Mourir pour revivre, telle est, avons-nous dit précédemment, la loi universelle de ce monde déchu, mais susceptible de rédemption depuis la première alliance conclue entre Dieu et l’humanité au jour de la chute. Cette loi régit la nature et l’histoire, les corps et les âmes.
Mais nous avons à nous demander ici quelle est la règle, la norme, la loi nouvelle de l’humanité régénérée ; et d’après nos principes, établis déjà dans nos Prolégomènes, cette loi universelle, pour devenir la loi nouvelle du croyant, doit être déterminée par la nouvelle révélation de Dieu en Jésus-Christ et par le rapport nouveau institué entre le croyant et Christ.
Dès le début de l’Evangile, Jésus-Christ s’annonce comme porteur d’une loi nouvelle et supérieure à tout ce qui l’a précédée, et spécialement à la loi mosaïque, dont cette loi nouvelle est non l’abolition, mais l’accomplissement. On peut dire que Jésus-Christ a accompli la loi mosaïque tout ensemble par son enseignement et dans sa personne : par son enseignement, en dégageant des commandements particuliers de la loi leur intention commune et dernière, qui devait se réaliser dans l’esprit et le commandement de l’amour parfait envers Dieu, et en déterminant ce commandement même de l’amour envers Dieu par la relation du croyant à lui, Jésus, en tant qu’il est la révélation ou la manifestation parfaite de Dieu aux hommes (Matthieu 10.37 ; comp. Jean 14.8-9). Il l’a accomplie aussi en lui-même, et cela jusqu’au dernier iota (Matthieu 5.18), en en assumant tout à la fois les obligations et la malédiction, résumées toutes ensemble dans le canon emprunté par saint Paul (Galates 3.10) à Deutéronome 27.26. C’est en conformité de cette loi et pour accomplir toute justice, qu’après avoir reçu la circoncision, il reçut le baptême dans les flots du Jourdain, première consécration volontaire à la mort : la loi théocratique, aussi bien que la loi universelle de ce monde, — mourir pour revivre (Jean 12.24-25), — le condamnait à mourir ; car la loi mosaïque déclarait légalement souillé et par conséquent coupable, non seulement celui qui avait contracté une souillure personnelle, mais quiconque avait été en contact avec des êtres souillés.
La mort de Christ a donc eu deux fins, l’une sotériologique, l’autre typique. C’est ce que l’ancienne dogmatique appelait l’obedientia passiva et activa. La seconde seule nous intéresse ici ; mais toutes deux intéressent la dogmatique, en ce que la valeur expiatoire de la mort de Christ a été conditionnée par sa valeur morale ou typique.
Cette mort a donc été tout d’abord nécessaire pour le monde, comme expiation ou satisfaction offerte à la justice pour la coulpe totale de l’humanité ; elle a été nécessaire en même temps pour Christ lui-même, comme achèvement de sa sanctification, comme perfectionnement de sa personnalité morale. C’est ce second point de vue qui nous est présenté dans l’épître aux Hébreux 5.7-9, et par saint Paul lui-même, dans Romains 6.10 : τῇ ἁμαρτιᾳ ἀπέθανεν ἐφάπαξ Selon le premier caractère, Christ est mort pour le péché, ὑπὲρ τῆς ἁμαρτίας ; selon le second, il est mort au péché, τῇ ἁμαρτίᾳ c’est-à-dire que sa vie tout entière et parfaitement sainte s’est composée à la fois d’une mort incessante au péché possible, à la volonté propre, même légitime, mais qui fût devenue coupable, aussitôt opposée à la volonté de Dieu, et d’une résurrection, incessante aussi, à la vie divine, en sorte que la mort et la résurrection qui ont terminé sa carrière ont été le double couronnement de ces deux tendances constantes de son âme ; comp. Jean 17.19 : « Je me sanctifie moi-même pour eux. »
Telle a été la vie de Christ ; telle doit être aussi celle du chrétien. Christ, sa personne, son œuvre, sa vie et sa mort, sont devenus, bien mieux encore que l’ancienne loi pour le fidèle Israélite, le type définitif et parfait de la vie du croyant. Car, si détaillée que fût la loi, si serré que fût le réseau de ses ordonnances, elle devait cependant laisser entre elles des interstices ; tous les cas ne pouvaient être prévus ; la loi était nécessairement incomplète en même temps qu’imparfaite. En Christ, au contraire, ce n’est plus une lettre, un système de cas et de préceptes, qui nous est présenté ; c’est un homme, une vie, une unité vivante, qui renferme en elle toutes les variétés possibles de l’existence réelle, en sorte qu’il n’y a plus un cas de la vie humaine qui ne puisse trouver sa norme et son principe dans l’exemple de Christ. En lui, toute la loi morale s’est convertie en substance vivante ; il est la loi personnifiée et accomplie.
De même donc que la sanctification progressive de Christ s’est composée de deux phases, une mortification et une vivification, ainsi en doit-il être de la sanctification du chrétien. Et si la loi universelle se formule comme suit : Mourir pour revivre, la loi chrétienne, déterminée, avons-nous dit, par le rapport du croyant à Christ, s’exprime en ces mots : Mourir avec Christ, pour ressusciter avec lui. Cette pensée revient sans cesse dans les parties morales du Nouveau Testament et sous la plume de saint Paul, sous cette réserve que Christ n’a pu mourir qu’au péché possible, tandis que le croyant doit mourir au péché réel. Ainsi Romains 6.4 ; Colossiens 2.20 ; Philippiens 3.10 ; 1 Pierre 2.21-24 ; comp. Luc 9.23-24.
C’est en présence de la croix de Christ, où tout ensemble il meurt pour le péché, en expiation de la faute de l’humanité, et au péché, c’est-à-dire à sa volonté, pour accomplir la consécration de soi-même à Dieu, c’est là, bien mieux encore qu’en présence de la loi du Sinaï, que le fidèle arrive à la connaissance et de l’obligation morale qui lui est imposée et des violations de cette loi qu’il a commises et commet tous les jours ; c’est là qu’il apprend jusqu’à quelle profondeur doit descendre la mort à soi-même, pour qu’une vie nouvelle de sainteté et d’activité naisse de cette mort même (2 Corinthiens 5.14), et quelles sont les exigences de cette vie nouvelle. Seul, l’idéal absolu de la sainteté, réalisé en Jésus-Christ crucifié et ressuscité, pouvait convaincre suffisamment le monde de péché et de justice (Jean 16.9-11) et entretenir et porter à la perfection cette conviction et cette connaissance dans le cœur et la conscience du fidèle.
Mais par quel moyen la mort et la vie de Christ pourront-elles devenir la mort et la vie même du croyant ? Par quel agent les phases de la sanctification de Christ se reproduiront-elles chez le fidèle, en sorte que l’obéissance et la vertu du Maître deviennent la vertu et l’obéissance du disciple, que la vie de l’un ne soit plus qu’une copie, une décalque de celle de l’autre ? Comment le Christ pour nous et devant nous va-t-il devenir le Christ en nous ? C’est à quoi doit répondre notre troisième paragraphe.