- L'homme est-il doué de libre arbitre ?
- Qu'est-ce que le libre arbitre : un acte, une puissance ou un habitus ?
- Si c'est une puissance, est-elle de l'ordre de l'appétit ou de la connaissance ?
- Si elle est de l'ordre de l'appétit, est-elle la même puissance que la volonté, ou une autre ?
Objections
1. Il semble que l'homme n'ait pas le libre arbitre. Car celui qui a le libre arbitre fait ce qu'il veut. Or l'homme ne fait pas ce qu'il veut. S. Paul dit en effet (Romains 7.19) : « je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais. » L'homme n'a donc pas le libre arbitre.
2. Qui possède le libre arbitre peut vouloir et ne pas vouloir, agir et ne pas agir. Mais cela n'appartient pas à l'homme. Selon S. Paul (Romains 9.16), ni vouloir n'appartient à celui qui veut, ni courir à celui qui court. L'homme n'a donc pas le libre arbitre.
3. « Est libre ce qui est cause de soi », dit Aristote. Ce qui reçoit son mouvement d'un autre, n'est pas libre. Or Dieu met en mouvement la volonté d'après le livre des Proverbes (Proverbes 21.1) : « Le cœur du roi est dans la main du Seigneur qui le tourne dans le sens qu'il veut. » Et S. Paul (Philippiens 2.13) : « C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et l'agir ». L'homme n'a donc pas le libre arbitre.
4. Quiconque est libre, est maître de ses actes. Mais l'homme ne l'est pas. Il est écrit (Jérémie 10.23) : « La voie de l'homme n'est pas en son pouvoir, il n'appartient pas à l'homme de diriger ses pas ». L'homme n'est donc pas libre.
5. « Tel est un être, telle lui paraît sa fin », dit le Philosophe. Mais il n'est pas en notre pouvoir d'être de telle ou telle façon ; cela nous est donné par la nature. Il nous est donc naturel de suivre une fin déterminée. Nous ne l'atteignons donc pas librement.
En sens contraire, selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 15.14) : « Dieu a créé l'homme au commencement, et il l'a laissé au pouvoir de son conseil », c'est-à-dire « de son libre arbitre », dit la Glose.
Réponse
L'homme possède le libre arbitre, ou alors les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les récompenses et les châtiments seraient vains. — Pour établir la preuve de la liberté, considérons d'abord que certains êtres agissent sans aucun jugement, comme la pierre qui tombe vers le bas, et tous les êtres qui n'ont pas la connaissance. — D'autres êtres agissent d'après un certain jugement, mais qui n'est pas libre. Ainsi les animaux, telle la brebis qui, voyant le loup, juge qu'il faut le fuir ; c'est un jugement naturel, non pas libre, car elle ne juge pas en rassemblant des données, mais par un instinct naturel. Et il en va de même pour tous les jugements des animaux. — Mais l'homme agit d'après un jugement ; car, par sa faculté de connaissance, il juge qu'il faut fuir quelque chose ou le poursuivre. Cependant ce jugement n'est pas l'effet d'un instinct naturel s'appliquant à une action particulière, mais d'un rapprochement de données opéré par la raison ; c'est pourquoi l'homme agit selon un jugement libre, car il a la faculté de se porter à divers objets. En effet, dans le domaine du contingent, la raison peut suivre des directions opposées, comme on le voit dans les syllogismes dialectiques et les arguments de la rhétorique. Or, les actions particulières sont contingentes ; par suite le jugement rationnel qui porte sur elles peut aller dans un sens ou dans un autre, et n'est pas déterminé à une seule chose. En conséquence, il est nécessaire que l'homme ait le libre arbitre, par le fait même qu'il est doué de raison.
Solutions
1. Bien que l'appétit sensible obéisse à la raison, comme on l'a dit, il peut cependant en certains cas lui résister, en désirant quelque chose contre son ordre. Tel est donc le bien que l'homme ne fait pas, alors même qu'il le veut, et qui est « ne pas désirer contre la raison », selon la glose d'Augustin sur ce passage.
2. Il ne faut pas comprendre ce texte de S. Paul en ce sens que l'homme ne pourrait vouloir ou courir librement, mais en ce sens que le libre arbitre n'y suffit pas s'il ne reçoit l'impulsion et l'aide de Dieu.
