Histoire de la Réformation du seizième siècle

15.8

Les Catholiques demandent une votation – Les Bernois soutiennent la Réforme – Les deux partis en présence – Les Réformés demandent la votation – Les Romains saisissent l’épée – Les Romains inscrivent leurs noms – La votation – Majorité pour la Réforme – Droits des prud’hommes – Un miracle – Départ des chanoines

Le Gouverneur et ses affidés n’étaient pourtant pas sans quelque espérance. Ce n’est qu’une minorité, disait-on au château, qui a pris part à la destruction des images ; la majorité de la nation obéit encore à l’ancienne doctrine. M. de Rive devait apprendre que si dans un mouvement populaire on ne voit souvent paraître qu’une minorité, c’est que la majorité, tout en étant d’accord avec elle, préfère laisser l’action à d’autres. Quoi qu’il en soit, le Gouverneur, se croyant sûr de son fait, résolut de mettre aux voix le maintien de la messe. Pour peu que la majorité fût indécise, l’influence combinée du gouvernement et du clergé devait la faire pencher du côté de Rome. Les amis de la Réformation, s’apercevant de la ruse et sentant le besoin d’assurer l’intégrité des votes, demandèrent la présence de commissaires bernois. On s’y refusa d’abord. Mais Neuchâtel, divisé en deux camps, pouvait voir à tout moment le sang couler dans ses murs ; M. de Rive appela donc Berne à son secours.

Antoine Noll et Sulpice Archer, membres l’un et l’autre du Conseil, et Jacques Tribolet, bailli de l’Ile-Saint-Jean, hommes dévoués à la Réforme, firent leur entrée dans Neuchâtel le 4 novembre : journée pleine d’événements pour la principauté, et qui devait décider de la Réformation. Les Bernois se rendirent au château, et y parlèrent avec hauteurx. « Messeigneurs de Berne, dirent-ils au Gouverneur, sont fort surpris que vous vous opposiez à la pure et vraie Parole de Dieu. Désistez-vous promptement ; autrement l’État et Seigneurie en pourraient pis valoiry. »

x – Trois ambassadeurs qui me tinrent assez gros et rudes propos, (Le Gouverneur à la Princesse.)

y – Le Gouverneur à la Princesse.

George de Rive fut consterné ; il avait cru appeler des aides, et il trouvait presque des maîtres. Il fit pourtant une tentative pour sortir du défilé où il s’était engagé. Les cantons romains de Lucerne, Fribourg et Soleure, étaient aussi alliés de l’État. Le Gouverneur insinua aux députés bernois qu’il pourrait bien réclamer leur intervention. A ces mots, les députés se levèrent, et déclarèrent à M. de Rive que, s’il le faisait, il courrait risque de faire perdre Neuchâtel à sa souveraine. Le Gouverneur reconnut l’impossibilité d’échapper du filet dans lequel il s’était imprudemment jeté. Il n’y avait plus qu’à baisser la tête et attendre la marche des événements, qu’il lui était impossible de dominer.

Il n’en fut pas ainsi des chanoines et des nobles. Ne se tenant pas pour battus, ils entourèrent les Bernois ; et mêlant, comme on le fait toujours en pareil cas, la religion et la politique, ils s’efforcèrent de les ébranler. « Ne voyez-vous pas, leur disaient-ils, que si nous ne soutenons le pouvoir spirituel, nous compromettons le pouvoir civil ? Le plus sûr appui du trône, c’est l’autel ! Ces hommes dont vous vous faites les défenseurs, ne sont qu’une poignée de brouillons : la majorité est pour la messe ! — Tournez-vous de quel côté vous voudrez, répondit un de ces roides Bernois, quand bien le plus (la majorité) sera des vôtres, si passerez-vous par là… Jamais nos Seigneurs n’abandonneront les défenseurs de la foi évangéliquez. »

z – Chambrier, Histoire de Neuchâtel, p. 296. — Lettre du Gouverneur.

Le peuple s’assembla au château pour la votation définitive. Le sort de Neuchâtel allait s’accomplir. D’une part, se serraient autour du Gouverneur le Conseil privé, les chanoines et les plus zélés des Catholiques-romains ; de l’autre, on voyait les quatre Ministraux, le Conseil de ville et un grand nombre de bourgeois, monter gravement l’avenue escarpée qui conduit à l’église et au château, et se ranger en face de leurs adversaires. Des deux côtés, même attachement à la foi qu’on avait embrassée, même résolution ; mais, dans le parti des chanoines, se trouvaient bien des esprits inquiets, des cœurs troublés, des yeux abattus, tandis que les amis de la Réforme s’avançaient la tête haute, le regard assuré, et l’âme pleine d’espérance.

