Deux conceptions se présentent pour rendre raison du transfert de la sainteté de Christ au Croyant, ou du principe de la sanctification chrétienne. L’une est la conception juridique ou imputative de la sanctification ; l’autre est la conception psychologique, déjà mentionnée et critiquée à propos du rapport de la foi aux œuvres. Selon la première, le croyant est tenu devant Dieu pour saint de la même manière qu’il est tenu pour juste ; la sainteté objective de Christ lui est individuellement imputée, comme si elle était la sienne propre. Or, comme la sainteté de Christ a été parfaite, l’imputation de cette sainteté au croyant le constituerait en état de sainteté absolue, et il en résulterait qu’en droit comme en fait, les croyants, qui sont tous également justes, seraient tous également saints. Mais nous avons vu que, si la notion de justice exclut toute sorte de degrés, celle de sainteté au contraire en comporte à l’infini ; et nous constatons en effet que l’Ecriture suppose entre les croyants des degrés divers de sanctification, ce qui détruit l’opinion précitée. Aussi bien n’est-il dit nulle part que l’obedientia activa ou la sainteté de Christ, ni même sa justice, soit imputée au croyant ; cela n’est dit que de la foi, et le passage 1 Corinthiens 1.30, le seul qu’on pût alléguer en faveur de ce point de vue, ne l’établit point en réalité, puisqu’il ne s’agit pas ici d’une imputation ni de sainteté ni de justice, mais d’un rapport de causalité entre Christ d’une part, la justice et la sanctification du chrétien de l’autre. En outre, cette conception rend le rôle de l’Esprit inutile, et inintelligibles tous les passages qui s’y rapportent. Cette première alternative, qui a été en faveur dans l’ancienne dogmatique, étant écartée, la conception psychologique du rapport de la justification à la sanctification sera-t-elle plus vraie ? Cette conception, qu’on rencontre chez plusieurs représentants du Réveil, ne voit dans ce rapport qu’un fait subjectif d’organisation morale ; elle fait intervenir un motif ou un mobile à la sanctification qui se puise dans la réconciliation opérée entre Dieu et le pécheur. Le pécheur pardonné ne pourra plus retourner au péché, parce que la reconnaissance dont il est pénétré envers Celui qui lui a pardonné le détournera de la pensée de l’offenser à l’avenir. Ce point de vue exclusif et insuffisant est développé dans un sermon d’Adolphe Monod, intitulé : La sanctification par le salut gratuit, « Comment, demande le prédicateur, l’homme incapable de faire une seule bonne œuvre en sera-t-il rendu capable ? Ce sera sans contredit en ôtant l’obstacle qui empêchait les bonnes œuvres. Il ne pouvait pas en faire parce qu’il n’aimait pas Dieu, et il n’aimait pas Dieu parce qu’il avait peur de lui. Il faut ôter cette peur ; il faut dispenser du châtiment ; il faut pardonner : c’est ce que fait l’Evangile… Quel était donc le sentiment que Dieu a jusqu’ici trouvé en moi ? N’était-ce pas de l’indifférence ? N’était-ce pas de l’ingratitude ? N’était-ce pas de la haine ? Eh ! comment l’aurais-je aimé quand il me condamnait ? Mais comment ne l’aimerais-je pas, quand il m’a pardonné ? Oui, parce que tu m’as donné la paix, Seigneur, je t’aime ; et parce que je t’aime, je garderai tes commandements… Voilà enfin un homme capable de faire de bonnes œuvres ; et cet homme, qu’est-ce qui l’a rendu tel ? La foi au pardon gratuit. Cette foi lui a donné la paix ; par la paix, l’amour ; par l’amour, l’obéissance. »
Sans doute, la reconnaissance doit entrer en part dans l’activité morale du croyant ; mais combien ce mobile, réduit à lui seul, serait chétif et inconstant ! Que la simple reconnaissance pour le pardon reçu aurait de peine à prévaloir sur les tentations incessantes et sur les défaillances si fréquentes dans la carrière chrétienne ! Nous n’hésitons pas à dire que la cause morale serait fortement compromise par la doctrine de la gratuité du salut, si c’était à ce mobile subjectif que dussent se réduire les ressources de la grâce dans le croyant. C’est à cette lacune reconnue dans la doctrine du premier Réveil, qui tendait à remettre le croyant à ses propres forces et à ses propres efforts, qu’a voulu remédier, mais sans un succès complet, le mouvement dit d’Oxford. La vérité de cet enseignement, c’est que la grâce nous sanctifie après nous avoir justifiés. L’erreur gît dans une notion quiétiste de la sanctification par la foi.
