L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français

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De la confiance qu’il faut avoir en Dieu quand on est attaqué de paroles

Eh bien ! on te querelle, on te couvre d’injures ;
La calomnie est grande et te remplit d’effroi :
Veux-tu rompre aisément ses pointes les plus dures ?
Affermis ton espoir et ta constance en moi.
Ne t’inquiète point de ces discours frivoles ;
Les paroles enfin ne sont que des paroles,
Que des sons parmi l’air vainement dispersés ;
Elles peuvent briser quelques âmes de verre,
        Et ne tombent point sur la pierre
        Que leurs traits n’en soient émoussés.
Quand leur plus gros déluge insolemment t’accable,
Sache faire profit de son plus vaste effort,
Songe à te corriger, si tu te sens coupable,
Songe à souffrir pour moi, si rien ne te remord :
C’est du moins qu’il te faille endurer quelque chose
D’un conte qui te blesse, ou d’un mot qui t’impose,
Toi, que de rudes coups auraient bientôt lassé,
Et qui verrais bientôt tes forces chancelantes
        Sous les épreuves violentes
        Par où tant de saints ont passé.
D’où vient que pour si peu le chagrin te dévore,
Qu’un mot jusqu’en ton cœur va trouver ton défaut,
Si ce n’est que la chair, qui te domine encore,
Te fait considérer l’homme plus qu’il ne faut ?
C’est le mépris humain que ton âme appréhende,
Qui soulève ce cœur contre la réprimande,
Lors même qu’elle est due à ta légèreté ;
C’est là ce qui te force à chercher quelque ruse
        Qui, sous une mauvaise excuse,
        Mette à couvert ta lâcheté.
Examine-toi mieux, et, quoi qu’on t’ose dire,
Descends jusqu’en toi-même, et vois car que tu crains ;
Tu verras que le monde encore en toi respire
Avec le vain souci d’agréer aux mondains :
Craindre pour tes défauts qu’on ne te mésestime,
Que la confusion sur ton front ne s’imprime,
C’est montrer que ton cœur s’est mal sacrifié,
Que tu n’as point encor d’humilité profonde,
        Et que tu n’es ni mort au monde,
        Ni lui pour toi crucifié.
Mais écoute, mon fils, écoute ma parole,
Et dix mille d’ailleurs ne te pourront toucher,
Quand même la malice en sa plus noire école
Forgerait tous leurs dards pour te les décocher ;
Qu’à son choix contre toi le mensonge travaille,
Laisse-le s’épuiser, prise moins qu’une paille
Toute l’indignité dont il te veut couvrir :
Que te peut nuire enfin une telle tempête ?
        Est-il un cheveu sur ta tête
        Dont elle puisse t’appauvrir ?
Ceux qui vers le dehors poussant toute leur âme
Il prend peu de souci de la honte et du blâme
N’ont ni d’yeux au dedans, ni Dieu devant les yeux,
Sensibles jusqu’au fond aux atteintes du blâme,
Frémissent à toute heure, et tremblent en tous lieux ;
Mais ceux dont la sincère et forte patience
Porte jusqu’en moi seul toute sa confiance,
Et ne s’arrête point au propre sentiment,
Ceux-là craignent si peu ces discours de la terre,
        Que jamais leur plus rude guerre
        Ne les fait pâlir un moment.
Tu dis qu’il est fâcheux de voir la calomnie
De la vérité même emprunter les couleurs,
Que la plus juste gloire en demeure ternie,
Et peut des plus constants tirer quelques douleurs ;
Mais que t’importe enfin, si tu m’as pour refuge ?
N’en suis-je pas au ciel l’inévitable juge,
Qui vois sans me tromper comme tout s’est passé ?
Et pour le châtiment, et pour la récompense,
        Ne sais-je pas qui fait l’offense,
        Et qui demeure l’offensé ?
Rien ne va sans mon ordre, et c’est moi qui t’envoie
Ce mot que contre toi lancent tes ennemis ;
Je veux qu’ainsi des cœurs le secret se déploie,
Et tout ce qui t’arrive exprès je l’ai permis.
Tu verras quelque jour mon arrêt équitable
Séparer l’innocent d’avecque le coupable,
Et rendre à tous deux ce qu’ils ont mérité ;
Cependant il me plaît qu’en secret ma justice
        De l’un éprouve la malice,
        Et de l’autre la fermeté.
Tout ce que l’homme ici te rend de témoignage
Est sujet à l’erreur et périt avec lui ;
La vérité des miens leur fait cet avantage
Qu’ils sont au bout des temps les mêmes qu’aujourd’hui.
Je les cache souvent, et fort peu de lumières
Savent en pénétrer les ténèbres entières,
Mais l’erreur n’entre point dans leur obscurité ;
Et, dans le même instant qu’on y trouve à redire,
        L’âme bien éclairée admire
        Leur inconcevable équité.
Il faut donc me remettre à juger chaque chose,
Et sur le propre sens jamais ne s’appuyer ;
C’est ainsi que le juste, à quoi que je l’expose,
Ne sent rien qui le trouble ou le puisse ennuyer :
Quoique la calomnie élève à sa ruine
De ses noirs attentats la plus forte machine,
Il en attend le coup sans aucun tremblement ;
Et si quelqu’un l’excuse, et prenant sa défense
        Fait triompher son innocence,
        Sa joie est sans emportement.
Il sait que j’en connais les injustes efforts,
Que je sonde le cœur, que je vois toute l’âme,
Et ne m’éblouis point des plus brillants dehors :
Il me voit au-dessus de la fausse apparence,
Et reconnaît par là quelle est la différence
Du jugement de l’homme et de mon jugement ;
Et que souvent mes yeux regardent comme un crime
        Ce que trouve digne d’estime
        Son aveugle discernement.
        Seigneur, qui par de vifs rayons
        Pénètres chaque conscience,
        Juste juge, en qui nous voyons
        Et la force et la patience,
        Tu sais quelle fragilité,
        Quelle pente à l’impureté
        Suit partout la nature humaine ;
        Daigne me servir de soutien,
        Et sois la confiance pleine
        Qui me guide au souverain bien.
        Pour ne voir point de tache en moi,
        Mon innocence n’est pas sûre ;
        Tu vois bien plus que je ne vois ;
        Tu fais bien une autre censure :
        Aussi devrais-je avec douceur
        M’humilier sous la noirceur
        De tous les défauts qu’on m’impute ;
        Et souffrir d’un esprit remis,
        Lors même qu’on me persécute
        Pour ce que je n’ai point commis.
        Pardon, mon cher Sauveur, pardon
        Quand j’en use d’une autre sorte ;
        Ne me refuse pas le don
        D’une patience plus forte :
        Ta miséricorde vaut mieux,
        Pour rencontrer grâce à tes yeux
        Dans l’excès de ton indulgence,
        Qu’une apparente probité
        Ne peut servir à la défense
        De la secrète infirmité.
        Quand un long amas de vertus
        M’érigerait un haut trophée
        Sur tous les vices abattus,
        Et la convoitise étouffée ;
        Ces vertus n’auraient pas de quoi
        Me justifier devant toi,
        Quelque mérite qui les suive ;
        Il y faut encor ta pitié,
        Puisque sans elle homme qui vive
        A tes yeux n’est justifié.

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