führt. » (Ibid.)
b – « Werden die Gläser, Müller, Hafner, Giesser, Schuhmacher und Schneider lehren. » (Muller’s Reliq. III, p. 185.)
Il n’y eut d’abord dans Zurich qu’un cri d’admiration ; mais, le premier moment d’enthousiasme passé, les adversaires reprirent courage. Des hommes honnêtes, que la crainte d’une réformation épouvantait, se détachèrent peu à peu de Zwingle. La violence des moines, un instant voilée, reparut, et le collège des chanoines retentit de plaintes. Zwingle se montrait inébranlable. Ses amis, en contemplant son courage, croyaient voir reparaître devant eux un homme des temps apostoliquesc. Parmi ses ennemis les uns riaient et plaisantaient, d’autres faisaient entendre d’outrageantes menaces ; mais il endurait tout avec la patience du chrétiend. « Si l’on veut gagner les méchants à Jésus-Christ, avait-il coutume de dire, il faut fermer les yeux sur beaucoup de chosese. » Parole admirable, qui ne doit pas être perdue.
c – « Nobis, apostolici illius saeculi virum repræsentas. » (Zw. Ep., p. 74.)
d – « Obganniunt quidam, rident, minantur, petulanter incessant… attu vere, christiana patientia, suffers omnia… » (lbid., 7 mai 1519.)
e – « Connivendum ad multa ei qui velit malos Christo lucri facere… » (Ibid.)
Son caractère, sa manière d’être avec tous les hommes, contribuaient, autant que ses discours, à gagner les cœurs. Il était à la fois un vrai chrétien et un vrai républicain. L’égalité de tous les hommes n’était pas pour lui une phrase banale ; écrite dans son cœur, elle se retrouvait dans sa vie. Il n’avait ni cet orgueil pharisaïque ni cette grossièreté monacale qui choquent également les simples et les sages du monde ; on se sentait attiré vers lui, et à l’aise dans sa conversation. Fort et puissant en chaire, il était affable envers tous ceux qu’il rencontrait dans les rues et sur les places publiques ; souvent on le voyait dans les lieux où se réunissaient les tribus, les corps de métier, exposer aux bourgeois de la cité les principaux points de la doctrine chrétienne, ou converser familièrement avec eux. Il accueillait avec la même cordialité les paysans et les patriciens. « Il invitait les gens de la campagne à dîner, dit l’un de ses plus violents ennemis, se promenait avec eux, leur parlait de Dieu, faisait entrer le diable dans leur cœur et ses écrits dans leur poche. Il fit même si bien, que les notables de Zurich visitaient ces paysans, leur donnaient à boire, allaient avec eux par la ville, et leur témoignaient toutes sortes d’attentionsf !… »
f – « Dass der Rath gemeldete Bauern besucht… » (Salat’s Chronik, 155.)
Il continua à cultiver la musique, « avec modestie, » dit Bullinger ; néanmoins, les adversaires de l’Évangile en profitèrent et l’appelèrent « l’évangélique joueur de flûte et de luthg. » Faber lui ayant un jour reproché ce goût : « Mon cher Faber, lui répondit Zwingle, avec une noble candeur, tu ne sais pas ce que c’est que la musique. J’ai, il est vrai, appris à jouer du luth, du violon et d’autres instruments, et ils me servent à faire taire les petits enfantsh ; mais tu es trop saint, toi, pour la musique !… Ne sais-tu pas que David était un bon joueur de harpe, et qu’il chassait ainsi de Saul l’esprit malin ?… Ah ! si tu connaissais le son du luth céleste, l’esprit malin de l’ambition et de l’amour des richesses qui te possède sortirait aussi de toi. » Peut-être y eut-il ici un faible dans Zwingle ; cependant c’était dans un esprit de débonnaireté et de liberté évangélique qu’il cultivait cet art, que la religion a constamment associé à ses plus sublimes élans. Il a composé la musique de quelques-unes de ses poésies chrétiennes, et il ne craignait pas quelquefois d’amuser avec son luth les plus petits du troupeau. Il se conduisait avec la même débonnaireté envers les pauvres. « Il mangeait et buvait, dit un de ses contemporains, avec tous ceux qui l’invitaient ; il ne méprisait personne ; il était plein de compassion pour les pauvres, toujours ferme et toujours joyeux dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Aucun mal ne l’épouvantait ; sa parole était en tout temps pleine de force, et son cœur rempli de consolationsi. » Ainsi grossissait la popularité de Zwingle, assis tour à tour à la table du peuple et au festin des grands, comme jadis son Maître, et faisant partout l’œuvre à laquelle Dieu l’avait appelé.
g – « Der Lauthenschlager und Evangelischer pfyffer. » (Bullinger, msc.)
h – « Dass kombt mir la wol die kind zu geschweigen. » (Ibid.)
i – « War allwegen trostlichen Gemüths und tapferer Red. » (B. Weise, Füsslin Beytræge, V, p. 36.)
Aussi était-il infatigable à l’étude. Depuis le matin jusqu’à dix heures il lisait, il écrivait, il traduisait ; l’hébreu était surtout alors l’objet de son application. Après le dîner il écoutait ceux qui avaient quelque chose à lui raconter ou quelque conseil à lui demander ; il se promenait avec ses amis, et il visitait ses ouailles. A deux heures il se remettait au travail. Il faisait une petite promenade après souper, et écrivait ensuite des lettres, qui le retenaient souvent jusqu’à minuit. Il travaillait toujours debout, et ne permettait qu’on le détournât que pour des causes très gravesj.
j – « Certas studiis vindicans horas, quas etiam non omisit, nisi seriis coactus. » (Osw. Myc., Vita Zwinglii.)
Mais il fallait plus que les travaux d’un seul homme. Un certain Lucien arriva un jour chez lui avec des écrits du réformateur allemand. Rhenan, savant fixé alors à Bâle, et infatigable propagateur des écrits de Luther en Suisse, envoyait cet homme à Zwingle. Rhenan avait compris que le colportage de livres était un puissant moyen pour répandre la doctrine de l’Évangile. Lucien avait parcouru presque toute la Suisse, et y connaissait tout le monde. « Voyez, disait Rhenan à Zwingle, si ce Lucien possède assez de prudence et d’habileté ; s’il en est ainsi, qu’il porte de ville en ville, de bourg en bourg, de village en village, et même de maison en maison, parmi les Suisses, les écrits de Luther, et en particulier l’exposition de la prière du Seigneur, écrite pour les laïquesk. Plus il est connu, plus il trouvera d’acheteurs. Mais il faut prendre garde qu’il ne colporte pas d’autres livres ; car s’il n’a que ceux de Luther, il les vendra d’autant mieux. » Beaucoup de familles en Suisse virent ainsi quelques rayons de lumière pénétrer sous leur humble toit. Il y a pourtant un livre que Zwingle eût dû faire colporter avant ceux de Luther, c’est l’Évangile de Jésus-Christ.
k – « … Oppidatim, municipatim, vicatim, imo domesticatim per Helvetios circumferat… » (Zw. Ep., p. 81.)