Saint Paul nous donne la vraie réponse dans les chapitres 6 à 8 de l’épître aux Romains. Sans nommer encore, au chapitre 6, l’Esprit comme principe actif de régénération morale, il lui réserve tacitement sa place et son rôle dans la relation établie entre le croyant et Christ, et le trait que l’apôtre fait ressortir dans cette relation, c’est moins encore l’obligation pour le chrétien d’être conforme à Christ, que le fait déjà acquis de cette conformité. C’est le monde végétal qui lui offre, comme à Jésus dans la parabole du cep et des sarments, l’analogie la plus exacte de ce mystère : il nous déclare « une même plante avec Christ, » et, à raison de cette communauté de nature, participants de sa mort et de sa résurrection. Il y a donc incompatibilité de nature et d’essence entre la vie chrétienne et le péché ; l’œuvre bonne est le produit naturel et nécessaire de l’union organique du croyant avec Christ.
Toutefois, cet effet surnaturel suppose un agent de transmission entre Christ et le croyant. Cet agent est nommé au chapitre 8 : c’est l’Esprit, à la fois Esprit de Dieu et Esprit de Christ, qui, habitant en nous, nous apporte et nous communique toutes les forces spirituelles et même corporelles qui ont agi en Christ lui-même pour le sanctifier et le ressusciter (Romains 8.1-14). Aussi, dans le passage Galates 5.22, les fruits de la foi sont-ils directement rapportés à l’Esprit dans l’expression καρπὸς τοῦ πνεύματος parce que c’est l’Esprit reçu et entretenu dans le cœur par la foi qui les produit.
Tel est le principe dynamique que nous cherchions, comme devant exprimer et réaliser le vrai rapport de Christ au croyant et nous rendre compte du passage du Christ pour nous au Christ en nous. Le péché et la coulpe étaient une barrière entre le Dieu saint et l’humanité, devant laquelle le fleuve de la vie divine était retenu, comme une eau bienfaisante devant une écluse fermée. La justification du croyant a enlevé l’obstacle qui arrêtait l’effusion de la vertu divine dans le cœur du croyant comme dans le sein de l’humanité. Une force supérieure à la nature humaine par son origine s’unit à elle pour féconder, transformer et sanctifier la force naturelle. C’est donc une force surnaturelle se faisant naturelle, une force supérieure au sujet devenant la force propre du sujet accrue et multipliée. C’est la vertu du Saint-Esprit, qui renouvelle la nature humaine, non par un procédé violent et mécanique, comme l’entend le déterminisme religieux, c’est-à-dire en supprimant la force humaine ; ni non plus en s’absorbant dans la nature humaine au point qu’il y ait fusion entre l’une et l’autre, comme l’entend le mysticisme ; car le principe divin ne perd pas sa transcendance dans son mouvement d’immanence, et la foi demeure la condition permanente de l’appropriation progressive de cette force surnaturelle, comme celle de la justification continue. Il n’y a disparition ni du facteur divin, ni du facteur humain, dans cette opération que nous appelons dynamique de la grâce ou de la vertu divine en l’homme ; il se produit bien plutôt une action commune de ces deux substances, qui restent pourtant d’essence distincte : l’Esprit de Dieu et mon esprit (Romains 8.16) ; mon esprit étant créé à nouveau et sans cesse vivifié par l’Esprit de Dieu, qui lui communique sans cesse sa vertu surnaturelle.
Or, cet Esprit n’apporte rien de lui-même, ni qui lui soit propre. Jean 16.13 : « Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu’il aura entendu. » L’Esprit n’est ici, en effet, qu’agent de transmission, et il est appelé l’Esprit de Christ, par la double raison que c’est Christ, le Christ glorifié, qui l’envoie du ciel, et que c’est Christ, le Christ historique, qu’il nous apporte : il le rend vivant en nous ; non seulement son enseignement et sa doctrine, mais sa personne et sa vie, en sorte que tout chrétien puisse dire avec l’apôtre (Galates 2.20) : « Je ne vis plus, moi ; mais Christ vit en moi. » C’est cette vertu vivifiante du Saint-Esprit qui reproduit dans le disciple l’image toujours plus parfaite du Maître, et dans la vie du croyant les phases du développement du Christ historique, sa mort, sa résurrection et sa glorification. Sans cette action incessante, vivifiante et intérieure, la vie de Christ et sa mort, le modèle qu’il nous a donné dans ces deux grandes phases de sa carrière, demeureraient à l’état de souvenir ou de tableau historique. C’est l’Esprit qui communique le souffle et le mouvement à ces images, qui sans cela resteraient inertes et immobiles ; et d’un autre côté, sans la présence d’un modèle parfait de la sainteté, réalisé dans la vie et la mort de Christ, cette force communiquée manquerait d’une norme et se consumerait en efforts désordonnés. Nous avons montré dans la Dogmatique que c’est la Pentecôte qui a inauguré cette vie nouvelle dans l’histoire de l’humanité.