S’ensuyt la troisième partie de la puissance et authorité de l’Eglise, voire qui est bien la principale en un Estat bien reiglé : c’est de la jurisdiction, laquelle totalement se rapporte à la discipline, dont il nous conviendra tantost traitter. Car comme nulle ville ne village ne peut estre sans gouverneur et sans police, ainsi l’Eglise de Dieu, comme j’ay desjà dit ailleurs, a mestier d’une certaine police spirituelle, laquelle néantmoins est toute différente de la police terrienne : et tant s’en faut qu’elle l’empesche ou amoindrisse, que plustost elle aide à la conserver et advancer. Pourtant ceste puissance de jurisdiction ne sera en somme autre chose, qu’un ordre institué pour conserver la police spirituelle. Et pour ceste fin ont esté anciennement ordonnées par les Eglises certaines compagnies de gouverneurs, lesquels eussent le regard sur les mœurs, corrigeassent les vices, et usassent d’excommunication quand mestier seroit. C’est ce qu’entend sainct Paul, quand en l’Epistre aux Corinthiens il nomme les gouvernemens 1Cor. 12.28. Item en l’Epistre aux Romains, quand il dit, Celuy qui préside, qu’il le face avec solicitude Rom. 12.8. Car il ne parle point aux Magistrats ou gouverneurs terriens, veu qu’il n’y avoit nuls de Chrestiens pour lors : mais à ceux qui estoyent adjoincts aux Pasteurs pour le régime spirituel de l’Eglise. Semblablement à Timothée, il met deux espèces de Prestres : les uns qui travaillent en la Parole, les autres qui ne font point l’office de prédication, et toutesfois sont fidèles à s’acquitter de leur devoir 1Tim. 5.17. Par ceste seconde espèce il n’y a doute qu’il n’entende ceux qui estoyent députez pour avoir esgard sur les mœurs, et corriger les délinquans par excommunication. Or ceste puissance de laquelle nous parlons, dépend toute des clefs, lesquelles Jésus-Christ a données à son Eglise, au dix-huitième de sainct Matthieu Matt. 18.17. Car là il commande qu’on admoneste au nom commun de tous, celuy qui aura mesprisé les admonitions privées de son frère : et s’il persévère en sa contumace, qu’un le bannisse de la compagnie des fidèles. Or telles admonitions et corrections ne se peuvent faire sans cognoissance de cause. Pourtant il est requis qu’il y ait quelcque jugement et quelque ordre. Ainsi doncques, si nous ne voulons casser et anéantir la promesse des clefs, et rejetter tant l’excommunication que les remonstrances, et tout le reste qui s’ensuyt, il est nécessaire que nous donnions quelque jurisdiction à l’Eglise. Que les lecteurs observent bien qu’il n’est point là parlé en général de l’authorité de la doctrine qui devoit estre preschée par les Apostres, comme au seizième de sainct Matthieu, et au vingt-unième de sainct Jehan Matt. 16.19 ; Jean 21.15 : mais que Jésus-Christ transfère pour l’advenir à son Eglise le droict et superintendance qui avoit esté jusques alors en la synagogue des Juifs. Car ce peuple-là avoit eu tousjours sa façon de gouverner, de laquelle Jésus-Christ veut qu’on use en la compagnie des siens, moyennant qu’on retiene la pure institution. Or il use de menace estroite contre les contredisans, pource que le jugement de son Eglise, laquelle devoit estre contemptible : et sans nulle monstre, pouvoit estre autrement mesprisé par gens téméraires et orgueilleux. Et afin que les lecteurs ne se troublent de ce que Jésus-Christ parlant de choses diverses, use de mesmes mots, il sera expédient de soudre ce nœud. Il y a doncques deux passages qui parlent de lier et deslier. Le premier est au seizième de sainct Matthieu, où nostre Seigneur Jésus, après avoir promis à sainct Pierre de luy donner les clefs du Royaume des cieux, adjouste incontinent. Tout ce que tu auras lié en terre, sera lié au ciel : et pareillement, ce que tu auras deslié, sera deslié : par lesquelles paroles il ne signifie autre chose que ce qu’il dit en sainct Jehan, quand il envoyé prescher ses disciples. Car après avoir soufflé sur eux, il leur dit, Les péchez seront remis à ceux ausquels vous les aurez remis : et ceux ausquels vous les aurez retenus, ils seront retenus Jean 20.23. J’amèneray une interprétation de ce passage, qui ne sera pas trop subtile, ne contrainte ou forcée, mais simple, vraye et convenable. Ce mandement de remettre et retenir les péchez, et la promesse faite à sainct Pierre de lier et deslier, ne se doyvent rapporter à autre fin qu’au ministère de la Parole, lequel nostre Seigneur ordonnant à ses Apostres, pareillement leur commettoit l’office de lier ou deslier. Car quelle est la somme de l’Evangile, sinon que nous tous estans serfs de péché et de mort, sommes délivrez et affranchis par la rédemption qui est en Jésus Christ ? Au contraire, que ceux qui ne recognoissent et ne reçoyvent Christ pour leur libérateur et rédempteur, sont condamnez à éternelle prison ? Nostre Seigneur baillant à ses Apostres ceste ambassade à porter par toutes les nations de la terre, pour monstrer qu’elle estoit siene, procédante et ordonnée de soy, l’a honorée de ce noble tesmoignage : et ce pour une singulière consolation, tant des Apostres que des auditeurs, ausquels ceste ambassade devoit estre apportée. Il convenoit certes que les Apostres eussent une grande et ferme asseurance de leur prédication, laquelle ils avoyent non-seulement à entreprendre et exécuter avec infinis labeurs, solicitudes, travaux et dangers, mais finalement à signer et sceller de leur propre sang. C’estoit doncques raison qu’ils eussent ceste certitude, qu’elle n’estoit pas vaine ne frivole : mais plene de vertu et puissance. Et estoit bien besoin qu’en telles angoisses, difficultez et périls ils fussent asseurez qu’ils faisoyent l’œuvre de Dieu : afin que tout le monde leur contrevenant et résistant, ils cognussent que Dieu estoit pour eux : et que n’ayant point l’autheur de leur doctrine Christ présent à l’œil en terre, ils entendissent qu’il estoit au ciel pour confermer la vérité d’icelle. D’autre part, il faloit qu’il fust très-certainement testifié aux auditeurs, qu’icelle doctrine n’estoit pas parole des Apostres, mais de Dieu mesme : et que ce n’estoit pas une voix née en terre, mais procédante du ciel. Car ces choses ne peuvent estre en la puissance de l’homme, c’est asçavoir la rémission des péchez, promesse de vie éternelle, message de salut. Christ doncques testifie qu’il n’y avoit en la prédication évangélique rien des Apostres, sinon le ministère : que c’estoit-il, lequel par leurs bouches, comme par instrumens, parloit et promettoit tout : que la rémission des péchez, laquelle ils annonçoyent, estoit vraye promesse de Dieu, la damnation laquelle ils dénonçoyent, estoit certain jugement de Dieu. Or ceste testification a esté donnée pour tous temps, et demeure encores ferme, pour nous rendre tous certains et asseurez, que la parole de l’Evangile, de qui qu’elle soit preschée, est la propre sentence de Dieu, publiée en son siège, escrite au livre de vie, passée, ratifiée et confermée au ciel. Ainsi, nous entendons que la puissance des clefs est simplement la prédication de l’Evangile : et mesmes n’est pas tant puissance que ministère, si nous avons esgard aux hommes. Car Christ n’a pas donné proprement aux hommes ceste puissance, mais à sa Parole, de laquelle il a fait les hommes ministres.
