Les traductions n’ont pas toujours observé la distinction qui existe entre δοκεῖν (« videri ») et φαίνεσθαι (« apparere »). Δοκεῖν exprime le jugement mental intérieur, ou l’opinion que les hommes se forment d’une chose, leur δόξα par rapport à cette chose ; cette δόξα peut être juste (Actes 15.28 ; 1 Corinthiens 4.9 ; 7.40 ; cf. Plato, Tim. 51 d, δόξα ἀληθής, mais elle peut aussi ne l’être point ; dans tous les cas, elle suppose la possibilité d’errer (2 Maccabées 9.10 ; Matthieu 6.7 ; Marc 6.49 ; Jean 16.2 ; Actes 27.13 ; cf. Plato, Gorg. 458 a, ἰσχυρόν μὴ ὄντα, δοκεῖν, avoir une fausse réputation de force). Φαίνεσθαι, au contraire, exprime les divers aspects sous lesquels une chose peut se présenter, sans qu’il soit nécessaire que quelqu’un contemple cette chose. Φαίνεσθαι est ainsi en opposition non à ὄν, mais à νοούμενου. Ainsi, quand Platon (Rep. 408 a) caractérise certains héros dans la guerre de Troie par ces mots : ἀγαθοὶ πρὸς τὸν πόλεμον ἐφάνησαν, il ne veut pas dire qu’ils parurent bons pour la guerre, et ne l’étaient pas, mais il déclare simplement qu’ils se montrèrent bons, en donnant à entendre que ce qu’ils se montrèrent ils le furent. Nouvel exemple. Quand Xénophon écrit : ἐφαίνετο ἴχνια ἵππων (Anab. 1.6.1), il veut signaler le fait que des chevaux avaient été en un endroit, et qu’ils y avaient laissé sur le sol l’empreinte de leurs traces. Il ne pouvait se servir de δοκεῖν, s’il avait voulu dire que Cyrus et sa compagnie prirent pour des pas de chevaux ce qui, à la vérité, pouvait bien en être, mais ce qui pouvait très bien aussi n’en être pas du tout ; cf. Mem. 3.10.2. Zeune écrit : « Δοκεῖν cernitur in opinions, quæ falsa esse potest et vana, sed φαίνεσθαι plerumque est in re extra mentem, quamvis nemo opinatur ». Ainsi ou trouve dans Platon : δοκεῖ φαίνεσθαι (Phœdr. 269 d ; Leg. 12.960 d).
Même dans des passages où l’on peut échanger δοκεῖν contre εἶναι, il ne perd pas le sens propre que Zeune vient de lui attribuer. Il implique toujours appel à l’opinion et au jugement du public plutôt qu’à la réalité de l’être, quoique le public puisse n’être que l’écho fidèle de la vérité (Proverbes 27.14). Ainsi, tandis qu’il n’y a pas le plus léger trait d’ironie dans l’emploi que fait Saint Paul de οἱ δοκοῦντες dans Galates 2.2, de οἱ δοκοῦντες εἶναί τι σεμνοί, un peu plus loin (vers. 6). et qu’il est manifeste qu’il ne pouvait pas y en avoir, vu que telle est la manière dont Paul caractérise ses principaux compagnons dans l’apostolat, les mots en même temps expriment plutôt la réputation dont ils jouissaient dans l’Église que la valeur qu’ils avaient en eux-mêmes, quoique leur réputation fût la vraie mesure de leur valeur (ἐπίσημοι, Romains 16.7). Comparez Euripid. Hec. 295, et Porphyr., De Abst. 2.40, où οἱ δοκοῦντες est employé de la même manière dans un sens absolu et en opposition à τὰ πλήθη. De même les paroles de Christ : οἱ δοκοῦντες ἄρχειν τῶν ἐθνῶν (Marc 10.42), « ceux qui sont reconnus gouverneurs des Gentils », ne jettent aucun doute sur la réalité de la domination qu’exercent ceux-ci (voyez Matthieu 20.25), et ne forment pas non plus un pléonasme ; cf. Joseph., Ant. 19.6.3 : Susan, 5 ; et Winer, Gramm. § 67.4.
