1. Dans la ville, la multitude avide de combats et séditieuse, groupée autour de Simon, était au nombre de dix mille hommes, sans compter les Iduméens ; elle avait cinquante chefs, subordonnés à Simon qui exerçait le pouvoir. Les Iduméens, qui opéraient de concert avec lui, au nombre de cinq mille, avaient dix commandants, lesquels semblaient obéir à Jacob fils de Sosas et à Simon fils de Cathlas[1]. Quant à Jean, qui s'était emparé du Temple, il avait six mille soldats d'infanterie régulière conduits par vingt officiers. Son armée s'était accrue des zélateurs, qui avaient renoncé à leurs discordes, au nombre de deux mille quatre cents, sous les ordres de leur ancien chef Eléazar et de Simon, fils d'Arinos. Tandis que les factions étaient aux prises, comme nous l'avons rapporté[2], le peuple était le prix de l'un et de l'autre ; ceux qui ne s'associaient pas à leurs violences étaient pillés par les deux. Simon occupait la ville haute, le grand mur jusqu'au Cédron et une partie de l'ancien rempart, depuis la piscine de Siloé, où il s'infléchissait vers l'orient, jusqu'au palais de Monobaze vers lequel il descendait ; ce Monobaze fut un roi des Adiabéniens qui vivent au delà de l'Euphrate. Il tenait encore la source et certains points d'Acra, la ville basse jusqu'au palais d'Hélène, mère de Monobaze. De son côté Jean occupait le Temple et les lieux environnants sur un espace assez considérable, Ophlan et la vallée du Cédron. Les deux adversaires avaient brûlé tout l'espace intermédiaire comme pour donner libre cours à la guerre qu'ils se livraient. Car même le campement de l'armée romaine sous les remparts n'apaisa pas la querelle ; si la première attaque ramena un instant les Juifs à la raison[3], ils furent bientôt repris de leur folie et, redevenus ennemis, se remirent à combattre entre eux, répondant par leur conduite aux vœux des assiégeants. Assurément, les Romains ne leur firent pas subir de maux plus cruels que ceux qu'ils s'infligèrent à eux-mêmes : après eux, la ville n'éprouva pas de nouvelles souffrances ; si, avant de tomber, elle subit des malheurs plus affreux, ceux qui s'en emparèrent lui rendirent par là quelque service. Oui, je le déclare, la sédition prit la ville et les Romains prirent la sédition, beaucoup plus forte que les murs. C'est avec raison qu'on attribuera à la population elle-même ce que les événements offrirent de calamiteux, aux Romains ce qu'il y eut en eux d'équitable. A chacun de juger d'après les faits.
[1] Voir liv. IV, IV, 2, qui n'est pas d'accord avec liv. IV, VI, 1.
[2] Plus haut., I, 5.
[3] Plus haut, II, 4.
2. Telle était donc la situation à l'intérieur des murs quand Titus fit au dehors une reconnaissance avec l'élite de sa cavalerie, cherchant sur quel point il attaquerait les remparts. Partout il trouvait des motifs de s'abstenir, car, du côté des ravins, la muraille n'était pas praticable et, de l'autre, le premier mur paraissait assez fort pour défier les machines. Il résolut donc de conduire l'attaque dans le voisinage du tombeau du grand-prêtre Jean ; là, en effet, le premier rempart était plus bas, et le second ne s'y rattachait pas, parce qu'on avait négligé de fortifier ce point, la nouvelle ville n'étant pas encore très peuplée. Il y avait d'ailleurs un accès facile au troisième rempart ; celui-ci une fois occupé, il songeait à s'emparer de la ville haute et du Temple par la forteresse Antonia. Pendant cette reconnaissance de Titus, un de ses amis, nommé Nicanor, fut blessé d'une flèche à l'épaule gauche ; il s'était avancé trop près des murs avec Josèphe, et, comme il n'était pas un inconnu pour les défenseurs du rempart, il s'était efforcé de causer de la paix avec eux. Jugeant de leur violence par ce fait qu'ils n'épargnaient pas même des hommes dont la démarche avait pour objet leur salut, César poussa avec plus d'ardeur les préparatifs du siège. Il autorisa les légions à ravager les faubourgs et leur ordonna de réunir les matériaux propres à la construction des terrassements. En vue de ces travaux, il divisa ses forces en trois corps : au milieu, des soldats armés de javelots et des archers ; devant eux, les scorpions, catapultes et onagres, pour repousser les incursions des ennemis contre les ouvrages, et les tentatives que feraient les défenseurs du rempart pour y mettre obstacle. On coupa les arbres des faubourgs qui furent rapidement déboisés : le bois fut transporté jusqu'aux terrassements et toute l'armée s'empressa à cet ouvrage. Cependant, les Juifs ne restaient pas inactifs. Le peuple, au milieu des pillages et des meurtres, reprenait alors courage : il pensait qu'il allait pouvoir respirer, tandis que les autres s'occuperaient des ennemis du dehors ; il espérait aussi obtenir le châtiment des coupables au cas où les Romains seraient vainqueurs.