L’autre passage est escrit en sainct Matthieu, où il est dit, Si aucun de tes frères ne veut escouter l’Eglise, qu’il te soit comme Gentil et profane Matt. 18.17. En vérité, en vérité je vous di, que tout ce que vous aurez lié en terre, sera lié au ciel : et ce que vous aurez deslié, sera deslié. Ce lieu n’est pas du tout semblable au premier, mais a quelque différence : toutesfois nous ne les faisons pas tellement divers, qu’ils n’ayent grande affinité et similitude ensemble. Premièrement, cela est semblable en tous les deux, que l’une sentence et l’autre sont générales, et la puissance de lier et deslier est par tout une, c’est asçavoir par la Parole de Dieu : un mesme mandement de lier et deslier, une mesme promesse. Mais en cela ils diffèrent, que le premier spécialement appartient à la prédication, à laquelle sont ordonnez les ministres de la Parole : le second s’entend de la discipline des excommunications, laquelle est permise à l’Eglise. Or l’Eglise de celuy qu’elle excommunie : non pas qu’elle le jette en ruine et désespoir perpétuel : mais pourtant qu’elle condamne sa vie et ses mœurs, et desjà l’advertit de sa damnation, s’il ne retourne en la voye. Elle deslie celuy qu’elle reçoit en sa communion, d’autant qu’elle le fait comme participant de l’unité qu’elle a en Jésus-Christ. Afin doncques que nul ne contemne le jugement de l’Eglise, et estime chose légère d’estre condamné par la sentence des fidèles, nostre Seigneur testifie que tel jugement n’est autre chose que la publication de sa sentence, et que tout ce qu’ils auront fait en terre, sera ratifié au ciel. Car ils ont la Parole de Dieu, par laquelle ils condamnent les mauvais et pervers : et ils ont la mesme Parole, pour recevoir en grâce ceux qui retournent à amendement : et ne peuvent faillir ne discorder du jugement de Dieu, puis qu’ils ne jugent que par sa Loy : laquelle n’est pas opinion incertaine ou terrienne, mais sa saincte volonté et oracle céleste. De ces deux passages, ces furieux selon leur phrénésie, sans quelque discrétion s’efforcent d’approuver maintenant leur confession, maintenant leurs excommunications, maintenant leur jurisdiction, maintenant la puissance d’imposer loix, maintenant leurs indulgences. Le premier, ils l’allèguent pour establir la primauté du siège romain. Ainsi ils sçavent tant bien approprier leurs clefs à toutes serrures et à tous huis, qu’on diroit qu’ils ont exercé l’art de serruriers toute leur vie.
Car ce qu’aucuns imaginent que c’a esté un ordre temporel que cestuy-là, pour le temps que les Princes et Seigneurs et gens de justice estoyent encores contraires à la Chrestienté, ils s’abusent, en ce qu’ils ne considèrent point combien il y a de différence, et quelle est la diversité entre la puissance ecclésiastique et la puissance terrienne. Car l’Eglise n’a point de glaive pour punir les malfaiteurs, ne commandement pour les contraindre, ne prisons, ny amendes, ne les autres punitions dont les Magistrats ont accoustumé d’user. D’avantage, elle n’est point à cela, que celuy qui a péché soit puny maugré soy : mais que par un chastiment volontaire il face profession de sa pénitence. Il y a doncques grande différence, d’autant que l’Eglise n’attente et n’usurpe rien de ce qui est propre au Magistrat : et le Magistrat ne peut faire ce qui est fait par l’Eglise. Cela sera mieux entendu par exemple. Si quelqu’un s’enyvre, il sera puni par prison en une ville bien policée : s’il paillarde, d’une mesme punition, ou bien plus rigoureuse, comme la raison le veut : en ceste sorte il sera satisfait et aux loix, et aux Magistrats, et au jugement terrien. Mais il se pourra faire que ce malfaiteur ne donnera nul signe de repentance, mais plustost murmurera et se despitera. Faut-il que l’Eglise cesse en cest endroict ? Or est-il ainsi qu’on ne peut recevoir telles gens à la Cène, sans faire injure à Jésus-Christ et à sa saincte institution. D’avantage, la raison requiert cela, que celuy qui a scandalisé l’Eglise par mauvais exemple, oste le scandale qu’il a esmeu, en faisant solennelle déclaration de sa repentance. La raison qu’ameinent ceux qui sont d’opinion contraire, est trop froide. Jésus Christ, disent-ils, donnoit ceste charge à son Eglise, du temps qu’il n’y avoit point de Magistrat pour l’exécuter. Mais je respon que souventesfois il advient qu’un Magistrat est nonchalant, ou bien que luy-mesme mérite d’estre chastié, comme il adveint à l’Empereur Théodose. D’avantage, on en pourroit autant dire quasi de tout le ministère de la Parole : c’est que les Pasteurs n’auroyent que faire de reprendre maintenant les crimes notoires, ne crier à l’encontre, ny arguer, ne menacer, d’autant qu’il y a des Magistrats chrestiens, qui sont pour corriger telles fautes. Mais je di au contraire, que comme le Magistrat en punissant les mauvais actuellement, doit purger l’Eglise des scandales, ainsi le Ministre de la Parole doit de son costé aider au Magistrat, à ce qu’il n’y ait pas tant de malfaiteurs. Voylà comment leurs administrations doyvent estre conjoinctes, que l’une soit pour soulager l’autre et non pas pour l’empescher.
