- L'intellect connaît-il les singuliers ?
- Des infinis ?
- Les êtres contingents ?
- Les futurs ?
Objections
1. Il semble que oui, car tout esprit qui connaît un jugement affirmatif par composition, connaît les termes de la composition. Or notre intelligence connaît cette composition : « Socrate est homme » ; car il lui appartient de former des propositions. Donc notre intellect connaît ce singulier qu'est Socrate.
2. L'intellect pratique dirige l'action. Or les actions concernent des singuliers. L'intellect connaît donc des singuliers.
3. Notre intelligence se connaît elle-même. Or elle est une réalité singulière. Autrement elle n'aurait pas d'action, puisque les actions émanent d'êtres singuliers. Elle connaît donc le singulier.
4. Tout ce dont est capable une faculté inférieure, une faculté supérieure le peut. Or le sens connaît le singulier. À plus forte raison l'intellect.
En sens contraire, d'après Aristote, « l'universel est connu par la raison et le singulier par le sens ».
Réponse
Notre intelligence ne peut connaître directement et premièrement le singulier dans les réalités matérielles. En voici la raison : ce qui les fait singulières, c'est la matière individuelle ; or, notre intelligence connaît en abstrayant l'espèce intelligible de cette matière, comme nous l'avons dit plus haut. Ce qui est connu par cette abstraction, c'est l'universel. Notre intelligence ne connaît donc directement que l'universel.
Mais indirectement, et par une sorte de réflexion, elle peut connaître le singulier. Comme on l'a dit plus haut, même après avoir abstrait les espèces intelligibles, elle ne peut les connaître en acte sans avoir recours aux images ; et c'est en ces images qu'elle connaît les espèces intelligibles. Ainsi donc, elle connaît directement l'universel au moyen de l'espèce intelligible, et indirectement les singuliers d'où proviennent les images. Et de cette manière, elle forme cette proposition « Socrate est homme. »
Solutions
1. On vient de répondre à la première objection.
2. Le choix d'un acte particulier à exécuter est comme la conclusion d'un syllogisme de l'intelligence pratique. Mais d'une proposition universelle on ne peut tirer directement une conclusion singulière sans employer une proposition singulière comme mineure. C'est pourquoi le jugement universel de l'intelligence pratique ne peut porter à l'action sans une donnée de connaissance de la partie sensible, comme il est dit au traité De l'Âme.
3. Le singulier ne présente pas d'obstacle à l'intellection en tant que singulier, mais en tant que matériel, car on ne comprend que sous un mode immatériel. Donc, s'il existe un singulier immatériel tel que l'intelligence, rien ne s'oppose à ce qu'il soit intelligible.
4. Une faculté supérieure possède la capacité d'une faculté qui lui est inférieure, mais sous un mode plus élevé. C'est pourquoi la réalité connue par le sens sous un mode matériel et concret (ce qui est connaître directement le singulier), est connue par l'intelligence sous un mode immatériel et abstrait : ce qui est connaître l'universel.
Objections
1. Cela paraît possible. Car Dieu surpasse tous les infinis. Or notre intelligence peut connaître Dieu, on l'a vu précédemment. À plus forte raison peut-elle connaître tous les autres infinis.
2. Notre intelligence est apte par nature à connaître les genres et les espèces. Mais dans certains genres ü y a une infinité d'espèces, comme dans les nombres, les proportions et les figures. Notre intelligence peut donc connaître des infinis.
3. Si l'existence d'un corps dans un lieu n'empêchait pas l'existence d'un autre corps dans le même lieu, rien n'empêcherait qu'il y eût une infinité dans un seul lieu. Mais une espèce intelligible ne s'oppose pas à l'existence simultanée d'une autre espèce dans la même intelligence. Il arrive en effet qu'on possède la connaissance d'une multitude de choses à l'état habituel. Donc, rien n'empêche que notre intelligence ne possède de cette manière la science des infinis.
4. Puisque notre intelligence n'est pas une faculté matérielle, comme on l'a vu antérieurement, elle paraît être infinie comme puissance. Or une telle puissance est capable d'atteindre une infinité d'objets. Notre intelligence peut donc connaître des infinis.