3. Mais Jean, tandis que ses compagnons voulaient s'élancer en hâte contre les ennemis du dehors, restait inactif, par crainte de Simon. Celui-ci ne se tenait pas en repos ; plus rapproché des assiégeants, il disposa sur le rempart toute son artillerie, tant les machines autrefois enlevées à Cestius que celles dont s'empara cette faction, quand elle prit la garnison de la tour Antonia. Mais c'était là pour la plupart des défenseurs une acquisition inutilisable, à cause de leur inexpérience ; un petit nombre, instruits par les transfuges, se servaient assez mal de ces machines. Ils lançaient du haut du rempart des pierres et des javelots sur les Romains qui travaillaient aux terrassements, ou, sortant par groupes, engageaient le combat avec eux. Les travailleurs romains employaient, comme abris contre les traits, des claies tendues devant les retranchements, et leurs machines s'opposaient aux sorties des assiégés. Toutes les légions étaient admirablement pourvues de ces machines, en particulier la dixième, dont les oxybtèles et les onagres étaient plus forts, plus grands ; avec leurs projectiles, ils renversaient non seulement les assaillants, mais atteignaient les défenseurs du rempart. Les pierres ainsi lancées pesaient un talent et portaient à deux stades et davantage : la force du coup était irrésistible non seulement pour les premiers qui le recevaient, mais encore pour ceux qui étaient loin derrière. D'abord, il est vrai, les Juifs se gardaient contre la chute des pierres, car, étant blanches, elles ne se signalaient pas seulement par leur sifflement, mais encore par leur éclat, visible de loin. Des vigies, placées sur les tours, leur signalaient le projectile, chaque fois que la machine se détendait et projetait la pierre, criant dans leur langue maternelle : « Le fils part ! »[4] Alors ceux que la pierre menaçait se dispersaient et se couchaient ; grâce à ces précautions, il arrivait que le projectile passât sans faire de mal. Les Romains eurent à leur tour l'idée de le noircir : désormais on ne l'aperçut plus d'avance aussi nettement, et les Romains atteignaient le but en tuant souvent d'un seul coup beaucoup de Juifs. Mais quelque maltraités qu'ils fussent, ceux-ci ne laissaient pas les Romains élever en sûreté leurs terrassements : recourant à toutes sortes d'inventions et d'audacieuses tentatives, ils les tenaient en haleine nuit et jour.
[4] Ha-eben, la pierre, par calembour Habben, le fils (Reland). La correction de ὑίος en ἰός « le trait part » proposée par Hudson, est inutile. Thackeray rappelle à propos les noms de Black Maria et John Johnson donnés par les Anglais, en 1914, aux projectiles allemands. Les Français n'ont pas oublié la Grosse Valérie du Mont Valérien en 1870, ni la Bertha qui tirait sur Paris en 1918.