Et pour vray, si on regarde de près les paroles de Christ, il est tout évident qu’il ne parle point là d’un estat temporel mais perpétuel. Car il ne seroit pas convenable d’accuser par-devant la justice terrienne celuy qui ne voudroit point obtempérer à nos admonitions : ce qu’il faudroit faire néantmoins, si le Magistrat eust succédé à l’Eglise. Et que dirons-nous de ceste promesse ? En vérité, en vérité je vous di que ce que vous aurez lié en terre sera lié au ciel. A-elle seulement esté donnée pour un an, ou pour peu de temps ? Outreplus, Jésus-Christ n’a rien institué de nouveau en ce passage, mais a suyvy la coustume ancienne, qui avoit tousjours esté observée au peuple judaïque. Et en cela il a démonstré que l’Eglise ne se pouvoit passer de jurisdiction spirituelle, laquelle avoit esté dés le commencement : ce qui a esté confermé par un commun accord de tout temps. Car quand les Empereurs et gens de justice sont venus à la Chrestienté, on n’a point pourtant aboly la jurisdiction spirituelle, mais seulement on l’a ordonnée en sorte, qu’elle ne déroguast en rien à la justice terrienne, et qu’elle ne fust point meslée avec : et à bon droict. Car si un Magistrat est fidèle, il ne se voudra point exempter de la sujétion commune des enfans de Dieu, sous laquelle ceste partie est comprinse, qu’il se submette à l’Eglise, entant qu’elle juge par la Parole de Dieu : tant s’en faut qu’il doyve oster un tel jugement. Car qu’y a-il plus honorable à l’Empereur, dit sainct Ambroise, que d’estre fils de l’Eglise, veu qu’un bon Empereur est au nombre de l’Eglise, et non point par-dessus icelle[a] ? Pourtant ceux qui despouillent l’Eglise de ceste puissance pour exalter le Magistrat ou la justice terrienne, non-seulement corrompent le sens des paroles de Christ par fausse interprétation, mais aussi accusent d’un grand vice les saincts Evescques, qui ont esté en grand nombre depuis le temps des Apostres, comme s’ils eussent usurpé la dignité et office du Magistrat sous fausse couverture.
[a] Epist. Ad Valentianum.
Mais il faut aussi bien veoir d’autre part, quel a esté jadis le vray usage de la jurisdiction de l’Eglise, et combien grand abus il y est survenu : afin que nous sçachions ce qui doit estre cassé et mis bas, et ce qui doit estre remis en son entier, si nous voulons destruire le règne de l’Antéchrist, pour restituer derechef le règne de Christ. Premièrement, ayons ce but de prévenir les scandales, et s’il y en a desjà quelqu’un, de l’abolir. Il y a deux choses à considérer en l’usage : c’est que ceste puissance spirituelle soit du tout séparée du glaive et de la puissance terrienne. Secondement, qu’elle ne s’exerce point au plaisir d’un seul homme, mais par une bonne compagnie députée à cela. L’une et l’autre a esté observée en l’Eglise ancienne. Car les saincts Evesques n’ont point exercé leur authorité ou par amendes, ou par prisons, ou par autres punitions civiles : mais ont usé, comme il appartenoit, de la seule Parole de Dieu 1Cor. 5.4. Car la vengence extrême de l’Eglise est l’excommunication, de laquelle elle n’use qu’en grande nécessité. Or l’excommunication ne requiert point force de mains, mais se contente de la seule vertu de la Parole. Somme, la jurisdiction de l’Eglise primitive n’a esté autre chose qu’une prattique de ce que dit sainct Paul, touchant l’authorité spirituelle des Pasteurs. La puissance spirituelle, dit-il, nous est donnée, pour démolir toute forteresse, et pour abaisser toute hautesse qui se dresse contre la cognoissance de Dieu : pour assujetir tout entendement, et l’amener comme prisonnier en l’obéissance de Christ 2Cor. 10.4-5, ayans en main la vengence contre toute désobéissance. Comme ce qu’il dit là se fait par la prédication, aussi à ce que la doctrine ne soit en mespris, ceux qui se disent domestiques de la foy, doyvent estre jugez selon le contenu d’icelle. Or cela ne se peut faire, qu’avec la prédication l’Eglise n’ait l’authorité d’appeler ceux qui méritent d’estre admonestez en privé, ou reprins plus asprement : semblablement l’authorité d’interdire la communion de la Cène à ceux qu’on n’y peut recevoir sans profaner le mystère et Sacrement. Parquoy ce qu’il dit ailleurs, que ce n’est pas à nous de juger les estrangers 1Cor. 5.12, monstre qu’il assujetti les enfans et domestiques de l’Eglise aux censures et répréhensions qui sont pour chastier les vices, et qu’alors on exerçoit discipline de laquelle nul des fidèles n’estoit exempté.
