Ces mots se présentent ensemble dans Actes 4.13 ; ἀγράμματος n’est nulle part ailleurs dans le N. T., mais ἰδιώτης se trouve en quatre autres occasions (1 Corinthiens 14.16, 23-24 ; 2 Corinthiens 11.6). Quand on rencontre ces vocables réunis, il faut en conclure que, selon la rhétorique naturelle du langage humain, le second mot est plus fort que le premier ; ainsi le comprirent les traducteurs qui rendirent ἀγράμματος par « illettré, » et ἰδιώτης par « ignorant », et ainsi Bengel : « ἀγράμματος est rudis, ἰδιώτης, rudior. »
Si nous cherchons à les distinguer d’une manière plus exacte et à découvrir l’idée précise que chacun de ces mots renferme, c’est ἰδιώτης qui, dénotant des usages plus compliqués et plus subtils, réclame principalement notre attention. Ἀγράμματος n’a pas besoin de nous occuper longtemps ; il correspond exactement à notre mot « illettré » (Jean 7.13 ; Actes 26.24 ; 2 Timothée 3.15). Platon le joint à ὄρειος, rude comme le montagnard (Crit. 109, d), à ἄμουσος (Tim. 23, b) ; Plutarque l’oppose à μεμουσωμένος (Adv. Col. 26).
Mais ἰδιώτης est un terme qui rayonne bien plus loin. Son idée première, son point de départ étymologique, c’est celui d’un particulier qui s’occupe de ses propres affaires (τὰ ἴδια), par opposition à l’homme politique ; l’ἰδιώτης n’a point de charge publique, par opposition à celui qui en a une. Or, comme dans l’esprit des Grecs, une de leurs plus fortes convictions était l’assurance que c’est dans la vie publique qu’il faut chercher la vraie éducation de l’homme, il en résulte qu’ἰδιώτης s’empreignit bientôt de quelque idée de mépris et de dédain. L’ἰδιώτης, non exercé, non habitué à trafiquer avec ses semblables, manque de pratique ; aussi Platon joint-il le mot à ἀπράγμων (Rep. 10.620 c. ; cf. Plutarch., De Virt et Vit. 4), Plutarque, à ἄπρακτος ; (Phil. esse cum Princ. 1), et il l’oppose au πολιτικὸς καὶ πρακτικός. Mais il y a plus ; l’ἰδιώτης est un rustre, et, comme tel, il est associé à ἄγροικος (Chrysost., In 1Ep. Cor., Hom. 3), à ἀπαίδευτος (Plutarch., Arist. et Men. Comp. i), et à d’autres mots semblables.
Il y a une excellente discussion sur les significations successives d’ἰδιώτης dans Bishop Horsley’s Tracts in controversy with Dr Priestley, Appendix, Disquisition second, pp. 475-485. Le mot anglais « idiot « a aussi une intéressante histoire. La citation suivante de Jeremy Taylor (Dissuasive from Popery, Part, II, b, 1, § 1) montrera de quelle manière on employait le mot il y a deux cents ans : « St. Augustin affirma que les endroits simples des Ecritures suffisent pour tous les laïcs et pour tous les idiots ou personnes privées. »
L’histoire d’ἰδιώτης ne s’arrête en aucune manière ici, quoique nous l’ayons suivie aussi loin qu’il était nécessaire pour nous rendre compte de son association à ἀγράμματος (Actes 5.13) et des points de ressemblance et de différence qui existent entre eux. Mais, voulant expliquer pourquoi Saint Paul doit l’employer 1 Corinthiens 14.16, 23-24, et dire exactement dans quel sens il l’emploie, nous poursuivrons l’histoire du vocable un peu plus loin. Un trait caractérise l’usage que l’on fait d’ἰδιώτης, et quelques exemples en feront aussitôt saisir la physionomie, à défaut d’une description qu’il ne serait pas facile de faire. Le mot renferme toujours la négation du talent particulier, de la connaissance, de la profession ou position avec laquelle il est en opposition par voie d’antithèse, et il ne fait contraste avec aucun autre talent, etc., que celui-là. Par exemple, ἰδιώτης est-il opposé à δημιουργός (comme dans Plato, Theag. 124 c) ? c’est l’homme inhabile qu’il désigne, l’homme opposé à l’artisan habile, et toute autre habileté qu’il pourrait avoir, si ce n’est celle du δημιουργός, lui est refusée. Est-il opposé à ἰατρός ? il veut dire quelqu’un qui ignore l’art du médecin (Plato, Rep. m, 89 b ; Philo, De Conf. Ling. 7) ; opposé à σοφιστής, il indique un homme étranger aux subtilités des sophistes Xenoph., De Vénal. 13 ; cf. Hiero, 1.2 ; Lucian. Pisc. 34. Plutarch., Symp. 4.2-3). Ceux qui ne connaissent pas la gymnastique sont des ἰδιῶται, par opposition aux ἀθληταί (Xenoph., Hiero, 4.6 ; Philo, De Sept. 6) ; des sujets sont des ἰδιῶται, par opposition à leur prince (Id. De Abrah. 33) ; des serviteurs sur le champ que l’on moissonne sont des ἰδιῶται καὶ ὑπηρέται, comme distincts des ἡγεμόνες (Id. De Somn. 2.4) ; enfin toute l’assemblée d’Israël est ἰδιώτης, comparée aux prêtres (Id. De Vit. Mos 3.29). Avec ces exemples pour nous servir de fil conducteur, nous arriverons difficilement à une autre conclusion que celle-ci, à savoir que les ἰδιῶται dont, parle Saint Paul (1 Corinthiens 14.16, 23-24) sont de simples croyants, sans dons spirituels leur appartenant, et distingués des croyants qui en possèdent, comme ailleurs ce sont les membres laïcs qui sont opposés à ceux dont la vocation est l’administration de la parole et des sacrements. C’est donc toujours le mot avec lequel ἰδιώτης est en opposition qui en détermine la valeur.
Quant à la synonymie que nous avons plus spécialement en vue, il suffira de dire, qu’en déclarant Pierre et Jean des hommes ἀγράμματοι καὶ ἰδιῶται les Pharisiens exprimaient par le premier terme que la science des livres manquait à ces disciples, et, bornant cette science tout naturellement à l’A. T., aux ἱερὰ γράμματα et aux gloses de leurs propres docteurs, ils signalaient le fait que Pierre et Jean ne possédaient point le savoir que Paul avait acquis aux pieds de Gamaliel. Par le second mot, ils affirmaient que l’éducation que les hommes acquièrent en se mêlant à ceux qui ont des affaires importantes à diriger leur faisait défaut. Quant à nous, laissant de côté cette autre éducation plus élevée, celle du cœur et de l’intelligence qu’on obtient par un contact direct avec Dieu et avec sa vérité, disons que, sans aucun doute, les livres et la vie publique (surtout celle-ci) sont les deux moyens les plus efficaces pour discipliner l’intelligence et le cœur. Qui n’a pas subi les effets du premier est ἀγράμματος qui n’a pas été transformé par le second est ἰδιώτης.
En résumé, voici les applications successives du mot ἰδιώτης : homme privé, étranger aux affaires d’État, homme dépourvu d’éducation pour la vie publique, homme privé de telle connaissance ou aptitude spéciale, puis homme privé de toute culture intellectuelle, grossier, sens renforcé encore dans le terme moderne idiot, comme synonyme de stupide, imbécile, hébété.