Histoire de la Réformation du seizième siècle

15.9

Évangélisation du pays – Réaction – Complot et délivrance – Farel à Valengin, à la Côte – La pierre de maître Jean – Farel à Saint-Blaise – Expédient grossier à Valengin – Vengeance – Établissement de la Réforme – Réforme de la Suisse française

L’accord fait sous la médiation de Berne stipulait « que le changement n’aurait lieu que pour la ville et paroisse de Neuchâtel. » Le reste du pays demeurera-t-il donc dans les ténèbres ? Ce n’était pas là ce que voulait Farel ; et le zèle des bourgeois, encore dans sa première ferveur, le secondait efficacement. On se rendait dans les villages voisins, on exhortait les uns, on combattait les autres. Ceux qui devaient travailler de leurs mains pendant le jour, y allaient le soir. « Or je suis averti, écrit le Gouverneur à la Princesse, qu’ils sont nuit et jour pour faire une réformation. »

George de Rive, en conséquence, convoqua les magistrats de toutes les justices du comté. Ces bonnes gens croyaient que leur conscience relevait de madame de Longueville aussi bien que leurs places. Effrayés à la pensée de recevoir librement de la parole de Dieu une conviction nouvelle, ils étaient tout prêts à l’accepter des mains de Madame, comme ils acceptaient d’elle un nouvel impôt. Triste ilotisme, où la religion sort du sol, au lieu de descendre du ciel. « Nous voulons vivre et mourir sous la protection de Madame, dirent les magistrats au seigneur de Rive, sans changer l’ancienne foi, jusqu'à ce que par elle en soit ordonnéa. » Rome, même après sa chute, ne pouvait recevoir un plus amer affront.

a – Msc. de Choupart.

Ces assurances de fidélité et l’absence des Bernois firent reprendre courage à M. de Rive, et il prépara en secret une réaction parmi les nobles et le petit peuple. Il y a, dans les catastrophes historiques, dans la chute des grands établissements, dans le spectacle de leurs ruines, quelque chose qui agite l’esprit, l’enflamme et le féconde. C’est ce qui arrivait alors. Quelques-uns étaient plus zélés pour la Papauté au moment de sa chute, qu’ils ne l’avaient été pour elle aux jours de son pouvoir. Les prêtres, se glissant dans les maisons, disaient la messe à quelques amis mystérieusement convoqués, autour d’un autel improvisé. Un enfant était-il né, le prêtre arrivait sans bruit, soufflait sur l’enfant, faisait le signe de la croix sur son front et sa poitrine, et le baptisait selon le rite romainb. On reconstruisait ainsi en cachette ce que le grand jour avait renversé. Enfin la contre-révolution fut décidée, et le jour de Noël fixé pour la restauration du catholicisme romain. Tandis que les cantiques de joie des chrétiens allaient monter au ciel, les partisans de Rome voulaient se précipiter dans l’église, frapper à droite et à gauche, chasser cette troupe hérétique, renverser la chaire et la table sainte, relever l’autel, rétablir les images, et célébrer la messe en triomphe. Telle devait être la victoire de la Papautéc.

b – Berne à Neuchâtel, 17 décembre.

c – Berne au Gouverneur, 23 décembre.

Ce plan fut découvert. Des députés bernois arrivèrent à Neuchâtel, la veille de la fête. « Mettez ordre à cela, dirent-ils au Gouverneur. Si l’on attaque les Réformés, nous, leurs combourgeois, nous les protégerons de tout notre pouvoir. » Les conjurés laissèrent tomber leurs armes, et les cantiques de Noël ne furent point troublés.

Cette délivrance signalée augmenta le dévouement et le zèle des amis de l’Évangile. Déjà Emer Beynon, de Serrière, où Farel avait un jour abordé dans un chétif bateau, montant en chaire, avait dit à ses paroissiens : « Si j’ai été un bon curé, je veux, par la grâce de Dieu, être encore un meilleur pasteur. » Il fallait que ces paroles retentissent de toutes les chaires. Farel recommence donc une carrière de travaux de fatigues, de luttes, que les actes des apôtres et des missionnaires peuvent seuls égaler.

Dans les derniers jours de l’an 1530, au cœur de l’hiver, il passe la montagne, entre dans l’église de Valengin, monte en chaire, et se met à prêcher au moment où Guillemette de Vergy se rendait à la messe. Madame de Valengin essaye en vain de fermer la bouche au Réformateur ; la vieille et noble douairière s’éloigne alors précipitamment, en disant : « Je ne crois pas que ce soit selon les vieux évangiles ; s’il y en a de nouveaux qui fassent cela faire, j’en suis esbahied. » Les Valenginois embrassent l’Evangile. Le lieutenant effrayé court à Neuchâtel, de là à Berne, et, le 11 février 1531, il dépose sa plainte devant le Conseil ; mais tout est inutile. « Pourquoi, lui dirent les seigneurs de Berne, troubleriez-vous l’eau de la rivière ? Laissez-la librement courir. »

d – Chambrier, Histoire de Neuchâtel et Valengin, p. 299.