George de Rive, voulant s’acquitter de son devoir, prit la parole. Il peignit la violence avec laquelle les Réformés avaient brisé les images et les autels. « Et pourtant, continua-t-il, qui a établi cette église ?Ce sont les prédécesseurs de la princesse, et non les bourgeois. A cause de quoi je demande que ceux qui ont enfreint, par violence, l’autorité de Madame, soient obligés de remettre ce qu’ils ont ôté, en sorte que la sainte messe et les heures canoniales soient de nouveau célébréesa. »

a – Msc. de Choupart. — Recez de MM. de Berne.

Alors les prud’hommes de Neuchâtel s’avancèrent. Ce n’étaient pas quelques têtes jeunes et folles, comme l’avaient prétendu les adhérents du Pape ; c’étaient de graves bourgeois, dont les franchises étaient garanties, et qui avaient pesé ce qu’ils avaient à dire. « Par l’illumination du Saint-Esprit, dirent-ils, et par la sainte doctrine de l’Évangile qui nous est enseigné dans la pure parole de Dieu, nous voulons montrer que la messe est un abus, sans aucune utilité, et qui est beaucoup plus à la damnation qu’au salut des âmes. Et nous sommes prêts à prouver qu’en enlevant les autels, nous n’avons rien fait qui ne fût droit et agréable à Dieub. »

b – Recez de MM. de Berne.

Ainsi les deux partis étaient en présence dans le château, avec de grandes haines et divisions, » dit le recez de Berne. Les arbitres se consultèrent. Le Gouverneur insistait, comprenant que ce moment allait décider de l’avenir. Quelques voix suffisaient pour le triomphe de Rome, et il comptait les gagner par son assurance. « Devez entendre, disait-il, que la plupart de cette ville, hommes et femmes, tiennent fermement à l’ancienne foi. Les autres sont jeunes gens de guerre, forts de leurs personnes, remplis de la nouvelle doctrine, ayant le feu à la têtec. — Eh bien, répondirent les Députés bernois, pour empêcher tout dommage, décidons le différend par la pluralité des suffrages, conformément au traité de paix fait à Bremgarten entre les cantons. »

c – Ibid.

C’était ce que les Réformés désiraient. Le plus, le plus ! s’écriaient-ils, selon l’expression consacrée pour de tels votes. Mais le seigneur de Prangins et les prêtres, qui l’avaient voulu quand ils étaient seuls, reculaient en présence de Berne. « Nous demandons du temps, » dirent-ils. Si les Réformés se laissaient abuser par ces moyens dilatoires, c’en était fait. Ils savaient que si les Bernois quittaient Neuchâtel, le Gouverneur et le Clergé auraient facilement le dessus ; ils tinrent donc ferme. « Non, non, dirent-ils. Maintenant ! Point de délai ! Pas un jour ! Pas une heure ! » Mais le Gouverneur, ainsi menacé d’un vote qui pouvait décider de la chute légale de la Papauté, reculait toujours, et opposait obstinément aux cris du peuple une fin de non-recevoir. Déjà les magistrats s’indignaient, les bourgeois murmuraient, les plus ardents regardaient à leurs armes… « Ils étaient délibérés à nous contraindre l’épée à la main, » écrit le Gouverneur à la Princesse. Un nouvel orage se formait sur Neuchâtel. Encore quelques minutes de résistance, et il allait éclater sur l’église, sur la ville et sur le château, ne brisant plus seulement des statues, des images et des autels. « Il fût demeuré des gens morts, » écrit le seigneur de Rived. Il se rendit.

d – Lettre du Gouverneur à la Princesse.

A l’ouïe de cette concession, les partisans de Rome comprennent le danger. Ils se parlent, se concertent, et en un instant leur résolution est prise ; ils sont décidés à combattree. « Monseigneur, disent-ils en se tournant vers M. de Rive, et portant la main à la garde de leur épée, nous tous qui tenons le parti du Saint-Sacrement, nous voulons mourir martyrs pour notre sainte foif. » Cette démonstration n’a point échappé aux jeunes soldats qui reviennent de la guerre de Genève. Un instant encore, et les glaives se tirent, les fers se croisent, la terrasse se transforme en un champ de bataille.

e – Ibid.

f – Ibid.

Monseigneur de Prangins, plus politique que catholique, tremble à cette pensée. « Je ne puis le souffrir, dit-il aux fanatiques de son parti : ce serait entreprise pour faire perdre à Madame son État et sa seigneurieg. — Je consens, dit-il aux Bernois, à faire le plus, sous réserve néanmoins de la souveraineté, droiture et seigneurie de Madame. – Et nous, dirent les bourgeois, sous réserve de nos libertés et franchises. »

g – Lettre du Gouverneur à la Princesse.

