Aussitôt que l’appel à la conversion et à la foi en Jésus-Christ, adressé à l’homme par la prédication de l’Evangile, a été entendu et définitivement accepté dans le cœur de l’homme, et qu’il s’en est suivi l’acte humain que nous avons défini sous le nom de conversion, la foi du pécheur lui est imputée à justice, et le pécheur, en raison de sa foi et en vertu de l’objet qu’elle s’approprie et qui est la justice de Christ, est tenu pour quitte envers la justice de Dieu de ses fautes et de sa coulpe passée ; il est rétabli dans le rapport à Dieu où serait l’homme qui n’aurait jamais failli ; c’est ce que nous appelons l’état de justice, et le passage de cet état de coulpe à cet état de justice est ce que nous appelons la justification.
La justification doit donc être définie comme un acte objectif, s’accomplissant en Dieu même et consistant dans une imputation de justice faite par Dieu au pécheur, et non pas, selon l’interprétation de Beck et de tous les partisans de la justice infuse, comme une communication intérieure de grâce, qui identifierait la justification à la sanctification. Un second caractère, qui est un corollaire du premier, c’est qu’elle est un acte absolu et parfait, bien que continu, mais dans cette continuité même ne comportant pas de degrés, au lieu que, selon l’opinion mentionnée plus haut, elle serait progressive. Elle est en troisième lieu un acte initial, et non consécutif à la sanctification.
Bien que la justification, telle que nous venons de la définir, soit évidemment une matière de la dogmatique, elle n’en doit pas moins être rappelée en ce lieu, parce que cet acte absolu et divin est la condition indispensable pour que le pécheur puisse rentrer dans la voie normale, retrouver sa destination primitive, réaliser de nouveau la communion parfaite avec le Dieu saint et juste. Car nulle créature de Dieu, dans l’ordre moral qu’il a institué, n’a le droit d’aspirer à un meilleur avenir avant d’avoir mis en règle son passé ; dévolu à la condamnation résultant du péché et à la mort qui en est le signe, le pécheur ne peut espérer mener une vie nouvelle sans avoir été mis à couvert des effets de la colère divine par une réconciliation complète ; en deux mots : la sanctification ne peut commencer sans que la justification soit faite et parfaite ; et nous avons en effet établi dans la Dogmatique que l’état de justice ne comporte pas de degrés.
Cet ordre, d’après lequel la justification précède la sanctification, s’impose tellement à l’intelligence et à la conscience chrétiennes qu’il ne saurait y avoir au point de vue biblique d’hésitation sur ce point, bien qu’il constitue le sujet de divergence le plus profond entre l’esprit chrétien et l’esprit du monde.
Dans plusieurs de ses discours et dans l’oraison dominicale, en particulier, le Seigneur, comparant le péché à une dette envers Dieu, nous enseigne que le premier résultat moral auquel l’homme doive aspirer, est d’en être libéré (Matthieu 5.26 ; 6.12 ; 18.26 ; comp. Luc 7.40).
Saint Pierre, s’adressant aux foules de Jérusalem, le jour de la Pentecôte, les exhorte à la repentance pour obtenir le pardon des péchés d’abord, le don du Saint-Esprit ensuite (Actes 2.38).
C’est enfin l’ordre consacré par le plan même de l’épître aux Romains, dont la première partie a pour but d’exposer la doctrine évangélique de l’expiation des péchés par le sang de Christ, qui est le fondement de la justification (chap. 3 à 5) et la condition préalable de notre sanctification future (chap. 6 à 8). Comp. Romains 8.30 et 1 Corinthiens 1.30 : « sagesse, justice, sanctification, rédemption. »
Une question, en revanche, qui, tout en se rattachant de très près au sujet de la justification, relève directement de notre discipline actuelle, est celle de savoir si cette déclaration divine et objective de justice peut et doit, pour être valable, être perçue par la conscience du sujet, en d’autres termes, si le croyant peut être assuré actuellement de son salut et si cette assurance du salut est une condition indispensable du salut lui-même.