3. Le libre arbitre est cause de son mouvement. Par le libre arbitre, en effet, l'homme se meut lui-même à l'action. Il n'est cependant pas indispensable à la liberté que ce qui est libre soit la cause première de soi-même ; pas plus qu'il n'est requis, pour être la cause de quelque chose, d'en être la cause première. C'est Dieu qui est la cause première, donnant le mouvement aux causes naturelles et aux causes volontaires. Et de même qu'en mettant en mouvement les causes naturelles il n'empêche pas leurs actes d'être naturels, ainsi en mettant en mouvement les causes volontaires, il n'ôte pas à leurs actes leur modalité volontaire, mais bien plutôt il la réalise en eux ; car Dieu opère en chaque être selon sa nature propre.
4. Quand on dit que la voie de l'homme ne lui appartient pas, cela concerne l'exécution de ses choix, exécution qui peut être empêchée, quelle que soit sa volonté. Mais nos choix eux-mêmes nous appartiennent, toujours en supposant le secours de Dieu.
5. Il y a deux manières d'être pour l'homme, l'une naturelle, l'autre surajoutée à la nature. On peut considérer cette qualité naturelle soit dans la partie intellectuelle de l'âme, soit dans le corps, et les puissances qui lui sont rattachées. Par le fait que l'homme est disposé de telle manière en raison de la qualité naturelle qu'il tient de son être intellectuel l'homme désire naturellement la fin dernière, c'est-à-dire le bonheur. Or, cette tendance est naturelle et n'est pas soumise au libre arbitre, nous l'avons montré précédemment. — Du côté du corps et de ses puissances, l'homme peut avoir telle manière d'être naturelle, en raison de son tempérament ou d'une disposition provenant d'une influence quelconque de causes corporelles ; toutefois ces causes ne peuvent modifier la partie intellectuelle puisque celle-ci n'est pas l'acte d'un corps. En conséquence, tel se trouve chaque individu du fait de son état corporel et telle lui paraît la fin ; car l'homme est incliné par l'effet d'une telle disposition à choisir ou à rejeter telle action. Mais ces inclinations sont soumises au jugement de la raison à laquelle obéit l'appétit inférieur, comme on l'a dit. Aussi cette soumission ne porte-t-elle pas préjudice au libre arbitre.
Quant aux manières d'être surajoutées, ce sont les habitus et les passions, qui inclinent un individu dans un sens plutôt que dans l'autre. Toutefois ces inclinations elles-mêmes sont soumises au jugement de la raison. De plus, ces qualités en dépendent encore, par le fait qu'il nous appartient de les acquérir, en les causant ou en nous y disposant, ou encore de les rejeter. Et ainsi, rien ne s'oppose à la liberté de décision.
Objections
1. Le libre arbitre n'est rien d'autre qu'un libre jugement. Or un jugement n'est pas une puissance, c'est un acte.
2. Le libre arbitre est appelé « faculté de la volonté et de la raison ». Faculté est le nom d'une certaine facilité d'agir dans la puissance, qui vient de l'habitus. Le libre arbitre est donc un habitus. — S. Bernard admet lui aussi que le libre arbitre est « un habitus de l'âme qui dispose librement d'elle-même ». Ce n'est donc pas une puissance.
3. Aucune puissance naturelle n'est ôtée par le péché. Or le libre arbitre est enlevé par le péché. S. Augustin dit en effet que « l'homme, en usant mal de sa liberté, l'a perdue en se perdant lui-même. » Le libre arbitre n'est donc pas une puissance.
En sens contraire, il n'y a pas d'autre sujet de l'habitus que la puissance. Mais le libre arbitre est le sujet de la grâce, et avec son assistance il choisit le bien. Donc, le libre arbitre est une puissance.
Réponse
Bien que le libre arbitre, selon la véritable signification de ce terme, désigne un acte, cependant nous appelons couramment libre arbitre le principe même de cet acte, le principe par lequel l'homme juge librement. Or les principes de nos actes, ce sont les puissances et les habitus ; on dit que nous connaissons et par la science, et par la puissance intellectuelle. Le libre arbitre doit donc être soit une puissance, soit un habitus, soit une puissance qui possède un habitus.
Or, qu'il ne soit ni un habitus, ni une puissance avec un habitus, cela apparent clairement par deux voies. D'abord, parce que, si c'est un habitus, il faut qu'il soit naturel ; car il est naturel à l'homme d'avoir le libre arbitre. Or nous n'avons aucun habitus naturel pour ce qui est soumis au libre arbitre. Car nous sommes inclinés naturellement vers les objets pour lesquels nous avons des habitus naturels : c'est le cas de l'adhésion aux premiers principes. Mais ces inclinations naturelles ne sont pas soumises au libre arbitre, comme nous l'avons dit, pour le désir du bonheur. Il est donc contraire à la notion même de libre arbitre d'être un habitus naturel. Mais il serait contraire à son caractère de capacité naturelle d'être un habitus acquis. Il n'est donc en aucune façon un habitus.