En sens contraire, il est dit dans la Physique d'Aristote que « l'infini, en tant qu'infini, est inconnu ».
Réponse
Toute puissance est proportionnée à son objet. Il faut donc que l'intelligence se trouve dans le même rapport avec l'infini que son objet, la quiddité de la réalité matérielle. Or dans les réalités matérielles, il n'y a pas d'infini en acte, mais seulement un infini en puissance, en tant que l'une succède à l'autre, d'après Aristote. Par conséquent on trouve dans notre intelligence un infini en puissance, en tant qu'elle considère un objet après un autre. Car notre intelligence ne connaît jamais tant de choses qu’elle n'en puisse connaître davantage.
Mais elle ne peut posséder un nombre infini de connaissances, ni en acte ni à l'état habituel. D'abord, en ce qui concerne la connaissance en acte, notre intelligence ne peut connaître de cette manière plusieurs choses ensemble, si ce n'est au moyen d'une seule espèce intelligible. Or l'infini ne peut être représenté par une espèce unique, ou alors ce serait l'infini de totalité et de perfection. L'infini ne peut être connu que si on le prend partie par partie, comme le montre sa définition : « L'infini est ce à quoi on peut toujours ajouter. » Et de la sorte, l'infini ne pourrait être connu en acte que si l'on en dénombrait toutes les parties, ce qui est impossible.
Pour la même raison nous ne pouvons posséder des connaissances en nombre infini à l'état d'habitus. La connaissance habituelle est en effet causée en nous par la connaissance actuelle. Car c'est en faisant acte d'intelligence, dit Aristote, que nous acquérons la science. Nous ne pourrions donc avoir l'habitus d'une infinité de connaissances d'une manière distincte, que si nous avions considéré toute l'infinité des objets, en les dénombrant selon la succession de nos connaissances ; ce qui est impossible.
En conclusion, notre intelligence ne peut connaître l'infini, ni en acte ni à l'état d'habitus, mais seulement en puissance, comme on vient de le dire.
Solutions
1. Comme on l'a dit précédemment, Dieu est appelé infini comme une forme qui n'est limitée par aucune matière. Dans les réalités physiques, on parle d'infini en tant qu'il n'y a pas de limite provenant d'une forme. La forme étant connue de soi, et la matière sans la forme étant inconnue, il s'ensuit que l'infini matériel est inconnu de soi. De soi, la forme infinie qu'est Dieu est connue, mais par rapport à nous elle est inconnue, à cause de la faiblesse de notre intelligence, qui dans l'état de la vie présente possède une aptitude naturelle à connaître les réalités matérielles. C'est pourquoi nous ne pouvons présentement connaître Dieu que par des effets sensibles. Après cette vie, l'incapacité de notre intelligence sera supprimée par la lumière de gloire, et alors nous pourrons voir Dieu lui-même dans son essence, sans toutefois le comprendre parfaitement.
2. Notre intelligence est apte par nature à connaître les espèces intelligibles en les abstrayant des images. Et voilà pourquoi ces espèces des nombres et des figures dont on n'a pas eu d'images ne peuvent être connues ni en acte ni à l'état d'habitus, si ce n'est peut-être en général et dans les principes universels ; mais c'est là connaître en puissance et d'une manière confuse.
3. Si deux ou plusieurs corps étaient dans un même lieu, il ne leur serait pas nécessaire de pénétrer successivement dans ce lieu pour qu'on puisse les dénombrer d'après l'ordre de leur entrée. Mais les espèces intelligibles pénètrent l'une après l'autre dans notre intelligence. Il faut donc que les espèces y soient en nombre déterminé, et non pas infini.
4. De même que notre intellect est infini en puissance, ainsi connaît-il l'infini. En effet, sa capacité est infinie en ce qu’elle n'est pas limitée par une matière corporelle. Or elle connaît l'universel qui est abstrait de la matière individuelle ; elle n'est donc pas limitée à la connaissance d'un individu, mais sa capacité naturelle s'étend à des individus en nombre infini.
