Si la μετα’νοια est tournée vers le passé, et consiste dans la répudiation du péché spécifique et individuel, accompagnée d’ailleurs d’une aspiration vers le bien, l’ἐπιστροφή ou la conversion est l’amendement positif du sujet par son retour à Dieu, la rupture effective avec le péché. Ce mouvement atteint son point culminant dans la conversion à Christ ou conversion à salut. Nous avons déjà fait remarquer que, lorsque le verbe μετανοεῖν (se repentir) se trouve seul, il peut comprendre la conversion elle-même ; ce qui ne saurait nous étonner, s’il est vrai que ce que nous appelons la conversion n’est que le terme naturel de la repentance, et que la repentance et la conversion à Christ ne soient que les réalisations suprêmes de la foi.
Le mot ἐπιστροφή est une traduction du verbe hébreu schouv, qui revient si souvent dans les prophètes, où il est employé tour à tour et quelquefois simultanément au sens propre et au sens figuré : au sens propre et matériel, pour désigner le retour en Canaan du peuple exilé ; au sens figuré et moral, pour désigner le retour vers Dieu des cœurs et des volontés. Comme l’un de ces retours était conditionné par l’autre, il était naturel que les deux notions se confondissent dans le même mot. Jérémie 31.18-19, a pour ainsi dire joué sur cette amphibologie. Le mot français conversion a le mérite d’être la traduction exacte des mots hébreu et grec.
Nous traiterons successivement :
- De l’acte de la conversion ;
- Des modes de la conversion ;
- Des formes altérées de la conversion.
La conversion à salut est l’acte du cœur par lequel le pécheur, à une époque de sa vie, s’est tourné définitivement vers Jésus-Christ mort et ressuscité, pour s’approprier le salut qui est en lui, tout en renonçant en principe, mais effectivement, au péché et à tout péché révélé à sa conscience.
Nous disons d’abord que la conversion est un acte, et non pas un état : un acte qui marque une époque déterminée dans la vie humaine.b Cette époque se distingue à la fois de celle qui la précède, où le pécheur n’était pas encore sauvé par l’appropriation effective de la grâce de Dieu en Jésus-Christ, et de la période de la sanctification, qui la suit et qui dure indéfiniment. Nous ne devons donc pas dire, avec Kaftan, que la conversion se prolonge jusque dans le ciel.
b – C’est ce qu’exprime l’aoriste du verbe : Luc 22.32 ; Actes 3.19 ; 26.18 ; 1 Thessaloniciens 1.9 ; 1 Pierre 2.25.
Cet acte, étant la suprême réalisation de la foi, est le fait de l’homme, en ce sens qu’il renferme une initiative humaine, concomitante d’ailleurs avec l’action supérieure de la grâce. Ce sont, dit Jésus-Christ, les violents qui ravissent le royaume des cieux (Luc 16.10), tandis que les timides, les lâches et les paresseux en seront exclus (Matthieu 7.22-23).
Le mot ἐπιστρέφειν, dit Beck, a dans sa forme active la signification intransitive ; dans la forme passive, il a la signification moyenne (ainsi 1 Pierre 2.25). Comme nous n’excluons point, d’ailleurs, le facteur divin de l’acte de la conversion, les cas de cette seconde catégorie s’expliquent suffisamment par là même, tandis que la forme impérative du verbe dans Actes 3.19 suffit à établir notre thèse en condamnant le canon de l’ancienne dogmatique : In conversione homo se habet mere passive.
La différence entre la repentance et la conversion réside tout d’abord dans le siège de l’un et de l’autre acte.
Nous avons vu que la μετάνοια, résidant dans le νοῦς, n’était encore qu’un mouvement d’opinion morale chez le sujet réprouvant son passé, accompagné d’une aspiration vers le bien. La conversion, dont le siège est celui de la foi, le cœur, est l’acte effectif par lequel la volonté se retourne vers Dieu, en s’appropriant le salut qui est en Jésus-Christ, tout en se séparant, effectivement aussi, du péché, c’est-à-dire du moi et de ses volontés ; Jésus peut donc reprocher aux Juifs, qui ne se convertissent pas, leur volonté perverse (Matthieu 23.37). Cet acte engage le moi tout entier ; mais, comme il n’est qu’initial, il ne s’accomplit qu’en principe dans l’organe central du moi, d’où il se réalisera successivement dans la vie tout entière.
