1. La nuit suivante, il se produisit parmi les Romains un étrange désordre. Titus avait ordonné de construire trois tours de cinquante pieds de haut, pour les dresser sur chaque retranchement, afin que l'on pût, de leur sommet, mettre en fuite les défenseurs des remparts. Or, il arriva qu'au milieu de la nuit l'une de ces tours s'abattit par accident. Au fracas immense qui s'éleva, la terreur s'empare de l'armée se croyant attaqués par les ennemis, tous les soldats couraient aux armes. Les légions furent en proie au trouble et au tumulte nul ne pouvant dire ce qui était arrivé, tous, dans l'incertitude, se portaient de divers côtés. Comme aucun ennemi ne paraissait, ils s'effrayaient les uns les autres, et chacun s'empressait de demander le mot d'ordre à son voisin, comme si les Juifs avaient attaqué les camps. Ils ressemblaient à des hommes en proie à une terreur panique, jusqu'au moment où Titus, apprenant ce qui s'était passé, en fit publier la nouvelle dans toute l'armée ; mais il fallut du temps pour que le trouble se calmât.
2. Les Juifs, qui résistaient avec vigueur à toutes les autres attaques, eurent à souffrir du fait des tours, du haut desquelles les machines les plus légères, les soldats armés du javelot, les archers et les frondeurs lançaient contre eux leurs projectiles. La hauteur des tours empêchait les Juifs d'atteindre leurs adversaires ; il leur était d'ailleurs impossible de prendre ces tours ; ils ne pouvaient guère non plus les renverser, à cause de leur poids, ni les incendier, à cause des plaques de fer dont elles étaient revêtues. D'autre part, s'ils reculaient hors de la portée des traits, ils ne pouvaient plus s'opposer aux assauts des béliers, qui battaient sans relâche la muraille et la détruisaient peu à peu. Déjà elle cédait aux coups du « vainqueur », — c'est le nom donné par les Juifs eux-mêmes à la plus grande des hélépoles romaines, qui brisait tout. Alors les défenseurs, depuis longtemps fatigués par les combats et les gardes de nuit faites loin de la ville, cédant, d'ailleurs à la mollesse et à la constante fausseté de leur jugement, estimèrent inutile la possession de ce rempart, puisqu'il en restait deux autres derrière lui. La plupart, devenus nonchalants, se retirèrent. Alors les Romains envahirent le rempart à l'endroit de la brèche ouverte par le « vainqueur », et tous les Juifs, abandonnant leurs postes de garde, s'enfuirent derrière le second mur. Ceux qui avaient escaladé le rempart ouvrirent les portes et introduisirent à leur suite toute l'armée. C'est ainsi que les Romains s'emparèrent de la première enceinte, le quinzième jour du siège, le sept du mois d'Artémision[1]. Ils l'abattirent sur une grande étendue, comme aussi le quartier nord de la ville, que Cestius avait déjà détruit une première fois[2].
[1] 27 mai 70.
[2] Voir liv. II, XIX, 4.
3. Titus transféra alors son camp à l'intérieur de l'enceinte, à l'endroit appelé le « campement des Assyriens »[3] ; il occupa tout l'espace intermédiaire jusqu'au Cédron, mais de manière à être hors de portée des flèches lancées du second mur. Il commença aussitôt ses attaques. Mais les Juifs se partagèrent et défendirent avec vigueur le rempart ; Jean et ses compagnons combattaient de la tour Antonia, du portique septentrional du Temple et devant le tombeau même du roi Alexandre[4] ; quant aux troupes de Simon, elles s'établirent dans la région voisine du monument du grand-prêtre Jean[5], et se fortifièrent jusqu'à la porte par laquelle l'eau était amenée à la tour Hippicos. Ces Juifs faisaient de fréquentes sorties hors des portes et livraient des combats corps à corps ; bien que repoussés[6] sur les murailles et ayant le dessous dans ces rencontres, parce qu'il leur manquait la science tactique des Romains, en revanche, dans les combats qu'ils livraient du haut des murs, ils obtenaient l'avantage. Des deux adversaires, l'un était fortifié par l'expérience, doublée de la force, l'autre par l'audace que nourrissait la crainte et une endurance naturelle dans les revers. Il s'y mêlait encore une espérance de salut pour les Juifs, de prompte victoire pour les Romains. Ni les uns ni les autres n'étaient accessibles à la fatigue ; ce n'était, tout le long du jour, qu'assauts, combats sur le rempart, fréquentes sorties par détachements ; la lutte prenait tous les aspects de la guerre. La nuit interrompait à peine les combattants qui recommençaient dès l'aurore ; pour les uns et les autres, la nuit était sans sommeil et plus terrible que le jour, les uns craignant à tous moments la perte du rempart, les autres que les Juifs ne fissent irruption dans les camps. Ainsi, des deux côtés, on passait la nuit en armes ; prêts au combat dès les premiers rayons du jour.