Ceste puissance, comme nous avons récité, n’estoit point en la main d’un homme seul, à ce qu’il feist à sa guise tout ce qu’il luy plairoit : mais il y avoit la compagnie des Anciens, laquelle estoit en l’Eglise comme le Sénat ou Conseil est en une ville. Sainct Cyprien faisant mention de la coustume de son temps, monstre que tout le Clergé assistoit en cela à l’Evesque pour consulter en commun : mais en d’autres passages il démonstre aussi que le Clergé présidoit tellement en cest affaire, que le peuple n’estoit point forclos de telle cognoissance. Car voyci ses paroles : Depuis que je suis fait Evesque, j’ay tousjours conclu cela, de ne rien faire sans le conseil du Clergé et le consentement du peuple[b]. Mais c’estoit-ci la façon commune et usitée, que la jurisdiction de l’Eglise fust exercée par la compagnie des Prestres, descquels, comme j’ay dit, il y en avoit deux espèces : c’est que les uns avoyent l’office d’enseigner, les autres n’estoyent que députez pour avoir esgard sur la vie de tous. Ceste ordonnance petit à petit, se corrompit, tellement que desjà du temps de sainct Ambroise le Clergé seul exerçoit les jugemens en l’Eglise : de quoy luy-mesme se complaind, en disant, La Synagogue ancienne, et puis après l’Eglise a eu des Anciens, sans le conseil desquels rien ne se faisoit. Je ne sçay par quelle négligence cela s’en est allé en décadence, sinon que par la nonchalance des sçavans, ou plustost par leur orgueil, d’autant qu’ils ont voulu dominer tous seuls[c]. Nous voyons combien ce sainct personnage est fasché de ce qu’on avoit aucunement décliné de la pureté : combien que de ce temps-là ils eussent encore un ordre, pour le moins, passible. S’il voyoit doncques maintenant les horribles ruines, ausquelles à grand’peine il y apparoist une petite trace de l’édifice ancien, quelles quérimonies en feroit-il ? Premièrement, ce qui estoit donné à toute l’Eglise, les Evesques l’ont usurpé à eux seulement. C’est tout ainsi que si en un Parlement ou en un Conseil de ville, un Président, un Consul ou Maire déchassoit les Conseillers pour régner luy seul. Or comme l’Evesque est supérieur en degré à chacun des autres, aussi d’autre part il faut que toute l’assemblée ou congrégation ait plus d’authorité qu’un seul homme. Ç’a esté doncques un acte trop téméraire et désordonné, qu’un homme seul attirant à soy la puissance commune, a premièrement ouvert la porte à une tyrannie desbordée. Secondement, a ravi à l’Eglise ce qui luy appartenoit. Tiercement, a renversé et aboly l’ordre institué par Christ.
[b] Epist. XIV, lib. III, et esjusdem lib. epist. XIX, et alibi ; epist. X, lib. III.
[c] In quint. cap. I ad Tim.
Mais encores, comme un mal attire tousjours l’autre, les Evesques avec le temps ne daignans point s’empescher de ceste charge, comme si elle n’estoit pas digne de leurs personnes, l’ont commise à des autres. De là sont venus les Officiaux, qui ont esté faits pour tenir la jurisdiction ecclésiastique. Je ne di pas encores quelles gens : seulement je di qu’ils ne diffèrent en rien des juges séculiers, et toutesfois ils appellent encores leur jurisdiction. Spirituelle : combien qu’on n’y plaidoye quasi que de chose terrienne. Encores qu’il n’y eust autre mal, quelle honte est-ce à eux, d’appeler une justice contentieuse, la justice de l’Eglise ? Mais on y fait, disent-ils les monitions et les excommuniemens. Est-ce ainsi qu’on se joue de Dieu ? Un povre homme doit de l’argent, il est cité par-devant monsieur l’Official : s’il comparoist, il est condamné : après la sentence, s’il ne paye on l’admoneste : après la seconde monition, on l’excommunie : s’il ne comparoist à la citation, on l’admoneste aussi bien de se représenter : s’il ne le fait au jour, on l’admoneste pour la seconde fois, et incontinent on l’excommunie. Je vous prie, qu’y a-il là de semblable ou à l’institution de Christ, ou à l’usage ancien, ou à la façon de l’Eglise ? Ils répliqueront qu’on y corrige aussi bien les vices. C’est bien dit : non-seulement ils souffrent paillardises, insolences, yvrongneries et toutes telles vilenies, mais les approuvent quasi, et entretienent par leur consentement : et non-seulement au peuple : mais au Clergé. Seulement ils en appellent quelques-uns, ou afin qu’il ne semble point advis qu’ils soyent du tout sans souci, ou afin de les punir par la bourse. Je laisse là les pillages, rapines, larrecins et sacrilèges qui s’en recueillent. Je ne di pas aussi quelle manière de gens on eslit le plus souvent à cest office. Ce seul point nous est plus qu’assez, que quand les Romanisques se vantent de leur jurisdiction spirituelle, il nous est aisé de leur remonstrer qu’il n’y a rien plus contraire à la façon que Jésus-Christ nous a baillée, et qu’elle est autant semblable à la coustume ancienne, que les ténèbres ressemblent à la clairté.