Il résulte de là que dans la conversion, comme dans la μετάνοια, les degrés de la valeur de l’acte ne sont point solidaires des phases du sentiment religieux ou de la connaissance religieuse ; c’est-à-dire que l’intensité du sentiment ou de l’émotion et la supériorité de la connaissance ne donnent point la mesure de l’efficacité de l’acte de la conversion elle-même.
Il résulte encore de ce qui précède que la conversion comprend deux phases simultanées, correspondant à celles de la repentance. Le péché, condamné dans l’une, est l’objet d’une rupture effective dans l’autre ; c’est la phase négative ou rétrospective ; et le salut, objet d’aspiration dans la μετάνοια, devient celui d’une résolution, d’une appropriation effective dans la conversion. Ces deux phases sont bien marquées dans la parole de Jésus-Christ qui décrit l’acte de la conversion (Luc 9.23). La renonciation au péché, qui a lieu dans la conversion, tout en étant principielle, est complète, en ce sens que tout péché dont le sujet a conscience, étant l’objet de sa réprobation, est aussi l’objet d’une résolution qui engage le présent et l’avenir. C’est là la condition sine qua non du pardon de Dieu (Matthieu 6.14). Nous pouvons dire cependant que l’élément négatif est prépondérant dans la μετάνοια, et l’élément positif d’appropriation dans l’ἐπιστροφή, mais aucun d’eux n’est absolument absent de l’une ou de l’autre.
Une seconde différence entre la μετάνοια et la conversion proprement dite, c’est que la μετάνοια appartient aux révélations préparatoires de l’œuvre du salut, tandis que la conversion ne s’opère qu’en présence de la révélation suprême de la grâce de Dieu en Jésus-Christ.
Nous devons signaler ici deux lacunes ou deux erreurs dans la conception de la conversion, telle du moins qu’elle a été souvent présentée.c
c – Ainsi dans le mouvement dit d’Oxford.
La première consiste à passer sous silence dans l’acte de la conversion l’élément du sacrifice ou de la rupture avec le péché, pour ne faire ressortir que celui de l’acquisition d’une grâce ou d’un bien infini en valeur. Ce n’est pas sous cet aspect que Jésus présentait aux foules la grande décision qu’il leur demandait (Luc 9.23 ; 14.26) ; l’acquisition de la grâce n’allait pas selon lui sans le sacrifice et même le plus douloureux des sacrifices.
Une seconde erreur grave a été de décomposer la conversion en deux actes, dont le premier, assez mal défini, restait incomplet et insuffisant sans un second, appelé tout spécialement la « consécration », et qui pouvait suivre de très loin le premier. Or, la conversion est déjà, selon nous, une consécration, — initiale sans doute, et qui doit se continuer toute la vie, mais déjà sérieuse et réelle, — ou bien elle n’est pas ; et toute sanctification ne saurait être qu’une répétition constante de cette consécration initiale qui décide en principe de la vie tout entière. Il en est ainsi, parce que la conversion du pécheur à Christ est un acte d’acceptation tout ensemble de la grâce qui pardonne et de la grâce qui sanctifie, et qu’il n’est pas possible de demander sérieusement la délivrance de la coulpe du péché, sans demander en même temps la force qui délivre du péché lui-même.d
d – Un abus plus grave, qui s’est produit dans les mouvements de réveil de nos jours, a été de matérialiser l’acte de la conversion en la réduisant à n’être qu’une pratique extérieure d’invention humaine. C’est ainsi que les extrêmes se touchent, et que ces mouvements ultra-spiritualistes, qui tendent à rejeter toutes les formes consacrées, ne laissent pas d’en créer de nouvelles à leur usage, qui ressemblent singulièrement aux rites prescrits aux pénitents par le catholicisme. Se convertir a fini par devenir purement et simplement l’acte de venir s’asseoir sur un banc ou sur une estrade désignée.
D’autres expressions, synonymes de la conversion et de la foi en Jésus-Christ, se rencontrent dans le Nouveau Testament et en particulier dans les discours du Seigneur, comme s’il eût redouté que ses auditeurs missent jamais une formule à la place de la réalité vivante ; ainsi celles d’aller à Jésus (Matthieu 11.28), de contempler le Fils (Jean 6.40), d’invoquer son nom (Actes 2.21) ; toutes expressions qui désignent sous des formes variées l’acte essentiel et fondamental dans l’œuvre du salut.