Objections
1. Cela ne paraît pas possible : car, d'après l’Éthique, intelligence, sagesse et science ont pour objet non le contingent, mais le nécessaire.
2. Selon Aristote : « Les réalités qui tantôt existent et tantôt n'existent pas, sont mesurées par le temps. » Or l'intelligence fait abstraction du temps, comme des autres conditions de la matière. Puisque le propre des réalités contingentes est tantôt d'être et tantôt de ne pas être, il semble donc que l'intelligence ne puisse les connaître.
En sens contraire, toute science réside dans l'intelligence. Or il y a des sciences qui concernent les choses contingentes, comme les sciences morales, qui ont pour objet les actes humains soumis au libre arbitre ; et même les sciences naturelles, en ce qui traite de la génération et de la corruption. L'intelligence peut donc connaître les réalités contingentes.
Réponse
On peut considérer les choses contingentes, soit en tant que contingentes, soit en tant qu'elles renferment du nécessaire ; car rien n'est contingent à ce point qu'il n'implique quelque nécessité. Par exemple, que Socrate coure, c'est un fait contingent en soi. Mais le rapport de la course au mouvement est nécessaire. Car il est nécessaire que Socrate se meuve, s'il court.
Or toute réalité est contingente en raison de la matière ; le contingent est en effet ce qui peut être ou ne pas être, et la puissance appartient à la matière. Quant à la nécessité, elle provient de la forme. Car tout ce qui procède de la forme se trouve par nécessité dans un être. Or la matière est principe d'individuation, tandis que l'on connaît l'idée universelle en abstrayant la forme hors de la matière individuelle. Nous l'avons dit plus haut : l'intelligence a un rapport naturel et direct à l'universel ; le sens se rapporte par nature au singulier, bien que l'intelligence atteigne aussi ce dernier indirectement, comme on l'a dit plus haut. Par suite, les choses contingentes comme telles sont connues directement par le sens, indirectement par l'intelligence. Mais les idées universelles et nécessaires impliquées dans le contingent sont connues par l'intelligence.
Donc, si l'on considère l'universel dans les choses connaissables, toutes les sciences ont pour objet le nécessaire. Mais si l'on considère les réalités elles-mêmes, il y aura des sciences du nécessaire et des sciences du contingent.
Tout cela résout clairement les Objections.
Objections
1. Cela paraît vrai, car notre intelligence connaît au moyen des espèces intelligibles qui abstraient du fait d'être ici et maintenant, et de la sorte se rapportent indifféremment à n'importe quel temps. Or l'intelligence connaît les choses présentes. Elle peut donc connaître les choses futures.
2. Quand l'homme n'a pas l'usage de ses sens, il peut connaître certains événements futurs ; on le voit chez les dormeurs et chez les fous. Or, quand il n'a pas l'usage des sens, son intelligence est plus active. L'intelligence peut donc, de soi, connaître les futurs.
3. La connaissance intellectuelle de l'homme est bien plus pénétrante que la connaissance d'aucun animal. Mais il est des animaux qui connaissent que certains événements vont arriver. Par exemple, les corneilles, par des croassements répétés, annoncent qu'il va bientôt pleuvoir. A plus forte raison l'intelligence humaine peut-elle connaître les choses futures.
En sens contraire, il est écrit dans l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 8.7 Vg) : « Elle est grande l'affliction de l'homme, car il ignore le passé, et d'aucun messager il ne peut apprendre l'avenir. »
Réponse
Il faut faire la même distinction au sujet de la connaissance des futurs qu'au sujet des choses contingentes. Car les choses à venir, en tant qu'elles ont rapport au temps, sont des singuliers que l'intelligence ne connaît que par réflexion, nous l'avons dit. Mais les idées des choses futures peuvent être universelles et accessibles à l'intelligence ; elles peuvent aussi être objet de science.