Combien que nous n’ayons tout dit ce qui se pouvoit yci amener et qu’encores ce qu’avons dit ait seulement esté touché en peu de paroles : toutesfois je pense tellement avoir abatu nos adversaires, que nul n’aura plus à douter que la puissance spirituelle, de laquelle le Pape avec tout son règne se glorifie, ne soit une tyrannie profane contre la Parole de Dieu, et injuste sur son Eglise. Or sous ce nom de Puissance spirituelle, je compren tant la hardiesse qu’ils ont entreprinse à semer nouvelles doctrines, pour destourner le povre peuple de la pure simplicité de la Parole de Dieu, que les traditions iniques dont ils ont enlacé les povres âmes, et toute leur jurisdiction ecclésiastique, qu’ils appellent : laquelle ils exercent par leurs suffragans, vicaires, pénitenciers, et officiaux. Car si nous souffrons que Christ règne entre nous, toute ceste domination est quant et quant abatue et ruinée. Il n’appartient pas à ce présent propos de traitter l’autre espèce de leurs seigneuries, qui gist en possessions et patrimoines, puis qu’elle n’est point exercée sur les consciences. Combien qu’en cela aussi on peut appercevoir qu’ils sont tousjours semblables à eux-mesmes : c’est-à-dire rien moins que Pasteurs de l’Eglise, comme ils veulent estre appelez. Je ne touche point yci les propres vices des hommes, mais une peste commune de tout leur estat : veu qu’il ne leur semble point advis qu’il soit bien ordonné, s’il n’est eslevé en richesses et orgueil. Si nous demandons l’authorité de Jésus-Christ sur cela, il n’y a doute qu’il n’ait voulu exclurre les ministres de sa Parole de seigneurie terrienne, quand il a dit. Les Roys dominent sur les peuples : mais il n’est pas ainsi de vous Matt. 20.25-26 ; Luc 22.25-26. Car par ces paroles non-seulement il signifie que l’office d’un Pasteur est différent de l’office d’un Prince : mais que ce sont choses tant diverses, qu’elles ne peuvent convenir toutes deux à une seule personne. Car ce que Moyse a eu toutes les deux charges ensemble Exo. 18.16, cela premièrement s’est fait par miracle ; secondement il n’a esté que pour un temps, jusques à ce que les choses fussent mieux establies. Mais depuis que Dieu eut ordonné une forme telle qu’il la vouloit, il ne demeura à Moyse que le gouvernement civil. Touchant de la Prestrise, il falut qu’il la résignast à son frère Aaron : et à bon droict. Car cela passe la faculté de nature, qu’un seul homme puisse soustenir les deux charges. Et a esté ainsi diligemment observé de tout temps en l’Eglise : et n’y a jamais eu nul Evesque, durant qu’il y avoit encores quelque forme apparente d’Eglise, qui se soit advisé d’usurper la puissance du glaive : tellement que c’estoit un proverbe commun du temps de sainct Ambroise, que les Empereurs avoyent tousjours plus appéter la dignité sacerdotale, que les Prestres n’avoyent affecté l’Empire ou seigneurie. Car ceste persuasion estoit enracinée au cœur de tous. Que les palais appartenoyent aux Empereurs, et les Eglises aux Evesques, comme luy-mesme le dit un peu après[d].
[d] Refert. hoc Homil. de basilic.
Mais depuis qu’on a trouvé ce moyen, que les Evesques reteinssent le tiltre, l’honneur, et le proufit de leur office, sans charge ne solicitude : afin de ne les point laisser du tout oisifs, la puissance du glaive leur a esté donnée, ou plustost ils l’ont prinse d’eux-mesmes. Sous quelle couleur défendront-ils une telle impudence ? Premièrement, estoit-ce à faire aux Evesques de s’empescher des justices, d’entreprendre les gouvernemens des villes et pays, et autres charges qui ne leur appartienent de rien ? veu que la charge de leur office est si grande, que s’ils estoyent continuellement après, à grand’peine s’en pourroyent-ils acquitter. Mais selon leur hardiesse accoustumée, ils n’ont point de honte d’alléguer qu’en ceste manière la gloire de Christ est exaltée comme il appartient : et ce pendant qu’ils ne sont pas trop distraits de leur vocation. Quant au premier, si c’est un ornement convenable à la dignité épiscopale, que les Evesques avec leur Pape soyent si hauts montez, qu’ils facent mesmes peur aux Princes de leur force : il faut qu’ils se plaignent de Jésus-Christ, par lequel leur honneur a esté grandement blessé, si ainsi est. Car suyvant leur opinion, quel plus grand outrage leur pouvoit-il faire, qu’en disant, Les Roys et Seigneurs dominent sur leurs peuples, mais il ne sera pas ainsi de vous Matt. 20.25 ; Luc 22.25 ? Combien que par ces paroles il n’a point imposé une condition plus dure à ses serviteurs, que luy-mesme l’a prinse pour luy. Car voyci ses paroles, Qui est-ce qui m’a constitué Juge entre vous, ou faiseur de partage Luc 12.14 ? Par lesquelles nous voyons qu’il proteste qu’il n’est pas en authorité de Juge terrien : ce qu’il ne feroit si c’estoit chose convenable à son office. Les serviteurs ne se laisseront-ils pas réduire à la raison et au point auquel le Maistre s’est volontairement submis ? Touchant du second, je voudroye qu’il le prouvassent aussi bien par expérience, comme il leur est facile d’en babiller. Mais s’il n’a pas semblé bon aux Apostres, de vacquer à distribuer les aumosnes en délaissant la Parole de Dieu Actes 6.2 : par cela ils sont convaincus qu’il n’est pas en un homme seul, de faire l’office, d’un bon Prince et d’un bon Evesque ensemble. Car si iceux Apostres, lesquels selon l’excellence des grâces qu’ils avoyent receues de Dieu, estoyent beaucoup plus suffisans pour satisfaire à grandes charges, que nul qui ait esté depuis eux, ont néantmoins confessé qu’ils ne pouvoyent ensemble vacquer à l’administration de la Parole et des aumosnes, qu’ils ne défaillissent sous le fais : comment ceux-ci, qui au pris des Apostres ne sont rien, pourroyent-ils au centuple surmonter leur diligence ? Certes c’estoit une hardiesse trop téméraire d’attenter une telle entreprinse : toutesfois il a esté fait ; comment il en est prins : chacun le voit. Et certes l’issue n’en pouvoit estre autre, sinon que tels entrepreneurs, renonçans à leur propre charge, feissent le mestier des autres.