C’est donc Jésus-Christ, son œuvre, sa mort sur la croix qui constituent l’épreuve décisive de l’homme et de tout homme, la mise en demeure définitive de choisir entre le bien et le mal. Jusqu’à cette rencontre avec Christ, l’homme n’a traversé encore que des phases préparatoires de sa vie morale, et Jésus dit à Pierre lui-même, après ses nombreuses et belles confessions : « Quand tu seras converti » (Luc 22.32). C’est en présence de Christ et à son contact que se juge la valeur morale de tout homme, de l’honnête homme comme du vicieux (Luc 2.34 ; 2 Corinthiens 3.15-16 ; Jean 3.19-20).
De ce qu’elle est un acte historique et complet, se détachant de la période qui la précède et de celle qui la suit, il ne résulte pas que la conversion, pour être sérieuse et réelle, doive nécessairement être subite. L’œuvre de Dieu peut être graduelle, et l’action de la grâce préparatoire comporte des phases successives, jusqu’au moment où le pécheur est devenu un racheté de Jésus-Christ.
Avant même l’avènement du christianisme, l’Ecriture connaît dans le sein du peuple d’Israël des hommes qu’elle appelle des « justes », parce qu’ils furent les imitateurs de la foi d’Abraham (Luc 1.6), et parmi les premiers auditeurs de Jésus-Christ, il est certain que les uns, sans être encore des croyants résolus, se trouvaient, au jugement même du Seigneur, plus rapprochés que les autres du Royaume de Dieu (Marc 12.32-34). Dans le monde païen, Corneille, dont les prières et les aumônes montaient en mémoire devant Dieu, est l’exemple le plus illustre de ces candidats au Royaume des cieux, qui, d’ailleurs, ne devaient pas tarder à y entrer en passant par la porte étroite de la foi en Christ (Actes 10).
Dans le sein de la chrétienté même se sont souvent rencontrées de ces âmes pieuses, mais peu éclairées, ignorantes encore de la doctrine du salut dans sa pureté, mais pourtant aimant le bien, haïssant le mal invoquant Jésus-Christ à leur manière, c’est-à-dire comme leur Maître, leur modèle et leur bienfaiteur suprême, sinon déjà comme leur Sauveur. Ce sont là les gens de bien, que les époques de réveil ont eu quelquefois le tort de confondre avec les gens à propre justice et de traiter et de repousser avec une rigueur excessive.
Mais il y a plus encore. L’appel de Christ peut avoir été déjà non seulement entendu, mais écouté et en partie reçu ; la prédication de la parole de Christ a rencontré l’adhésion du cœur et de la volonté de l’homme, en de certains moments au moins et en de certaines parties de la vérité morale ; elle a provoqué chez le sujet des mouvements de sympathie et d’acquiescement, et, tout en excitant surtout l’admiration, elle a suscité certaines résolutions et certains efforts, saintes émotions, soumissions intérieures ; actes isolés encore, mais sérieux déjà, du cœur et de la volonté ; efforts dirigés vers Christ et vers le salut qui est en lui, acceptations humbles de ses paroles et de sa discipline : ce sont là les différents degrés qui ont conduit certains hommes au couronnement de la foi chrétienne, et qui sont comme illustrés dans les différents récits évangéliques et dans les divers exemples de foi en la puissance de Christ que nous présente le Nouveau Testament.
Nous accordons qu’aux époques des grands réveils ou des grands mouvements religieux qui créent une période nouvelle dans l’histoire et tranchent avec un passé jugé et condamné, la conversion a souvent été en effet un phénomène subit, le passage presque instantané des ténèbres complètes à la parfaite lumière, de la puissance de Satan à Dieu. Comp. Actes 26.18. Telles furent les conversions racontées Actes ch. 8, 9, 10, 16, et l’histoire entière de l’Eglise nous offre de nombreux cas semblables. Le danger de ces conversions subites est de prêter à l’illusion, d’être parfois plus frappantes que profondes, plus extérieures que morales, de tenir davantage d’une vibration violente du sentiment que d’une détermination du cœur et de la volonté. D’ailleurs, plusieurs de ces conversions censées subites n’ont pas laissé d’être secrètement et mystérieusement préparées à leur manière. La parole du Seigneur à Saul (Actes 9.5) nous révèle l’existence d’une lutte déjà ancienne au-dedans de lui, au moment où il parcourait le chemin de Damas ; et d’ailleurs, les chapitres 7 des Romains et 3 des Philippiens suffisent à nous faire connaître chez cet ardent persécuteur une nature d’élite, quoique momentanément égarée. Cet élément de préparation ou de prédisposition morale n’existait pas moins chez l’officier de la reine Candace et chez le centenier Corneille. C’est chez le geôlier de Philippes que le caractère de soudaineté de la conversion est le plus accentué (Actes 16).