Cette question de l’assurance du salut, si souvent débattue dans le monde religieux, n’est pas solidaire de celle de l’amissibilité de la grâce, qui ne pourra être traitée que plus tard ; c’est-à-dire qu’il y a un sens dans lequel on peut admettre l’assurance du salut, sans qu’il en résulte l’impossibilité pour le chrétien de déchoir de la grâce une fois reçue. Ainsi la doctrine de l’assurance du salut peut être traitée indépendamment des conséquences qu’impliquerait la doctrine de la prédestination en ce qui concerne la persévérance des élus. Nous demandons seulement si la conscience ou l’assurance que j’ai de ma justification devant Dieu, cette assurance étant d’ailleurs reconnue possible, est la condition ou tout au moins l’accompagnement nécessaire de cette justification elle-même. Ici se présentent deux exagérations opposées : d’après le catholicisme et le pélagianisme, cet état d’assurance est inaccessible à l’homme dans sa condition actuelle, et nul ne peut être certain d’être reçu en grâce avant d’avoir comparu devant le tribunal de Dieu, c’est-à-dire avant d’avoir totalement achevé sa tâche morale. Selon d’autres, en sens opposé, l’assurance du salut serait nécessaire au salut.
La première opinion est réfutée par les faits. Il suffit de citer des exemples d’hommes qui ont possédé l’assurance du salut pour que la possibilité de cet état soit prouvée par là-même. Or ces exemples abondent dans l’histoire de l’Eglise et déjà dans le Nouveau Testament. Si saint Paul a été certain de son salut, comme il nous l’atteste dans plusieurs passages (Romains 8.38 ; 2 Timothée 4.8), ce n’était pas en sa qualité d’apôtre, mais de simple croyant ; car, dans l’un et l’autre texte, les motifs de sa certitude sont puisés dans le trésor commun des chrétiens. Il est vrai qu’il admet encore pour lui-même l’éventualité de la perdition, s’il ne restait pas fidèle à sa foi (1 Corinthiens 9.27 ; Philippiens 3.11) ; son assurance du salut comportait donc ceci seulement : que, dans l’état où il se trouvait et réservée sa fidélité à venir, il était certain de son salut. Ce qu’il affirme de lui-même, il l’affirme d’ailleurs de tous les chrétiens dont l’état est décrit Romains 8.14-17.
L’opinion catholique et pélagienne est condamnée également par tous les passages qui contiennent des invitations à la joie et à la certitude du salut. C’est cette assurance et la joie qui en découle que Jésus présente à ses disciples comme leur plus précieux privilège (Luc 10.20). La joie chrétienne est de même recommandée à ses lecteurs par saint Paul (Philippiens 3.1) ; et elle est nommée parmi les premiers fruits de l’Esprit (Galates 5.22 ; comp. 1 Pierre 3.8). D’ailleurs, le catholique et le pélagien qui nient la possibilité de l’assurance du salut sont conséquents avec leurs principes en restant dans le doute sur leur sort éternel jusqu’au terme de leur carrière.
D’un autre côté, la seconde opinion n’est certainement pas non plus justifiée par l’Ecriture. Nulle part la foi n’y est définie par l’assurance du salut. L’Ecriture nous dit : Crois, et elle n’ajoute rien de plus. Elle me demande la foi en Jésus-Christ et non pas la foi à ma foi, pour être sauvé. La foi vivante et sincère peut être indépendante de l’assurance qu’elle produit ; ces deux faits appartiennent à deux ordres différents : la foi qui réside dans le cœur est une activité du sujet ; l’assurance du salut est un sentiment et par conséquent une passivité ; elle est bien ce que nous nous sommes refusés à dire de la foi : un don de Dieu, un donum superadditum, une récompense gratuite ajoutée à la foi. Sans doute, ce sentiment n’est pas entièrement soustrait dans ses phases à toute condition morale, mais il n’est pas non plus lié à ces conditions. Il est certain que cet état peut être arrêté et empêché par notre faute, et c’est ce qui explique que la joie puisse nous être recommandée ; mais, si nous pouvons nous priver de cette grâce, il n’en résulte pas que nous soyons certains de l’acquérir à terme fixe par notre fidélité. Il n’en est pas comme de la justification objective, qui est certainement et instantanément attachée à tout acte de foi vivante en Jésus-Christ. L’assurance du salut dans une âme est soumise à des normes qui lui sont propres, et qui ne sont ni identiques, ni parallèles à celles de la foi elle-même, en ce sens que l’intensité ou le déclin de ce sentiment ne sont pas les critères du progrès ou du déclin de la foi ; car, d’une part, Dieu peut accorder cette assurance, à son degré le plus intense, à un commençant, et la retirer, momentanément du moins, à un homme plus avancé dans la vie spirituelle, par des raisons de pédagogie divine : Dieu enverra cette épreuve, comme toute autre, pour se glorifier dans le fidèle, et sans qu’elle doive être interprétée comme le châtiment d’une faute particulière ; voyez le Christ sur la croix, s’écriant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Un exemple d’une foi vivante encore inconsciente d’elle-même nous est donné Marc 9.24 ; comp. Matthieu 5.3.