Il n’y a doute qu’ils ne soyent parvenus de petit commencement là où nous les voyons, s’avançans par succession de temps, comme pas à pas. Car ils ne pouvoyent pas sauter si haut du premier coup : mais en partie par fraudes et prattiques couvertes, ils se sont eslevez comme à la desrobée, tellement que nul n’appercevoit le larrecin, jusques à ce qu’il fust fait : en partie selon que l’occasion s’y adonnoit, ils ont arraché des mains des Princes par crainte et par menaces quelque augmentation : en partie aussi voyans les Princes estre prompts et enclins à leur donner, ils ont abusé de leur facilité inconsidérée. Ceste coustume estoit jadis entre les fidèles, que s’ils avoyent quelque différent, pour éviter plaidoyer ils constituoyent leur Evesque arbitre, d’autant qu’ils ne doutoyent point de sa preud’hommie : et faloit que les Evesques fussent enveloppez souvent en ces arbitrages, combien qu’il leur despleust. Mais afin que les parties n’entrassent en contention de procès, ils estoyent contens de soustenir ceste fascherie, comme sainct Augustin le tesmoigne. Les successeurs ont fait de ces arbitrages volontaires, qui estoyent seulement pour retirer les hommes de procès, une jurisdiction ordinaire. Semblablement, pource que les villes et pais se sentoyent fouliez, et qu’on les molestoit, ils ont prins leurs Evesques pour patrons, afin d’estre en leur sauvegarde et tutelle. Les successeurs par subtil moyen se sont faits de protecteurs, seigneurs et maistres. D’avantage, nul ne peut nier qu’ils n’ayent envahi une grande portion de ce qu’ils ont, par force ou par meschantes brigues. Touchant des Princes qui ont de leur bon gré ottroyé jurisdiction aux Evesques, ils ont esté induits à cela pour diverses raisons. Toutesfois quelque apparence de dévotion qu’ail eue leur libéralité, si ont-ils mal regardé au proufit de l’Eglise, de laquelle ils ont par ce moyen corrompu, ou plustost anéanty la vraye et ancienne intégrité. D’autre part, les Evesques qui ont abusé à leur proufit de ceste sotte facilité des Princes, ont bien monstré en ce seul acte qu’ils n’estoyent nullement Evesques. Car s’ils eussent eu une seule estincelle de bon esprit, et tel qu’ont eu les Apostres, ils eussent respondu par la bouche de sainct Paul, Les armes de nostre gendarmerie ne sont point charnelles, mais spirituelles 2Cor. 10.4. Au contraire, estans transportez d’une cupidité aveugle, ils ont perdu eux et leurs successeurs, et l’Eglise.
Finalement, le Pape ne se contentant plus desjà des contez ou duchez moyennes, a mis la patte premièrement sur les royaumes, et en la fin mesme sur l’Empire d’Occident. Et afin de s’entretenir par quelque couleur en la possession d’iceluy, laquelle il a acquise par brigandages, quelquesfois il se glorifie de l’avoir par droict divin, maintenant il prétend la donation de Constantin, maintenant quelque autre tiltre. Premièrement, je luy respon avec sainct Bernard, que quelque raison qu’il ait de se nommer Empereur, toutesfois ce n’est point selon le droict apostolique. Car sainct Pierre ne pouvoit, dit-il, donner ce qu’il n’avoit point : mais il a laissé à ses successeurs ce qu’il avoit, asçavoir la solicitude des Eglises[e]. Puis il adjouste, Veu que le Seigneur et le Maistre dit, qu’il n’est pas constitué juge entre deux Luc 12.14 : le serviteur et disciple ne doit point trouver estrange, s’il n’est pas juge de tous. Or il parle en ce lieu-là des jugemens terriens. Car il adjouste encores, parlant au Pape, Vostre puissance doncques n’est point sur les possessions, mais sur les péchez : d’autant que vous avez receu les clefs du royaume céleste, non point pour estre grand seigneur, mais pour avoir la correction des vices. Laquelle dignité vous semble advis plus grande, de remettre les péchez, ou de diviser les possessions ? Il n’y a point de comparaison. Ceste supériorité terrienne a ses juges, qui sont les Rois et Princes de la terre. Pourquoy envahissez-vous les limites d’autruy ? Item, Vous estes fait supérieur : mais non point pour dominer, comme je pense. Pourtant quelque réputation que vous ayez de vous, qu’il vous souviene que vostre estat emporte ministère et service, non point seigneurie. Apprenez qu’il vous faut avoir une besche pour cultiver la vigne du Seigneur, et non point porter un sceptre. Item, C’est chose claire que toute seigneurie est interdite aux Apostres : comment doncques toy, oseras-tu usurper le tiltre d’Apostre en seigneuriant : ou seigneurie, estant assis au siège apostolique ? Finalement il conclud : La forme apostolique est telle, que toute seigneurie leur est interdicte, et leur est enjoinct de ministrer et servir[f]. Comme ainsi soit que tout ce que dit là sainct Bernard, soit une certaine et pure vérité de Dieu, tellement que quand il ne l’auroit point dit, chacun cognoist qu’ainsi est : toutesfois le Pape n’a point eu de honte de décréter en un Concile d’Arles, que la puissance souveraine des deux glaives luy compétoit par droict divin.
[e] De consider., lib. II.
[f] De consider., lib. II.
Quant est de la donation de Constantin, dont ils se vantent, ceux qui ont aucunement leu les histoires de ce temps-là, sçavent combien cela est non-seulement faux et controuvé, mais aussi sot et ridicule. Mais encores que nous laissions là les histoires : sainct Grégoire, qui a esté environ quatre cens ans après, nous en peut estre tesmoin suffisant. Or toutes fois et quantes qu’il parle de l’Empereur, il l’appelle son gracieux seigneur, et se nomme serviteur indigne d’iceluy[g]. Item, en quelque passage il dit, Que vous qui estes nostre Prince et Seigneur, ne soyez point courroucé contre les Evesques, d’autant que vous avez la puissance terrienne sur eux, mais que vous ayez ceste bonne considération, de dominer tellement sur eux, qu’à cause de celuy duquel ils sont ministres, vous les ayez en révérence[h]. Nous voyons comme il se met au rang du commun peuple, pour estre sujet avec les autres : car là il traitte son propre affaire. Item, en un autre passage, J’ay confiance en Dieu tout-puissant, qu’il vous donnera longue vie, et nous gouvernera selon sa grâce sous vostre main[i]. Je n’allègue point ces choses comme voulant deschiffrer au long la question de la donation de Constantin : mais c’est seulement pour monstrer en passant aux lecteurs, combien c’est une fable puérile de vouloir faire le Pape Empereur. Et d’autant plus grande a esté la vilenie du bibliothécaire du Pape, Augustin Steuche, lequel a esté si effronté de se faire advocat d’une cause si désespérée, pour gratifier à son maistre. Laurent Valle avoit desjà assez réfuté ceste fable, comme il estoit aisé à un homme docte et d’esprit aigu, combien qu’il n’eust pas dit tout ce qui pouvoit servir à l’argument, d’autant qu’il n’estoit pas fort exercé, ny en l’Escriture, ny en ce qui concerne la religion et l’estat de l’Eglise. Voyci Steuchus qui se jette aux champs, et apporte des badinages sans goust ne saveur, pour esblouir les yeux du monde en une chose si claire. Au reste, il démeine si froidement ceste cause, que quelque plaisant qui se voudroit mocquer parleroit un mesme langage. Mais la cause mérite bien que le Pape achète tels procureurs pour la défendre. Et ces vileins qui loent leurs langues à blasphémer, sont dignes d’estre frustrez du gain qu’ils ont prétendu.