Les Catholiques-romains, voyant le pouvoir politique qu’ils avaient invoqué leur faire défaut, comprirent que tout était perdu. Ils sauveront du moins leur honneur au milieu de ce grand naufrage ; ils donneront leurs noms pour que la postérité connaisse ceux qui sont demeurés fidèles à Rome. Ces fiers soutiens de la hiérarchie s’avancent donc vers le Gouverneur ; des larmes coulent sur leurs rudes visages, et font ainsi connaître leur muette colère. Ils inscrivent comme témoins leurs noms au bas de ce testament solennel que la Papauté passe à cette heure dans Neuchâtel, par-devant les seigneurs de Berne. « Alors iceux dirent en pleurant que les noms et les surnoms des bons et des pervers fussent écrits en perpétuelle mémoire, et qu’ils protestaient être bons et fidèles bourgeois de Madame, et lui faire service jusqu’à la mort. »

Les bourgeois réformés étaient convaincus que ce n’était qu’en rendant franchement témoignage de leurs convictions religieuses, qu’ils pouvaient s’acquitter de leur dette envers Dieu, envers leur souveraine, et envers leurs concitoyens. Aussi à peine les Catholiques eurent-ils protesté de leur fidélité à Madame, que, se tournant vers le Gouverneur, les Réformés s’écrièrent : « Nous disons le semblable en toute autre chose où il plaira à Madame nous commander, sauf et réserve icelle foi évangélique, dans laquelle nous voulons vivre et mourirh. »

h – Lettre du Gouverneur à la Princesse.

Alors tout s’apprêta pour la votation. On ouvrit l’église de Notre-Dame, et les deux partis s’avancèrent au milieu des autels brisés, des tableaux déchirés, des statues mutilées, et de toutes ces ruines de la Papauté qui annonçaient assez à ses partisans la défaite dernière et irrévocable qu’elle allait subir. Les trois seigneurs de Berne prirent place à côté du Gouverneur, comme arbitres de l’action et présidents de l’assemblée, et le plus commença.

George de Rive, malgré l’abattement de ses amis, n’était pas sans quelque espérance. Tous les partisans de l’ancien culte dans Neuchâtel avaient été avertis ; et peu de jours auparavant, les Réformés eux-mêmes, en se refusant à la votation, avaient reconnu la supériorité numérique de leurs adversaires. Mais les Neuchâtelois amis de l’Évangile avaient un courage et un espoir qui semblaient reposer sur de plus fermes bases. N’étaient-ils pas le parti vainqueur, et pouvaient-ils être vaincus au milieu de leur triomphe ?

Les hommes des deux partis s’avançaient confondus les uns avec les autres, et chaque bourgeois donnait silencieusement son vote. On se comptait ; le plus semblait incertain ; la crainte était égale dans les deux camps… Enfin la majorité semble se prononcer. On dépouille les votes ; on proclame le résultat : dix-huit voix de majorité donnent la victoire à la Réforme, et le dernier coup à la Papauté. »

Alors MM. de Berne se hâtèrent de profiter de cet avantage. « Vivez désormais, dirent-ils, en bonne paix ; que la messe ne soit plus célébrée ; que l’on ne fasse aucun tort aux moines et aux prêtres ; et que l’on paye à Madame, ou à qui il sera dû justement, dîmes, cens, rentes et revenus. » Ces divers points furent proclamés par l’assemblée, et il en fut aussitôt dressé un acte, auquel les Députés, le Gouverneur et les magistrats de la ville de Neuchâtel apposèrent leurs sceauxi.

i – Recez de MM. de Berne. Msc.

Farel ne paraît point dans toute cette affaire : on dirait qu’il n’était pas à Neuchâtel. Les bourgeois n’en appellent qu’à la parole de Dieu, et le Gouverneur lui-même, dans son long rapport à la Princesse, ne fait pas mention une seule fois du réformateur. Ce sont les apôtres du Seigneur, saint Pierre, saint Jean, saint Paul, saint Jacques, qui, par leurs divins écrits, rétablissent au milieu des Neuchâtelois le vrai fondement de l’Église. Le droit pour les prud’hommes, c’est la Parole de Dieu. En vain l’Eglise romaine dit-elle : « Mais ces Ecritures mêmes, c’est moi qui vous les donne ; vous ne pouvez donc croire en elles sans croire en moi. » Ce n’est pas de l’Eglise romaine que l’Église protestante reçoit la Bible ; le Protestantisme a toujours été dans l’Église ; il a seul existé partout où l’on s’est occupé des Saintes Écritures, de leur divine origine, de leur interprétation et de leur dissémination. Le Protestantisme du seizième siècle a reçu la Bible du Protestantisme de tous les siècles. Quand Rome parle de hiérarchie, elle est sur son terrain ; dès qu’elle parle d’Écriture, elle se place sur le nôtre. Si l’on eût mis Farel en avant à Neuchâtel, Farel peut-être n’eût pu tenir contre le Pape ; mais la parole de Christ seule était en cause, et il faut que Rome tombe devant Jésus-Christ.