Farel se tourna aussitôt vers les paroisses de la côte entre le lac et le Jura. A Corcelles, une foule fanatisée, bien armée, et conduite par le vicaire de Neuchâtel, se précipite dans l’église où le ministre prêche, et il n’échappe pas sans blessure. A Bevay, l’abbé Jean de Livron et ses moines rassemblent de nombreux amis, cernent l’église, et, le cordon étant ainsi établi, ils entrent, montent en chaire, en expulsent le prédicateur, et le chassent du temple en l’accablant de violences et d’insultes. Chaque fois qu’il paraissait, on le poursuivait jusqu’à Auvernier à coups de pierres et de fusil.

Pendant que Farel prêchait ainsi dans la plaine, il envoyait dans la vallée l’un de ses frères, gentilhomme de Crest en Dauphiné, Jean de Bély. Au delà de Valengin, à quelque distance de Fontaine, sur le chemin de Cernier, à gauche de la route, se trouvait une pierre qui y est encore aujourd’hui. C’est là, en plein air, comme dans un temple magnifique, que l’évangéliste dauphinois se mit à annoncer le salut par grâce, ayant devant lui le versant de Chaumont, semé des délicieux villages de Fenin, de Villars, de Sole, de Savagnier, et pouvant apercevoir, par une large ouverture, la chaîne lointaine et pittoresque des Alpese. Les plus zélés lui demandèrent d’entrer dans l’église, ce qu’il fit. Mais tout à coup le curé et son vicaire « survinrent avec grand bruit ; » ils s’avancent vers la chaire, y montent, en arrachent de Bély ; puis, se tournant vers les femmes et la jeunesse du lieu, « ils les émeuvent à le battre et à le déchasserf. »

e – Il ne nous paraît pas, comme on le dit ordinairement, que Bély ait pu prêcher debout sur cette pierre, à moins que ce qui en reste ne soit qu’un fragment. On l’appelle, dans le pays, la pierre de maître Jean.

f – Msc. AA, dans le Msc. de Choupart.

Jean de Bély revint à Neuchâtel, hué et brisé, comme son ami après l’affaire de Valengin ; mais les évangélistes suivaient les traces de l’apôtre saint Paul, que ni les coups de fouet ni les coups de verge ne pouvaient arrêterg. De Bély retourna souvent à Fontaine. La messe fut bientôt abolie dans ce village ; de Bély y fut vingt-sept ans pasteur ; ses descendants y ont à plus d’une reprise exercé le ministère, et maintenant ils forment la famille la plus nombreuse des cultivateurs de ce lieu, Farel, après avoir évangélisé la rive du lac, au midi de Neuchâtel, s’était porté au nord, et avait prêché à Saint-Blaise. La populace, ameutée par le prêtre et le lieutenant, s’était jetée sur lui ; et Farel n’avait pu s’échapper de leurs mains que défait, tout en sang, et presque méconnaissable. Ses amis l’avaient jeté en toute hâte dans un bateau, et transporté à Morat, où le retinrent quelque temps ses blessuresh.

g – Épître de saint Paul aux Corinthiens, chap. 11.

h – De Perrot. L’Église et la Réformation, II, p. 233.

A l’ouïe de ces violences, les Neuchâtelois du 23 octobre sentirent leur sang bouillonner. Si le lieutenant, le curé et leurs ouailles ont brisé le corps du serviteur de Christ, qui est vraiment l’autel du Dieu vivant, pourquoi épargneraient-ils de mortes idoles ? Aussitôt ils courent à Saint-Blaise, y abattent les images, et en font autant près de là, à l’abbaye de Fontaine-André, sanctuaire de l’ancien culte.

Les images subsistaient encore à Valengin, mais leur dernière heure allait sonner. Un Français, Antoine Marcourt, avait été nommé pasteur de Neuchâtel. Marchant sur les traces de Farel, il se rendit avec quelques bourgeois à Valengin le 14 juin, grand jour de fête dans ce bourgi. A peine y étaient-ils arrivés, qu’une foule nombreuse se pressait autour du ministre, écoutant ses paroles. Les chanoines aux aguets dans leurs maisons, et l’intendant M. de Bellegarde sur ses tourelles, se demandaient comment on pourrait faire diversion à cette prédication hérétique. La force ne pouvait être employée, à cause de Berne. On eut recours à un expédient grossier, digne des plus mauvais jours de la Papauté, qui, en insultant le ministre, détournerait, pensait-on, l’attention du peuple, et la changerait en rires et en huées. Un chanoinej, aidé du cocher de la comtesse, se rendit dans une de ses écuries, et y prit deux bêtes, qu’il conduisit sur la place où prêchait Marcourt. Nous jetterons un voile sur cette scène ; elle est au nombre de ces choses honteuses que l’histoire ne peut raconterk. Mais jamais la punition ne suivit de plus près le crime. La conscience des auditeurs se soulève à la vue de ce spectacle infâme. Le torrent que l’on a voulu arrêter se précipite hors de son lit. Le peuple irrité, prenant à sa manière la défense de la religion que l’on a prétendu outrager, entre dans le temple comme un flot vengeur ; les antiques vitraux sont brisés, les armoiries des seigneurs sont mises en pièces, les reliques sont dispersées, les livres sont déchirés, les images sont abattues, les autels sont renversés. Ce n’est pas assez encore : le flot populaire, après avoir balayé l’église, retourne sur lui-même, et va se jeter dans les maisons des chanoines. Ceux-ci, effrayés, s’enfuient dans les forêts, et tout est ravagé dans leurs demeures.