[g] Epist V, lib. II.
[h] Epist. XX, lib. III.
[i] Epist. LXI, lib. II ; epist. XXXI, lib. IV ; epist. XXXIV, lib. IV.
Au reste, si quelqu’un désire de sçavoir de quelle source est procédé cest Empire controuvé : il est à noter qu’il n’y a pas encores cinq cens ans que les Papes estoyent sujets des Empereurs, et jamais Pape n’estoit créé sans l’authorité de l’Empereur. Le changement vint du temps de Grégoire VII : lequel estant desjà disposé de soy-mesme à ce faire, print occasion par la folie de l’Empereur Henri IVe de ce nom. Car ce Henri, avec beaucoup d’autres insolences et actes désordonnés qu’il faisoit : vendoit communément les Eveschez d’Alemagne, ou bien les distribuoit en sa cour comme proye. Parquoy Hildebrand, c’est-à-dire le Pape Grégoire, lequel avoit esté picqué de luy, print une couverture honneste et favorable pour s’en venger. Car d’aillant qu’il sembloit advis qu’il avoit bonne cause et licite, de vouloir corriger les sacrilèges de l’Empereur, plusieurs s’adjoignirent à luy pour luy aider. D’autre costé l’Empereur Henri, à cause de son mauvais gouvernement n’estoit guères aimé de la plus grande partie des Princes. En la fin Hildebrand, qui se nommoit Grégoire, monstre sa malice, comme c’estoit un meschant et lasche vilein. Parquoy, ceux qui avoyent conspiré avec luy, l’abandonnèrent. Toutesfois si feit-il tant que ses successeurs non-seulement peussent s’exempter de sujétion, mais tenir les Empereurs en leurs liens. Depuis, il est advenu que plusieurs Empereurs ont esté plus semblables à Henri qu’à Jules César. Ainsi, il n’a point esté difficile de les douter et matter : veu qu’ils se reposoyent à leur aise en leur maison, et sans souci, pendant qu’il eust esté besoin de réprimer vertueusement la convoitise des Papes, laquelle s’augmentoit de jour en jour. Nous voyons de quelle couleur est phalerée ceste belle donation de Constantin, par laquelle le Pape fait à croire que l’Empire d’Occident luy est acquis.
Depuis ce temps-là les Papes n’ont jamais cessé de chasser tousjours, pour prendre en leurs filets seigneuries et jurisdictions, et occuper le bien d’autruy, maintenant par fines cautèles, maintenant par desloyauté, maintenant par guerres : mesmes en la fin ils ont réduit en leur sujétion la ville de Rome, laquelle estoit tousjours demeurée en sa liberté : et cela fut fait il n’y a encores que cent et trente ans, ou environ. Brief, ils ont tousjours continué à s’augmenter, jusques à ce qu’ils ont monté en la puissance laquelle ils obtienent aujourd’huy : pour laquelle maintenir et augmenter, ils ont jà par l’espace de deux cens ans (car ils avoyent commencé devant qu’usurper la domination sur la ville) tellement troublé la Chrestienté, qu’ils l’ont quasi du tout destruite. Il adveint du temps de sainct Grégoire, que les gouverneurs des biens ecclésiastiques se mirent par force en possession actuelle de quelques biens qui appartenoyent à l’Eglise, mettans l’armoirie en signe de vendication, à la coustume des Princes : sainct Grégoire ayant assemblé un Concile provincial reprint asprement ceste façon profane. Il demanda aux assistans s’ils ne tenoyent point pour excommunié un homme d’Eglise qui attenteroit de ce faire, ou bien un Evesque qui le commanderoit, ou qui le souffriroit sans en faire punition : tous respondirent que c’estoit un acte méritant excommunication[j]. Or maintenant je demande, Si c’est un si grand crime d’avoir vendiqué une possession appartenante de droict à l’Eglise, seulement quand le Clergé s’entremet de ce faire par sa propre authorité, combien faudroit il d’excommunications pour suffisamment punir les Papes, qui desjà par l’espace de cinq cens ans ne machinent autre chose que guerres, effusion de sang, meurtres d’armées, pillages, ou saccagemens de villes, destructions de peuples, ruines de royaumes, seulement pour attraper à eux les biens d’autruy ? Certes c’est chose claire qu’ils ne cherchent rien moins que la gloire de Christ : Car quand ils résigneroyent de leur bon gré toute la puissance séculière qu’ils ont, et s’en démettroyent, cela n’emporteroit nul préjudice ny à la gloire de Dieu, ny à la vraye doctrine, ny au salut de l’Eglise. Mais ils sont enragez d’une cupidité desbridée de dominer : et pour ceste cause pensent que tout soit perdu, sinon qu’ils dominent en rigueur et se faisans craindre, comme dit le Prophète Ezéchiel Ezéch. 34.4.
[j] Regist., lib. IV, cap. LXXXVIII.