La parole de l’auteur sacré (Actes 13.48) : « Tous ceux qui étaient destinés à la vie éternelle crurent, » dont on s’est servi dans l’intérêt de la prédestination, ne fait que confirmer notre point de vue, c’est qu’il peut y avoir des raisons profondes et secrètes, antérieures à la révélation du salut à une âme, qui la rendent d’avance digne ou indigne de la recevoir.
On aurait tort en tout cas d’ériger en règle universelle les cas particuliers, et d’exiger de chaque converti, comme cela a eu lieu, qu’il sache indiquer le moment et le lieu où ce changement s’est produit. La question : Etes-vous converti ? a toujours sa raison d’être ; mais cette autre : A quelle date l’avez-vous été ? peut être indiscrète et déplacée, et la poser à tout propos serait transformer la sollicitude légitime pour le salut du prochain en une tyrannie exercée sur la conscience d’autrui, en même temps que méconnaître la variété infinie des voies de Dieu se rapportant au salut des âmes.
Si nous réservons la place la plus large possible à tous les degrés préparatoires de la foi salutaire, nous devons en revanche en distinguer soigneusement les formes altérées, celles qui, bien loin d’y ramener, en éloignent. La conduite du Seigneur pendant son ministère présente un étonnant mélange de condescendance à l’égard de ces formes imparfaites de la foi et d’exclusivisme à l’égard des différentes altérations et illusions qui les accompagnaient. Or la dégénérescence commence au moment où un degré imparfait encore de la vie religieuse est tenu pour suffisant et définitif, et où l’homme se méprend ainsi à la fois sur son propre état et sur la nature du salut que Christ lui offre (Luc 9.57).
C’est surtout dans la parabole du semeur (Matthieu 13.1-8) que le Seigneur, se plaçant à un point de vue qu’on serait tenté d’appeler pessimiste à l’égard des conséquences de son œuvre sur la terre, a voulu prémunir ses auditeurs contre les illusions naissant d’émotions ou d’impressions confondues avec l’effet véritable de la parole de Dieu.
Les quatre terrains représentent :
- Les cœurs durs, qui ne reçoivent pas la parole de Dieu, bien qu’associés déjà à des intelligences qui la comprennent.
- Les cœurs légers, qui ne persévèrent pas.
- Les cœurs partagés, qui ne s’appliquent pas.
- Les cœurs honnêtes et bons, qui reçoivent, persévèrent et s’appliquent.
L’acte de la conversion est altéré dans sa nature, soit que le sujet aspire à un autre salut que celui qui nous est offert en Jésus-Christ, soit qu’il divise, partage et mutile le salut lui-même.
Une des méconnaissances les plus fréquentes de l’objet de la foi et par conséquent du véritable salut, était la recherche des prodiges et des miracles qui amena tant d’hommes à Christ, et que nous avons appelée précédemment la foi superstitieuse (Luc 8.43). Pour se transformer en foi salutaire, la foi aux miracles devait traverser une crise où elle succomba dans le cas raconté Jean ch. 6. Aussi cette foi est-elle toujours taxée très bas dans l’Evangile, bien que, susceptible de se transformer en foi véritable, elle ne soit pas absolument sans valeur (Jean 4.48). Mais lorsque la droiture morale, condition de cette transformation, fait défaut, Jésus refuse le miracle lui-même ; ainsi à Nazareth et en présence des pharisiens (Matthieu 16.1-4). Ou bien, l’homme prétend réduire l’objet de la foi, trier dans le trésor de la grâce les parties qui lui conviennent, les grâces temporelles aux dépens des spirituelles, ou, parmi ces dernières, les unes aux dépens des autres, ainsi le pardon aux dépens de la sainteté. La forme actuelle de cette aberration, c’est la tendance à substituer les biens temporels aux biens spirituels dans l’Evangile, ou du moins à les mettre les uns à côté des autres ; ainsi la prétention d’obtenir par la foi la guérison du corps en même temps que la guérison de l’âme.
Mais la grâce ne se divise pas, et elle se présente en Jésus-Christ dans la plénitude indissoluble de ses dons (1 Corinthiens 1.30).
L’Evangile nous cite des exemples de foi avortée par l’une ou l’autre des causes indiquées plus haut (Jean 2.25 ; 8.30). L’humanité finira par le partage en deux grandes classes, sans transition de l’une à l’autre, les justes et les méchants (Matthieu 25.46).