En second lieu, cela paraît à la définition même des habitus, « par lesquels nous sommes disposés bien ou mal à l'égard des passions et des actes » dit Aristote. Par la tempérance nous sommes dans une bonne attitude par rapport aux convoitises, et dans une mauvaise par l'intempérance. Par la science, nous sommes en bonne disposition pour l'acte intellectuel lorsque nous connaissons le vrai ; en mauvaise, par l'habitus contraire. Or le libre arbitre est indifférent à choisir bien ou mal. Aussi ne peut-il être un habitus. Il reste donc qu'il soit une puissance.
Solutions
1. C'est l'usage de désigner la puissance par le nom de l'acte ; ainsi par cet acte qui est le jugement libre, on désigne la puissance qui lui sert de principe. Si, au contraire, le libre arbitre signifiait un acte, il ne pourrait se trouver toujours dans l'homme.
2. « Faculté » désigne parfois la puissance prête à agir. En ce sens on l'emploie dans la définition du libre arbitre. — S. Bernard parle d'un habitus non pas en tant qu'il s'oppose à la puissance, mais en tant qu'il signifie une disposition quelconque à agir. Ce qui est donné aussi bien par la puissance que par l'habitus ; car, par la puissance, l'homme se trouve capable d'agir ; par l'habitus, apte à agir bien ou mal.
3. On dit que l'homme en péchant a perdu le libre arbitre, non sous le rapport de la liberté naturelle, par laquelle il est soustrait à la nécessité, mais sous le rapport de la liberté qui est l'exemption de la faute et de la souffrance. On parlera de cette question dans le traité de morale, deuxième Partie de cet ouvrage.
Objections
1. S. Jean Damascène dit que « le libre arbitre accompagne aussitôt la nature rationnelle ». Or la raison est une puissance de connaître. Donc aussi le libre arbitre.
2. Le libre arbitre signifie équivalemment « jugement libre ». Mais juger appartient à la faculté de connaissance. Le libre arbitre est donc une puissance cognitive.
3. L'acte éminent du libre arbitre est le choix. Or le choix est de l'ordre de la connaissance, car il implique la comparaison d'une chose avec une autre, ce qui est le propre de la faculté de connaître. Donc le libre arbitre est une puissance cognitive.
En sens contraire, d'après Aristote, le choix « est le désir des choses qui sont en notre pouvoir ». Or le désir est un acte de l'appétit. Donc aussi le choix. Mais il y a libre arbitre en tant que nous choisissons. Le libre arbitre est donc une faculté appétitive.
Réponse
L'acte propre du libre arbitre est le choix. Car nous sommes libres en tant que nous pouvons accepter une chose en en refusant une autre ; ce qui est choisir. Il faut donc considérer la nature du libre arbitre d'après le choix. Or dans le choix s'unissent un élément de connaissance et un élément d'appétitivité. Dans l'ordre de la connaissance, est requise la délibération par quoi l'on juge quel terme de l'alternative doit être préféré à l'autre. Dans l'ordre de l'appétit, il est requis qu'en désirant on accepte le discernement opéré par la délibération. C'est pourquoi Aristote au livre VI de l’Éthique il ne détermine pas si le choix appartient plutôt à la faculté appétitive ou à la connaissance. Il est dit en effet que le choix est « ou bien un intellect qui désire, ou bien un appétit qui juge ». Mais au livre III, il incline plutôt vers le second sens, quand il nomme « le choix un désir qui a rapport à la délibération ». La raison en est que le choix a pour objet propre ce qui conduit à la fin ; or le moyen, comme tel, est un bien utile. Aussi le bien, en tant que tel, étant objet de l'appétit, le choix est dans son principe l'acte d'une faculté appétitive. Et ainsi le libre arbitre est une puissance de l'appétit.
Solutions
1. Les puissances appétitives marchent de pair avec les facultés de connaissance. D'où l'expression du Damascène.
2. Le jugement est pour ainsi dire la conclusion à laquelle se détermine la délibération. Or celle-ci est déterminée d'abord par le jugement de la raison et ensuite par l'acceptation de l'appétit. Ce qui fait dire à Aristote : « Ayant formé notre jugement par la délibération, nous désirons selon celle-ci. » Et de cette façon le choix lui-même est regardé comme un certain jugement d'après lequel on nomme le libre arbitre.
3. Cette comparaison qui est impliquée dans le choix se rattache à la délibération qui le précède et qui appartient à la raison. L'appétit ne fait pas de comparaison ; néanmoins par le fait qu'il est mû par la faculté de connaissance qui, elle, compare, il présente un semblant de comparaison, puisqu'il préfère une chose à une autre.