A la jurisdiction est conjoincte l’immunité, de laquelle se glorifie le Clergé romain. Car il leur semble advis qu’on leur feroit tort et injure, de les faire venir devant un juge terrien en causes personnelles : et pensent que tant la liberté que l’honneur de l’Eglise gist en cela, qu’ils soyent exempts de la justice commune. Or les Evesques anciens, qui autrement estoyent assez grans zélateurs à maintenir le droict de l’Eglise, n’ont point estimé que leur droict fust aucunement amoindry, s’ils estoyent sujets aux juges laïcs, quant aux causes civiles. Et de faict, les Empereurs chrestiens ont tousjours usé sans contredit, de leur puissance sur le Clergé. Car voyci comme parle Constantin aux Evesques de Nicomédie, Si quelqu’un des Evesques fait quelque trouble par sa folie, son audace sera réprimée par la main du ministre de Dieu : c’est-à-dire par la miene[k]. Et Valentinien dit ainsi en quelque épistre : Les bons Evesques ne détractent point de la puissance de l’Empereur : mais de bon cœur gardent les commandemens de Dieu souverain Roy, et obéissent à nos ordonnances[l]. Brief, cela estoit persuadé à chacun de ce temps-là sans aucune difficulté. Il est bien vray que les causes ecclésiastiques estoyent réservées au jugement de l’Evesque et des Prestres : Comme pour exemple, si quelque clerc n’eust rien commis contre les loix, mais seulement eust délinqué en son office, il n’estoit point adjourné au tribunal commun, mais avoit son Evesque pour juge. Semblablement s’il y avoit quelque controversie et quelque question de la foy, ou autre qui apparteinst proprement à l’Eglise, icelle en cognoissoit. Et faut ainsi entendre ce qu’escrit sainct Ambroise à l’Empereur Valentinien : Feu vostre Père, dit il, de bonne mémoire, non-seulement a respondu de bouche, mais a aussi ordonné par édits, que des différens de la foy, ceux en devoyent juger qui auroyent l’office et la dignité. Item, Si nous regardons tant l’Escriture que les exemples anciens, qui est-ce qui niera qu’en cause de la foy les Evesques doyvent juger des Empereurs chrestiens, et non pas les Empereurs des Evescques ? Item, Je fusse venu à vostre Consistoire, Sire, si les Prestres et le peuple l’eussent permis, disans qu’une cause de la foy se doit traitter en l’Eglise en la présence du peuple[m]. En ces passages il maintient bien qu’une cause spirituelle, c’est-à-dire touchant la Chrestienté, ne se doit point tirer en justice terrienne, où se débatent les causes profanes du monde : et en cela il n’y a nui qui ne loue et ne prise sa constance. Toutesfois encores qu’il ait bon droict, si est-ce qu’il proteste que quand l’Empereur y viendroit par force, il voudroit céder ; Je ne quitteray, dit-il, jamais de mon gré le lieu qui m’est commis : mais si je suis contraint, je ne sçay que c’est de répugner. Car nos armes sont prières et larmes[n]. Notons comment ce sainct personnage use d’une singulière prudence et modération, avec sa constance et hardiesse. Justine mère de l’Empereur, d’autant qu’elle ne le pouvoit attirer à l’hérésie des Arriens, s’efforçoit de le faire déposer : et fust venue au bout de son entreprinse, s’il fust venu au palais impérial pour démener là sa cause. Il nie doncques que l’Empereur soit juge compétent d’une si haute matière : ce que la nécessité du temps requéroit, et comme aussi la vérité est. Car il avoit ce jugement, que plustost il devoit mourir, que de souffrir qu’un tel exemple fust introduit en l’Eglise par son consentement : et toutesfois si on y eust procédé par violence, il n’eust point voulu résister. Car il dit qu’il n’appartient point à un Evesque de maintenir par armes la foy et le droict de l’Eglise. Quant est des autres affaires séculiers, il proteste d’estre prest à faire ce que l’Empereur luy voudra commander : S’il demande quelque tribut, dit-il, nous ne luy refusons point : les possessions de l’Eglise payent tribut. S’il demande mesmes le fond, il a puissance de le prendre : nul de nous ne s’y opposera. Sainct Grégoire aussi parle en semblable manière : Je sçay bien, dit-il, l’affection de nostre très-bon seigneur l’Empereur, qu’il n’a point accoustumé de s’entremettre des causes appartenantes aux Prestres, de peur d’estre chargé de nos péchez[o]. Il n’exclud pas du tout l’Empereur qu’il n’ait à juger sur les Prestres : mais seulement remonstre qu’il y a quelques causes, lesquelles il doit réserver au jugement ecclésiastique.
[k] Refertur. Theodorit., lib. I, cap XX.
[l] Theodorit., lib. IV, cap VIII.
[m] Epist. XXXII.
[n] Homil. de Basilic. tradend.
[o] Lib. III, epist. XX.
Et mesmes par ceste exemption les saincts personnages n’ont cherché autre chose, sinon de prévenir à ce que les Princes, qui ne seroyent pas trop bien affectionnez à la Chrestienté, n’empeschassent l’Eglise à faire son office. Car ils n’estoyent point marris si quelquesfois les Princes interposoyent leur authorité en choses ecclésiastiques, moyennant qu’ils le feissent pour conserver l’ordre de l’Eglise, non pas le troubler : et pour establir la discipline, non pas la ruiner. Car d’autant que l’Eglise n’a point authorité de contraindre, et mesmes ne la doit appéter (je parle de contrainte actuelle) c’est l’office des bons Princes, de maintenir la Chrestienté par bonnes loix, statuts et corrections. Suyvant ceste raison, sainct Grégoire conferme le commandement de l’Empereur Maurice, qu’il ’avoit fait à quelques Evesques, leur enjoignant de recevoir leurs voisins Evesques, qui avoyent esté déchassez de leurs sièges par les Barbares. Saint Grégoire doncques exhorte iceux Evesques à luy obéir. Et de faict, quand le mesme Empereur l’admoneste de se réconcilier avec l’Evesque de Constantinoble, il rendit bien la raison pourquoy il ne le devoit faire, sinon avec bonne condition : mais il n’allégua point son immunité, pour dire qu’il fust exempt de l’authorité impériale : au contraire il confesse en son épistre, que Maurice avoit fait ce qui convenoit à un bon Prince, en commandant aux Evesques d’estre unis ensemble : et promet de faire tout ce qu’il pourra en bonne conscience[p].
[p] Lib. I, epist. XLIII ; lib. IV, epist. XXXII, XXXIV ; lib. VII, epist. XXXIX.