4. Quand les travaux d'approche furent achevés, les ingénieurs mesurèrent la distance jusqu'au rempart au moyen d'une masse de plomb attachée à un fil qu'on lançait du haut des terrasses ; en effet, recevant d'en haut des projectiles, il ne leur était pas possible d'opérer autrement. Ils trouvèrent que les hélépoles pouvaient y atteindre et les poussèrent en avant. Titus fit approcher sur divers points son artillerie, pour empêcher les Juifs d'écarter de la muraille les béliers, puis il donna l'ordre de battre le rempart. Quand de trois côtés à la fois ce bruit terrible retentit dans la ville, les assiégés poussèrent ensemble un cri perçant et les factieux furent saisis d'une égale terreur. Les uns et les autres, en présence du péril commun, décidèrent d'y opposer désormais une défense commune. Les adversaires criaient les uns aux autres que toute leur conduite favorisait les ennemis, et qu'il fallait, même si Dieu ne leur accordait pas une concorde durable, oublier du moins pour le moment leurs querelles et s'unir contre les Romains. La-dessus Simon fit savoir par un héraut à ceux qui occupaient le Temple qu'ils pouvaient se rendre sur les remparts, et Jean obéit, malgré quelque méfiance. Alors, oubliant leurs haines et leurs inimitiés personnelles, ils forment comme un seul corps ; ils s'alignent sur les remparts et de là, jetant en abondance des tisons enflammés contre les machines, ils frappent sans relâche ceux qui poussent les hélépoles ; les plus audacieux, s'élançant par troupes, détruisent les mantelets des machines et, tombant sur ceux qui les manœuvrent, prennent l'avantage non par la science, mais par le courage. Titus en personne portait continuellement secours à ses soldats, si éprouvés. Il groupa autour des machines les cavaliers et les archers, repoussa les ennemis qui apportaient des torches, arrêta l'effort des défenseurs qui lançaient des projectiles du haut des remparts et fit donner activement les hélépoles. Cependant le mur ne cédait pas aux coups, mais le bélier de la quinzième légion ébranla l'angle d'une tour ; la muraille même demeura intacte, car elle ne partageait pas immédiatement les risques de la tour qui faisait une forte saillie et dont la chute ne pouvait guère entamer le mur d'enceinte.
5. Alors les Juifs, cessant pour quelques moments leurs attaques, après avoir observé que les Romains s'étaient dispersés autour de leurs travaux et dans leurs camps, crurent que l'ennemi s'était retiré par fatigue et par crainte ; ils s'élancent tous, près de la tour Hippicos, par une poterne dissimulée ; ils portent le feu contre les ouvrages, impatients de s'avancer jusqu'aux retranchements des Romains. Entendant leurs cris, les soldats les plus voisins s'assemblent ; les plus éloignés accourent à la hâte. Mais l'audace des Juifs eut le dessus sur la discipline romaine ; ils mirent en fuite ceux qu'ils rencontrèrent d'abord et s'attaquèrent aux groupes déjà formés. Un combat terrible s'engagea autour des machines, les uns s'efforçant de les incendier, les autres d'y mettre obstacle. Des deux côtés s'élevait une clameur confuse, et beaucoup de ceux qui combattaient en avant furent tués. Les Juifs devaient leur supériorité au désespoir. Déjà le feu prenait aux travaux, qui risquaient d'être incendiés tout entiers avec les machines, sans la résistance d'une nombreuse élite de soldats d'Alexandrie. Ceux-ci firent des prodiges de valeur dépassant leur propre réputation : car, dans ce combat, ils l'emportèrent sur des corps plus renommés que le leur. Enfin César, prenant avec lui les plus vigoureux cavaliers, se jette sur les ennemis : il tue de sa main douze combattants du premier rang ; à l'aspect de ce massacre, le reste de la multitude recule. Titus les poursuit, les rejette dans la ville et sauve ainsi les retranchements de l'incendie. Dans cette bataille, un Juif fut capturé vivant ; Titus le fit mettre en croix devant les remparts, espérant que ce spectacle épouvanterait les autres et ferait fléchir leur courage. Après cette retraite, Jean, chef des Iduméens, s'entretenait devant les murs avec un soldat qu'il connaissait ; la flèche d'un Arabe l'atteignit en pleine poitrine et le tua sur le coup. Comme il était remarquable tant par la force que par l'intelligence, sa mort affligea beaucoup les Iduméens, et aussi les factieux.