i – On attribue ordinairement ce fait à Farel ; mais Choupart, d’après un manuscrit plus ancien, dit le ministre de Neuchâtel. Il désigne toujours ainsi Marcourt, et jamais Farel.

j – Des historiens disent le cocher de la comtesse ; Choupart dit, à trois reprises, un chanoine. Cela est sans doute plus révoltant, mais n’a rien d’incroyable.

k – De equo admissario loquitur qui equam init. (Le chanoine fit donc saillir une jument par un étalon, devant la foule rassemblée autour du prédicateur ; les oreilles du 21e s. n’étant pas si chastes que celles du 19e s., on peut bien le dire aujourd’hui ; ThéoTEX).

Guillemette de Vergy et l’intendant M. de Bellegarde, tremblants derrière leurs créneaux, regrettaient, mais trop tard, ce hideux expédient. Ils étaient les seuls qui n’eussent pas encore senti la vengeance populaire. Leurs regards inquiets épient les mouvements des Valenginois indignés. L’œuvre est achevée ; la dernière maison du dernier chanoine est pillée. Les bourgeois se concertent… O terreur !… ils se tournent vers le château ; ils y montent ; ils y arrivent… La demeure des nobles comtes d’Arberg va-t-elle donc être ravagée ? « Nous venons, s’écrient les députés quand ils sont à la porte du manoir, nous venons demander justice de l’outrage fait à la religion et à son ministre. » On consent à les admettre ; et la comtesse ordonne que l’on punisse les malheureux qui n’avaient agi que par les ordres de son intendant. Mais en même temps elle envoie des députés à Berne se plaindre « des grands vitupères qu’on lui avait faitsl. » Berne prononça que les Réformés payeraient le dommage, mais que la comtesse leur accorderait le libre exercice de leur culte. Jacques Veluzat, originaire de la Champagne, fut le premier pasteur de Valengin. Plus tard, nous retrouverons de nouvelles luttes au pied du Jura.

l – Chronique du curé Besancenet.

Ainsi la Réforme fut établie à Valengin, comme elle l’avait été à Neuchâtel ; les deux capitales de ces contrées étaient gagnées à l’Évangile. Bientôt le changement reçut la sanction légale. François, marquis de Rothelin, fils de la duchesse de Longueville, arriva dans la principauté en mars 1531, se proposant de jouer sur ce petit théâtre le rôle d’un François Ier. Mais il reconnut bientôt qu’il est des révolutions qu’une main irrésistible a accomplies, et qu’il faut accepter. Rothelin exclut des Etats du pays les chanoines qui en avaient formé jusqu’alors le premier pouvoir, et les remplaça par quatre bannerets et quatre bourgeois. Puis, s’appuyant du principe que toute fortune abandonnée échoit à l’État, il mit la main sur leur riche héritage, et proclama la liberté religieuse dans tout le pays. Tout étant en règle avec Madame, le politique M. de Rives se fit aussi réformé. Tel fut le secours que Rome reçut de l’État duquel elle avait espéré sa délivrance.

Une grande énergie caractérisa la Réforme de la Suisse française ; ce que nous venons de voir le manifeste. On a attribué à l’individualité de Farel ce trait distinctif de son œuvre ; mais jamais homme n’a créé le temps où il a vécu ; c’est toujours le temps, au contraire, qui crée l’homme. Plus une époque est grande, moins les individualités la dominent. Ce qu’il y eut de bien dans les choses que j’ai racontées, venait de cet Esprit tout-puissant dont les hommes les plus forts ne sont jamais que de faibles organes. Ce qu’il y eut de mal venait du caractère du peuple ; et, de fait, ce fut presque toujours la Papauté qui commença les scènes de violence. Farel subit l’influence de son temps, plutôt que son temps ne subit la sienne. Un grand homme peut être le héraut, le révélateur de l’époque à laquelle Dieu le destine ; il n’en est jamais le créateur. Mais il est temps de laisser le Jura et ses belles vallées que le soleil du printemps éclaire, pour diriger nos pas vers les Alpes de la Suisse allemande, le long desquelles s’amassent d’épais nuages et de terribles tempêtes. Les peuples libres et énergiques qui habitent sous les glaciers éternels, ou sur les rives riantes des lacs, prennent un aspect toujours plus farouche, et le choc menace d’être prompt, rude et terrible. Nous venons de voir de glorieuses conquêtes ; une grande catastrophe nous attend.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant