La thèse générale qui doit dominer toute la tractation de ce chapitre, et qui résulte suffisamment de notre exposé de la sainteté divine, c’est que Dieu condamne et rejette absolument le mal moral, et que dès lors il ne saurait en aucun cas en être rendu responsable : Jacques 1.13.
Mais si Dieu ne veut pas le mal qui est l’abus de la liberté, le pervertissement de la force morale accordée à l’homme, il veut la liberté, condition de la réalisation même du bien ; car si la réalité du mal est un mal, la possibilité du mal est un bien.
Lorsque donc Dieu veut la liberté qui est la possibilité du mal, et qu’il la veut même avec toutes ses conséquences, il veut encore et toujours le bien.
C’est ce que l’ancienne dogmatique appelait la permissio, que toutefois il faudrait considérer moins comme une série de laisser-passer accordés aux actes individuels que comme une latitude générale réservée au mal par l’acte créateur dans l’organisation primitive du monde.
L’école déterministe au contraire a, comme on le comprend, proscrit la catégorie de la permissio, ne pouvant pas plus admettre que Dieu veuille ne pas vouloir que de ce qu’il connaisse un fait comme possible ou le perçoive comme libre. Le déterminisme n’attribue à Dieu que des actes de volonté immédiatement effectifs, des activités actuellement efficaces.
Dans un rapport présenté à la Société pastorale suisse sur notre position à l’égard de l’Ecriture sainte, M. le Dr Furrer, pasteur à Zurich, rapporte à la tournure de l’esprit sémitique les intuitions de l’Ancien Testament qui paraissent faire de Jéhova ou de Elohim la causalité universelle et absolue.
« Les Sémites, a-t-il dit, avaient reçu une disposition religieuse bien plus profonde et plus puissante que les Ariens… Partout, chez les Grecs et les Romains, manquait l’essence de la vraie piété, le sentiment d’absolue dépendance qui s’exprime en ces termes : Il est le Seigneur ; qu’il fasse ce qui lui semblera bon ! — Qu’as-tu que tu ne l’aies reçu ? — Nous sommes l’argile, il est le potier. » Nous autres Occidentaux, nous sommes habitués a séparer exactement l’un de l’autre le fait spirituel et le fait sensible, l’intérieur et l’extérieur, le subjectif et l’objectif. Il n’en est pas de même chez les enfants de l’Orient…
Le passé est pris pour le présent, l’avenir pour le passé… Quand les prophètes annoncent l’action de Dieu dans les jours à venir, ils ne disent pas : Cela arrivera, mais : C’est arrivé ! La volonté de Dieu est pour eux chose déjà faite. C’est encore à raison de cette façon prégnante de s’exprimer qu’ils confondent la cause et l’effet. »
Il y a ici deux assertions sujettes à caution : l’une, que la cause et l’effet soient confondus dans la Bible ; l’autre, que le génie sémitique soit la principale source d’inspiration des écrits dont elle se compose.
Nous aurions tort de croire cependant que l’action divine providentielle se réduise en regard du mal à la permissio consistant à poser l’éventualité du fait ; et nous aurons à énumérer ici les principales phases de cette action divine envers l’individu, correspondant à celles du développement du mal lui-même.
1° S’il est vrai que Dieu veut non pas le mal, mais la possibilité du mal, il doit avoir mis une fois à la disposition de la créature libre les moyens physiques nécessaires pour réaliser toutes les alternatives qui se posent devant elle.
Nous désignerons cette première phase comme : l’avance de la force.
Ici encore nous constatons l’importance de notre proposition préliminaire établissant la réalité, et par conséquent la neutralité relative des forces physiques dans l’état de nature, et avant qu’elles aient concouru aux fins de la liberté. Si nous devions nous représenter la force physique une fois créée comme émanant incessamment de la même puissance divine créatrice, au lieu d’être détachée de sa cause et constituée en substance douée d’une réalité intrinsèque ; en deux mots : comme incessamment rendue au lieu d’être incessamment prêtée, la causalité divine serait rendue solidaire de la perpétration de l’acte pervers.
2° Le mal une fois commis, et la force physique prêtée à l’agent libre une fois détournée de son cours normal, l’action divine se comporte, pour un temps, passivement à l’égard de l’offense portée à la cause divine, laissant son temps (καιρός) à la liberté créée mais déréglée ; c’est la phase de la patience, ἀνοχή, ou de la longanimité divine, μακροθυμία (Romains 2.4 ; 3.20 ; 9.22).
Toutefois cette passivité divine à l’égard du mal ne doit pas être prise pour île la lassitude ; la patience divine n’est non plus ni de l’indifférence, ni de la tolérance, ni de la complaisance ; car, d’une part, elle s’accorde avec les avances de la grâce qui, en ceci comme en toute chose plus forte que la justice, convie le pécheur à la repentance, Romains 2.4 : τὸ χρηστὸν τοῦ θεοῦ εἰς μετάνοιάν σε ἄγει ; — d’autre part, le support divin qui conserve le pécheur, est tout pénétré de réprobation contre le péché, Romains 1.18 ; et comme il n’est pas apathique, il n’est pas non plus illimité.
Cette phase de la patience ou de la suspension de l’action divine judiciaire est plus d’une fois représentée dans l’Ecriture par des exemples soit collectifs soit individuels. Les races les plus perverties et les plus réprouvées ont été pendant un temps les objets de cette attente divine : les pécheurs d’avant Noé (1 Pierre 3.19) ; les Cananéens (Genèse 15.10) ; Ninive (Jonas 4.2) ; le monde païen tout entier jusqu’à la venue de Christ (Romains 3.24) ; Israël enfin avant (Exode 34.6), et après son crime suprême (Luc 13.6-7). C’est la vérité illustrée dans la plus touchante des paraboles de Jésus-Christ : ni le Père ne va chercher son fils prodigue, ni il ne reste à la maison en l’attendant, mais il va à sa rencontre (Luc 15.20).
3° Au terme de cette période de support à l’égard du mal, se marque la troisième phase de l’action divine que nous nommerons la cohibition, qui est la première manifestation de la réprobation divine dans l’ordre créatural.
Les effets de cette réprobation se manifestent tout d’abord dans la conscience de l’agent (Romains 2.14-15), en attendant de se traduire dans son sort externe.
En effet, comme toute action mauvaise exerce une influence plus étendue que le rayon de la personnalité de son auteur, il est dans l’intérêt du gouvernement du monde que des empêchements soient opposés, des limites matérielles fixées à la perpétration du mal sur la terre, de peur que la contagion n’en devienne irrémédiable. Dieu dit au méchant comme aux flots de la mer : Jusque là et pas plus loin ! (Job 38.11) Il répond au moment et de la façon convenables au refrain des justes opprimés depuis le commencement du monde : Jusques à quand ? Psaumes 4.3 ; 6.4 (cf. Luc 18.7). Dieu arrête le mal extérieur à la limite où il est encore susceptible d’être tourné en bien pour son Royaume et pour ses enfants : Genèse 50.20 ; Jean 19.11 ; cf. Romains 8.28.
4° Il peut arriver que la dernière ressource laissée à la grâce divine, soit l’abandonnement du pécheur à une chute momentanée, aux humiliations et aux remords qui en seront la conséquence ; c’est là, pour ainsi dire, une suspension de l’action providentielle de la grâce dans l’ordre moral correspondant à celle dont l’effet serait dans l’ordre physique le retour au néant.
Telle fut la chute de David lors du dénombrement rapportée dans un texte à la colère de Dieu (2 Samuel 24.1), et dans le texte parallèle, à une incitation de Satan (1 Chroniques 21.1). Ces deux textes, que la critique a souvent opposés l’un à l’autre, s’agencent de la même manière que l’action de Dieu et celle du diable dans l’ordre physique : comme le dessein que Dieu avait de soumettre le premier homme à une première épreuve et la permission accordée à l’adversaire d’en être l’instrument.
Il est dit de même d’Ezéchias : Dieu l’abandonna pour voir ce qui était dan son cœur, (2 Chroniques 32.31), ce motif étant indiqué pour dégager Dieu, au moment même où il va abandonner l’homme au mal, de toute responsabilité dans la commission du mal.
Ici encore l’objet de la vision divine est distingué de l’effet de l’action divine.
3° L’abandonnement divin toutefois, qui n’est encore qu’une action négative consistant à enlever l’obstacle aux initiatives perverses de la nature humaine, et, pour ainsi dire, à lâcher les rênes au monstre que chaque homme porte en soi, peut être suivi d’une action divine directement causative. C’est la phase que nous appellerons celle de la coaction ou de l’endurcissement divin, que l’Ecriture nous révèle à diverses reprises dans des exemples collectifs soit de races, soit de nations, et dans des exemples individuels. C’est ainsi que, d’après saint Paul, les païens, infidèles aux premières révélations naturelles (Romains 1.19-21), ont été non seulement abandonnés, mais livrés aux convoitises de leur cœur : παρέδωκεν αὐτούς (Romains 1.24), et. tour à tour Pharaon (Exode 9.17) et Israël (Ésaïe 6.10 ; cf. Romains 9.18) ont été livrés à leur endurcissement d’abord volontaire. C’est le moment où la colère divine, qui n’avait eu jusqu’ici pour objet que le principe auquel l’homme avait adhéré, commence à atteindre et à envelopper la personne du pécheur lui-même, et où la créature de Dieu, posée dans l’être comme fin d’elle-même, commence à être traitée comme moyen et comme instrument de justice (Jean 3.36). Et dans ce cas même où l’homme est la victime de l’endurcissement divin, la responsabilité du mal ne remonte point à Dieu, parce qu’il agit déjà en juge. Ce jugement d’endurcissement qui peut n’être encore que temporaire, n’en est pas moins l’avant-coureur menaçant de la réjection éternelle motivée par l’impénitence finale (Matthieu 25.46).
Ce mode de l’action providentielle envers le mal concourt, comme tous les précédents, à la réalisation finale du plan du monde ; car l’issue de l’histoire du monde et de l’humanité en général devant être le partage tranché des créatures de Dieu dans les deux classes des justes et des injustes, et le terme de cette économie devant être marqué par la sentence qui les éloignera à tout jamais les uns des autres, il devait entrer dans les vues de la justice et de la miséricorde divines que chaque agent libre se prononce sans aucune réticence ni indécision sur le caractère essentiel de sa personne et de son œuvre, et pousse ou soit poussé jusqu’à l’extrémité de la voie qu’il aura volontairement choisie.
Cette norme de l’histoire et du gouvernement du monde qui tend à dissiper tous les mélanges, les neutralités et les compromissions caractéristiques de l’économie actuelle de l’humanité, est formulée dans la dernière page de l’Ecriture : Apocalypse 22.11.