Objections
1. Il semble être une autre puissance, car le Damascène dit qu'autre chose est la thélèsis, autre chose, la boulèsis. La thélèsis, c'est la volonté. La boulèsis, c'est le libre arbitre. Car, d'après lui, c'est le vouloir d'une chose, par comparaison avec une autre. Le libre arbitre paraît donc être une puissance distincte de la volonté.
2. On connaît les puissances par leurs actes. Mais le choix, qui est l'acte du libre arbitre, est autre chose que la volonté selon Aristote. Car la volonté a pour objet la fin, et le choix, ce qui conduit à la fin. Le libre arbitre est donc une puissance autre que la volonté.
3. La volonté est l'appétit intellectuel. Or, dans l'intelligence, il y a deux puissances, l'intellect agent et l'intellect possible. Donc il doit y avoir aussi dans l'appétit intellectuel une puissance distincte de la volonté. Et cela ne peut être que le libre arbitre. Donc ce dernier est une puissance distincte.
En sens contraire, le Damascène dit que le libre arbitre n'est rien d'autre que la volonté.
Réponse
Les puissances appétitives doivent correspondre aux puissances cognitives, on l'a déjà dits. Le rapport qu'on trouve, dans la faculté intellectuelle de connaître, entre l'intelligence et la raison, se trouve dans l'appétit, entre la volonté et le libre arbitre, qui n'est rien d'autre que le pouvoir de choisir. Et cela est clair par la relation qu'il y a entre les objets et les actes de ces facultés. Faire acte d'intelligence implique la simple saisie de quelque chose. C'est pourquoi l'on dit justement que les principes sont saisis par l'intelligence lorsqu'ils sont connus par eux-mêmes, sans inférence. Raisonner, c'est passer d'une connaissance à une autre. Aussi, à proprement parler, nous raisonnons à propos des conclusions, qui se font connaître à partir des principes. Il en va de même dans l'appétit : vouloir implique le simple appétit de quelque chose. Par suite, la volonté a pour objet la fin, laquelle est désirée pour elle-même. Choisir, c'est vouloir une chose pour en obtenir une autre. Aussi le choix a-t-il pour objet les moyens qui conduisent à la fin. Or le rapport est le même, dans l'ordre de la connaissance, entre le principe et la conclusion à laquelle on donne son adhésion à cause du principe, — et, dans l'ordre appétitif, entre la fin et les moyens qui sont voulus en vue d'elle. Il est donc évident que le rapport de l'intelligence à la raison se retrouve entre la volonté et la faculté de choix qui est le libre arbitre. On a prouvé plus haut que faire acte d'intelligence et raisonner appartiennent à la même puissance, comme le repos et le mouvement appartiennent à une même force. Il en va donc de même, pour l'acte de vouloir et l'acte de choisir. Et voilà pourquoi la volonté et le libre arbitre ne forment pas deux puissances, mais une seule.
Solutions
1. Boulèsis se distingue de thélèsis non en raison de la diversité des puissances, mais en raison de la différence des actes.
2. Le choix, et la volonté, c'est-à-dire l'acte de vouloir, sont des actes distincts ; néanmoins ils appartiennent à une même puissance, de même que l'acte d'intelligence et le raisonnement, on vient de le dire.
3. L'intelligence est pour la volonté une cause motrice. Il n'est donc pas besoin d'introduire dans la volonté la même distinction que dans l'intelligence entre intellect agent et intellect possible.
Il est logique de considérer maintenant les actes et les habitus de l'âme dans les facultés intellectuelles, et dans les facultés appétitives, les autres puissances ne relevant pas directement de l'étude théologique. D'autre part, les actes appétitifs relèvent de la science morale : aussi en sera-t-il traité dans la Partie de cet ouvrage réservée à cette science. On étudiera donc d'abord les actes, puis les habitus intellectuels.
Par rapport aux actes, voici quelle sera la suite des questions : On se demandera comment l'âme exerce son activité intellectuelle, d'abord quand elle est unie au corps (Q. 84-88), puis lorsqu'elle en est séparée (Q. 89). Dans le premier cas, trois problèmes : 1° Comment l'âme connaît-elle les corps qui sont d'une nature inférieure à la sienne ? (Q. 84-86). 2° Comment se connaît-elle elle-même et connaît-elle ce qui est en elle ? (Q. 87). 3° Comment connaît-elle les substances immatérielles qui lui sont supérieures ? (Q. 88).
Il y aura trois parties dans l'étude des réalités corporelles : 1. Par quel moyen l'âme les connaît-elle ? (Q. 84). — 2. Comment et dans quel ordre ? (Q. 85). — 3. Que connaît-elle de ces réalités ? (Q. 86).