Ainsi se termina par un contrat mutuel cette journée d’abord si menaçante. Si les Réformés avaient sacrifié à une fausse paix quelques-unes de leurs convictions, le trouble se fût perpétué dans Neuchâtel. Une manifestation hardie de la vérité et les secousses inévitables qui l’accompagnent, loin de perdre la société, la sauvent ; c’est le vent qui soustrait le navire aux écueils, et le fait entrer dans le port.

Le seigneur de Prangins sentait lui-même qu’entre concitoyens « il vaut mieux se toucher, fût-ce en se heurtant, que de s’éviter toujours. » La franche explication que l’on avait eue avait rendu l’opposition des partis moins irritante. « Je fais la promesse, dit le Gouverneur, de ne rien entreprendre contre la votation de ce jour ; car je suis moi-même témoin qu’elle a été honnête, droite, sans danger et sans contraintej. »

j – Ungefahrlich, ungezwringen, aufrecht und redlich (Berne au Gouverneur, 17 décembre 1530.)

Il fallait disposer des dépouilles du parti vaincu ; le Gouverneur leur ouvrit son château. On y transporta les reliques, les ornements de l’autel, les titres de l’église, l’orgue même ; et la messe, chassée par le peuple, y chanta tristement chaque jour.

Tous les ornements ne prirent pourtant pas cette route. Quelques jours après, deux bourgeois, nommés l’un Fauche et l’autre Sauge, se rendant ensemble à leurs vignes, passèrent devant une chapelle. Fauche, qui y avait placé une statue de saint Jean, en bois, dit à son compagnon : « Voilà une image dont demain je chaufferai mon poêle ! » En effet, en repassant, il enleva le saint, et le déposa devant sa maison. Le lendemain matin, il prit la statue et la mit au feu. Tout à coup une horrible détonation vient porter la terreur dans cette humble demeure. Fauche, tremblant, ne doute pas que ce ne soit un miracle du saint, et se hâte de retourner à la messe. En vain Sauge, son voisin, lui déclara-t-il avec serment que pendant la nuit il avait fait un trou à la statue, avait rempli ce trou de poudre à canon, et l’avait refermé : Fauche, effrayé, ne voulut rien entendre, et, décidé à fuir la vengeance des saints, il alla avec sa famille s’établir à Morteau en Franche-Comték. Tels sont les miracles sur lesquels la divinité de Rome repose.

k – Annales de Boyve. Msc.

Peu à peu la transformation s’accomplissait. Des chanoines, Jacques Baillod, Guillaume Pury, Benoît Chambrier, embrassèrent la Réformation. D’autres furent adressés par le Gouverneur au prieuré de Motiers, dans le val de Travers ; et au milieu de novembre, au moment où les vents de l’hiver commencent à siffler dans les montagnes, quelques chanoines, entourés de quelques enfants de chœur, tristes débris du puissant et orgueilleux chapitre de Neuchâtel, chassés de leur vie douce et voluptueuse, remontaient péniblement les gorges du Jura, et allaient cacher, dans ces hautes et pittoresques vallées, la honte d’une défaite, que leurs longs désordres et leur insupportable tyrannie n’avaient que trop provoquée.

Pendant ce temps, le nouveau culte s’organisait. A la place du maître-autel, on élevait deux tables de marbre destinées à recevoir le pain et le vin ; et la parole de Dieu était prêchée du haut d’une chaire dépouillée de tout ornement. La prééminence de la Parole, qui caractérise le culte évangélique, remplaçait dans le temple de Neuchâtel la prééminence du sacrement, qui caractérise le culte de la Papauté. Vers la fin du second siècle, Rome, cette métropole des religions antiques, après avoir accueilli le culte chrétien dans sa pureté primitive, l’avait peu à peu métamorphosé en mystères. On avait attribué une puissance magique à certaines formules ; et le règne du sacrifice offert par le prêtre avait remplacé partout le règne de la parole de Dieu. La prédication de Farel venait de réintégrer la Parole dans ses imprescriptibles droits ; et ces voûtes que la piété du comte Ulrich II avait, à son retour de Jérusalem, dédiées au culte de Marie, servaient enfin, après quatre siècles, à nourrir les fidèles, comme au temps des Apôtres, de la bonne doctrine de la foil.

l1 Timothée 4.6.

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