Chez les Juifs, il y avait émulation à qui s'exposerait au premier rang pour faire plaisir aux chefs. Simon, surtout, inspirait le respect et la crainte ; chacun de ses subordonnés obéissait à ses ordres si exactement qu'il eût été prêt au suicide, si le général l'eût ordonné. Du côté des Romains, ce qui excitait les courages était l'habitude de la victoire, l'ignorance de la défaite, de continuelles campagnes, des exercices quotidiens, la grandeur de l'Empire et, plus que le reste Titus, sans cesse présent partout. Laisser mollir son courage, quand Titus était là et prenait sa part du combat, paraissait un crime ; il était d'ailleurs, pour celui qui luttait vaillamment, un témoin et un juge tout ensemble c'était déjà un gain que de voir sa valeur connue de César. Aussi beaucoup, par l'effet de leur zèle, se montrèrent supérieurs à leur propre force. Ainsi, pendant ces journées où les Juifs formaient devant la muraille une force redoutable et où les corps de troupes, placés à quelque distance, combattaient de part et d'autre à coups de javelots, un cavalier de l'armée romaine, nommé Longinus, bondit au milieu des rangs juifs[7] ; tandis que ce choc les disperse, il tue deux des plus braves ; il frappe au visage l'un d'eux qui marche contre lui, puis, arrachant son javelot de la plaie, perce le flanc du second qui fuyait alors, sans blessure, du milieu des ennemis, il court rejoindre les siens. Ce soldat fut célébré pour son courage, et beaucoup devinrent les émules de sa valeur. Quant aux Juifs, indifférents à leurs propres souffrances, ils n'avaient d'autre objet que de frapper : la mort leur paraissait plus légère si elle survenait avec celle d'un ennemi. Cependant Titus songeait au salut de ses soldats non moins qu'à la victoire : il appelait « désespoir » l'ardeur irréfléchie, et véritable courage celui-là seul qui était accompagné de prudence, sans dommage pour le combattant. Aussi exhortait-il ses soldats à être braves sans mettre leur vie en péril.
[3] Lieu où avait campé, disait-on, Sennachérib (II Rois, 18, 17).
[4] Alexandre Jannée, 104-78 av. J.-C. On ignore l'emplacement de ce tombeau.
[5] Jean Hyrcan, 135-105 av. J.-C.
[6] Συνδιωθέντες ΑΠΟ τοῦ τείχους ne peut rester. Nous avons suivi Hudson : ἐπὶ τοῦ τειχους. Nous avons cru un instant que ἀπό pouvait être maintenu, et qu'il s'agissait du premier rempart. Mais ne dit-on pas plus haut que la muraille a été abattue par Titus ? Les juifs n'auraient pu essayer de reprendre ce qui n'existait plus. Personnellement, nous inclinons à considérer ἀπὸ τοῦ τειχοῦς comme une glose introduite dans le texte après avoir servi, en marge, à expliquer τειχομαχίαις qui vient deux lignes plus bas. Néanmoins, nous avons cru devoir suivre et traduire Hudson. (R. H.)
[7] Ce récit d'une prouesse de soldat est suivi de beaucoup d'autres dont Josèphe ne peut avoir été témoin.
4. Lui-même il fait diriger l'hélépole contre la tour du milieu, sur le rempart du nord. Un Juif fourbe, du nom de Castor, l'occupait avec dix compagnons semblables à lui ; les autres défenseurs avaient fui devant les flèches des archers. Ces Juifs effrayés se tinrent cois derrière les mantelets ; puis, quand la tour s'ébranla, ils se relevèrent. Castor, tendant les mains dans un geste de supplication, invoquait César d'une voix lamentable, l'implorant d'avoir pitié de lui et de ses compagnons. La droiture naturelle de Titus lui inspira confiance. Espérant que déjà les Juifs commençaient à se repentir, il arrêta les coups du bélier et défendit de lancer des flèches à ces suppliants. Il fit demander aussi à Castor de dire ce qu'il voulait. Celui-ci déclara qu'il désirait venir à composition ; Titus lui répondit qu'il se réjouissait avec lui de ce sage dessein et que sa joie serait des plus vives si tous les Juifs, dès ce moment, avaient la même intention ; dans ce cas, il était prêt à engager sa parole envers la ville. Parmi les dix défenseurs, cinq feignirent de joindre leurs supplications à celles de Castor ; les autres crièrent qu'ils ne seraient jamais les esclaves des Romains quand il leur était permis de mourir libres. Pendant cette longue discussion, l'attaque était différée : Castor envoya donc un message à Simon, lui disant de délibérer à loisir sur les affaires pressantes, car il emploierait lui-même quelque temps à se jouer de l'Empire romain. Au moment même où il adressait ce message, il semblait exhorter ses compagnons indociles à accepter le principe des pourparlers. Ceux-ci, feignant la colère, brandirent leurs épées nues au-dessus des mantelets et, frappant leurs cuirasses, tombèrent comme s'ils s'étaient entre-tués. Titus et son entourage furent saisis d'étonnement à la vue du courage de ces hommes, et comme ils ne pouvaient, d'en bas, distinguer exactement ce qui se passait ils admirèrent leur noblesse d'âme, et plaignirent leur malheur. Mais, à ce moment, un archer atteignit Castor au nez ; aussitôt celui-ci, arrachant le trait, le montra à Titus et se plaignit de l'indignité d'un pareil traitement. Titus s'irrita contre le soldat qui avait lancé la flèche et chargea Josèphe, qui se tenait auprès de lui, de porter à Castor l'assurance de sa foi. Mais Josèphe refusa de faire cette démarche lui-même, car il n'attribuait pas aux suppliants des intentions pures, et arrêta ceux des amis du prince qui voulaient s'en charger. Cependant un transfuge du nom d'Énée déclara qu'il irait. Et comme Castor appelait pour qu'on reçût aussi l'argent qu'il portait sûr lui, Enée accourut, déployant un pan de sa robe. Alors Castor, soulevant une pierre, la lui jeta ; elle manqua Enée, qui s'était mis à couvert, mais blessa un autre soldat qui s'avançait. Comprenant alors le stratagème, Titus reconnut qu'en guerre la pitié est nuisible et que la sévérité est moins exposée aux fourberies. Irrité d'ailleurs de cette moquerie, il fit redoubler avec plus de vigueur les coups de l'hélépole. Quand la tour céda, Castor et ses compagnons l'incendièrent et, du milieu des flammes, sautèrent dans le souterrain situé au-dessous. Les Romains, en voyant qu'ils venaient de se jeter dans le feu, conçurent de nouveau une haute opinion de leur valeur.