Toutefois, si nous voulons parler de la connaissance des futurs au sens habituel, il y aura deux manières de les connaître : en eux-mêmes et dans leurs causes. En eux-mêmes, les futurs ne peuvent être connus que par Dieu ; ils sont même présents pour lui tandis qu'ils sont encore à venir par rapport à la succession des événements du monde, en ce sens que son intuition éternelle se porte simultanément sur tout le cours du temps, ainsi qu'on l'a dit en traitant de la science de Dieu. Mais en tant que les futurs sont encore dans leurs causes, ils peuvent être connus même par nous. Et s'ils se trouvent en elles comme en des principes dont ils procèdent nécessairement, on les connaît avec la certitude de la science. Ainsi, l'astronome prévoit l'éclipse qui va se produire. Mais si les futurs sont dans leurs causes comme devant en procéder le plus fréquemment, on les connaît alors par une conjecture plus ou moins assurée, dans la mesure même où les causes sont plus ou moins inclinées à produire leur effet.
Solutions
1. Cet argument se rapporte à la connaissance qui naît des raisons universelles des causes, ce qui permet de connaître les futurs d'après le caractère de la relation entre effet et cause.
2. Selon S. Augustin, l'âme possède naturellement une certaine puissance de divination, par laquelle elle peut connaître les futurs. C'est pourquoi lorsqu'elle se retire des sens corporels, et se replie pour ainsi dire sur elle-même, elle peut avoir part à la connaissance des choses à venir. — Cette opinion serait admissible, si nous pensions que l'âme a connaissance des réalités par la participation aux idées, comme le font les platoniciens. Alors l'âme connaîtrait naturellement les causes universelles de tous les effets, mais le corps l'en empêche. Aussi, lorsqu'elle se retire des sens corporels, connaît-elle les futurs.
Mais ce mode de connaître n'est pas conforme à la nature de notre intelligence ; ce qui lui convient plutôt, c'est de connaître à partir des sens. Il n'est donc pas naturel à l'âme de connaître les futurs quand elle s'éloigne des sens. Cela se produirait plutôt sous l'influence de causes supérieures, spirituelles ou corporelles. Des causes spirituelles d'abord ; quand, par exemple, par la puissance divine et le ministère des anges, l'intelligence est éclairée, et les images disposées de manière à faire connaître les réalités futures ; ou encore lorsque, par l'action des démons, il se produit un mouvement dans l'imagination pour annoncer à l'avance des événements futurs que ces esprits connaissent, comme on l'a vu précédemment. Ces impressions produites par des causes spirituelles, l'âme est plus à même de les recevoir lorsqu'elle est retirée des sens : car elle est par là même plus proche des esprits, et plus dégagée des troubles extérieurs. — Ce fait se produit aussi par l'influence de causes supérieures corporelles. Il est évident que les corps supérieurs exercent une action sur les corps inférieurs. Étant donné que les facultés sensibles sont les actes des organes corporels, il s'ensuit que sous l'influence des corps célestes il se produit un certain changement dans l'imagination. Et du fait que les corps célestes sont cause de beaucoup d'événements futurs, les indices de certains d'entre eux apparaissent dans l'imagination. Ces indices sont plutôt perçus la nuit et par les dormeurs, que le jour et par les gens éveillés. Car, d'après Aristote, « les impressions transmises de jour se dissipent plus facilement. Mais l'air de la nuit est moins agité, car les nuits sont plus silencieuses. Et ces impressions influent sur le corps, à cause du sommeil, parce que les faibles mouvements intérieurs sont perçus davantage dans le sommeil que dans la veille. Ces mouvements produisent des images grâce auxquelles on prévoit l'avenir. »
3. Les animaux n'ont pas, au-dessus de l'imagination, une faculté qui ordonne les images comme fait la raison de l'homme ; c'est pourquoi l'imagination des animaux est entièrement dépendante de l'influence des corps célestes. Et donc, les mouvements des animaux peuvent faire connaître certains événements à venir, comme la pluie, bien mieux que les mouvements des hommes qui agissent par la délibération de leur raison. Aussi, dit Aristote « certains hommes très dénués de prudence prévoient fort bien l'avenir. Car leur intelligence n'est pas préoccupée par les soucis ; mais étant pour ainsi dire déserte et vide, elle subit l'influence de toute cause qui peut la mouvoir ».