Le danger de l’opinion que nous combattons est double. C’est d’abord de jeter les âmes timorées dans le doute en les induisant à épier anxieusement leur état spirituel, au lieu de rester attachées à Christ ; c’est ensuite de favoriser la fausse sécurité, le relâchement moral, qui, ou bien réduit la foi à un fait de sensibilité pure et simple, ou bien transforme l’assurance du salut en une opération dialectique s’accomplissant uniquement dans l’intelligence. Or, l’assurance du salut n’a rien de commun avec un syllogisme ; c’est un témoignage de l’Esprit rendu à notre esprit (Romains 8.16) ; c’est une certitude immédiate et surnaturelle qui descend dans l’âme et ne se raisonne point ; comp. Romains 8.38 (πέπεισμαι) ; c’est encore un acte de foi, mais immédiat et inconditionnel.
Ce qu’il y a de vrai dans cette opinion, c’est que l’assurance du salut, étant une grâce précieuse, doit toujours être désirée, recherchée et demandée ; elle représente l’état normal du croyant, et nous devons être vigilants à écarter les obstacles qui l’empêcheraient soit de naître, soit de s’entretenir. Pour cela, il faut que la conscience soit purifiée de ses souillures, (Hébreux 9.9 ; 10.22). La conscience purifiée n’est pas encore l’assurance du salut ; mais, sans elle, cette assurance ne serait qu’une coupable et éphémère illusion. C’est ici un des faits qui marquent le mieux la différence de la Nouvelle Alliance et de l’Ancienne. La justification, considérée comme un fait objectif et divin, est par là-même soustraite aux vicissitudes du temps ; l’assurance du salut, fait subjectif, est propre à l’Alliance Nouvelle ; pour que le fidèle puisse être certain de son état de grâce, il faut que le salut soit accompli. Les fidèles de l’Ancien Testament pouvaient percevoir des actes particuliers de justification, des pardons spéciaux ; ils ne se savaient pas encore en état de justice ; ils n’appellent pas encore Dieu leur Père, parce qu’ils n’ont pas encore reçu l’Esprit. Justifiés déjà en Dieu, qui est élevé au-dessus du temps, ils ne peuvent encore jouir que par intermittences du sentiment de leur pardon et de leur justification. C’est seulement à des chrétiens que l’on a pu adresser 1 Jean 3.1.
Il faut distinguer la joie du pardon, ou l’assurance du salut, χαρά de la paix, εἰρήνη, qui y est associée (Galates 5.22 ; comp. Romains 5.2). La première porte sur le rapport du coupable avec la justice de Dieu, qui est satisfaite ; la paix est le résultat de la sanctification du fidèle ; c’est le réfléchissement dans son âme de l’harmonie intérieure rétablie dans son être. Elle n’a donc pas encore sa place ici. L’assurance du salut est un sentiment initial, comme le fait même de la justification auquel il se rapporte ; la paix est un fait consécutif à l’activité du sujet.
Nous touchons ici à un des grands paradoxes de l’Evangile. La sagesse humaine a dit, par l’organe du catholicisme et du pélagianisme : Sois saint, et tu seras juste ; pratique, et tu seras récompensé. La sagesse humaine ordonne, pour donner ensuite. L’Evangile donne, pour ordonner ensuite. Il commence par nous déclarer parfaitement justes par la foi, pour nous rendre ensuite progressivement et réellement bons. Il nous communique en une fois le droit, pour nous communiquer ensuite l’être. Cet ordre, qui est illogique en soi, est le seul cependant qui soit propre à répondre aux besoins de notre cœur, le seul sur lequel puisse reposer une paix durable, parce qu’elle est fondée sur les promesses et les grâces de Dieu, et non pas sur les progrès toujours incertains et variables du croyant, et que ce que Dieu a fait dans le passé nous est un gage des choses plus grandes encore qu’il veut faire dans l’avenir. C’est la grande pensée du morceau Romains 5.1-11 : la justification passée nous garantissant par un a fortiori le salut parfait dans l’avenir.
Cependant l’assurance du salut, comme la justification elle-même, n’est pas un fait accompli en une fois, mais continu et soumis à une condition, la fidélité, qui n’est autre que la persévérance dans la foi. Le croyant peut être assuré de son salut actuel ; mais il ne l’est de son salut final qu’à la condition de ne pas déchoir de la grâce. Rien ne peut ravir les brebis de la main du Seigneur, que leur propre caprice ou leur propre rébellion ; et, parmi les causes dont saint Paul nie qu’elles soient capables de le séparer de l’amour de Dieu, il se garde de mentionner le péché.