Néanmoins, comme, d’un autre côté, notre conception mentale peut avoir et peut ne pas avoir une vérité correspondante dans le monde des réalités, de même, l’apparence peut avoir une réalité derrière elle ; aussi φαίνεσθαι est-il souvent synonyme de εἶναι et de γίγνεσθαι (Matthieu 2.7 ; 13.26) ; mais l’apparence peut aussi n’avoir point de réalité ; Platon, par exemple, oppose φαινόμενα à τὰ ὄντα τῇ ἀληθείᾳ (Rep. 596 e). Les φαινόμενα sont donc la réflexion des choses comme étant vues dans un miroir, ou bien une apparence entièrement fausse, comme est celle de la bonté que revêt l’hypocrite (Matthieu 23.28). Il ne faut pas prétendre que dans ce dernier cas φαίνεσθαι se perd dans δοκεῖν, et que toute distinction cesse ; la distinction subsiste encore dans le caractère objectif de l’un, aussi bien que dans le caractère subjectif de l’autre. Ainsi, dans Matthieu 23.27-28, le contraste n’est pas dans ce que les autres hommes s’imaginaient qu’étaient les Pharisiens, par rapporta ce qu’ils étaient en réalité, mais dans ce que les Pharisiens se faisaient passer eux-mêmes pour être vis-à-vis des autres hommes (φαίνεσθε τοῖς ἀνθρώποις δίκαιοι), par opposition a ce qu’ils étaient en réalité.
Δοκεῖν signifiant toujours, comme nous l’avons vu, cette estimation subjective que nous pouvons nous former d’une chose, non la manifestation objective et l’apparence quelle revêt en vérité, il s’en suit que dans le passage Jacques 1.26, comme dans celui Galates 6.3, δοκεῖ exprime, non l’opinion des autres, mais le jugement subjectif que l’homme porte sur sa condition spirituellea.
a – Comp. Hébreux 4.1 où la Vulgate a bien traduit δοκῇ par « existimetur ».
Dans Matthieu 6.18 (« afin qu’il ne paraisse pas aux hommes que tu jeûnes »), la Vulgate traduit : « Ne videaris », quoiqu’au verset 16, elle traduise exactement. « ut appareant » ; mais le Seigneur met ici ses disciples en garde, non contre l’hypocrisie de vouloir qu’on supposât qu’ils jeûnaient, quand ils ne jeûnaient pas, comme la traduction pourrait le faire croire, mais contre l’ostentation de vouloir qu’on connût qu’ils jeûnaient, quand ils le faisaient, comme cela se voit clairement dans le ὅπως μὴ φανῇς de l’original.
La force de φαίνεσθαι que nous atteignons ici, nous la manquons dans un autre endroit de nos traductions, non pourtant par une confusion de φαίνεσθαι et de δοκεῖν, mais plutôt de φαίνεσθαι et de φαίνειν. Nous traduisons : ἐν οἷς φαίνεσθε ὡς φωστῆρες ἐν κόσμῳ (Philippiens 2.15), « parmi lesquels vous brillez comme des luminaires dans le monde. » Pour justifier la traduction « vous brillez » dans cet endroit (et toutes les versions de l’Hexaple anglais ont également ainsi traduit), Saint Paul aurait dû écrire : φαίνετε (Jean 1.5 ; 2 Pierre 1.19 ; Apocalypse 1.16) et non, comme il a écrit : φαίνεσθε. Il vaut la peine de noter le fait que si la Vulgate, qui porte « lucetis », partage notre erreur et anticipe sur elle, une version latine plus ancienne que la Vulgate en était exempte. C’est, du moins, ce que prouve la forme dans laquelle Augustin cite le verset en question (Enarr. in Psaumes 146.4) : « In quibus apparetis tanquam luminaria in cœlo. »