On ne peut mieux connaître l’impression que les faits de l’Évangile ont dû ou pu faire sur l’esprit des disciples qu’en considérant quels avaient été leurs préjugés jusqu’alors. C’est par là qu’il faut commencer cette troisième section.
Les disciples de Jésus-Christ, étant nés Juifs, avaient nécessairement ces cinq préjugés. 1° Ils étaient persuadés que le règne du Messie serait accompagné de la prospérité temporelle. 2° Ils pensaient que le Messie rétablirait le royaume d’Israël, et ferait une seconde fois régner la maison de David, qui était dans l’oubli et dans l’abaissement. 3° Ils regardaient leur loi comme devant durer éternellement ; et par la loi j’entends ici non la loi morale seulement, mais la loi cérémonielle, ou plutôt la loi en général, qui comprenait la loi cérémonielle et la loi morale. 4° Ils regardaient leurs sacrifices comme ce qu’il y avait de plus sacré et de plus inviolable dans leur religion, et ils n’avaient garde de penser que le sang des victimes légales dût cesser de couler tout d’un coup, lorsqu’un homme aurait été mis à mort. 5° Enfin ils ne pouvaient regarder les gentils que comme des hommes souillés, et entièrement exécrables à leur égard ; car sans compter le crime d’idolâtrie estimé si capital parmi eux, et si digne d’un éternel abandon de Dieu, les païens étaient souillés et impurs en plusieurs manières différentes selon les idées de leur loi, puisqu’ils ne faisaient rien de ce qu’il fallait faire pour se sanctifier extérieurement en évitant les impuretés légales.
A l’égard de la prospérité temporelle, on ne peut douter que les Juifs ne l’attendissent de leur Messie ; car outre que les prophètes semblaient les y avoir préparés par tant d’oracles si beaux et si magnifiques, qui ne sait qu’ils avaient été tentés de regarder Hérode le Grand, tout iduméen qu’il était d’origine, comme le Messie qui devait venir, frappés par l’éclat de ses victoires et de la prospérité si constante qui accompagna son règne ?
Il semble qu’Hérode lui-même ait eu dessein de passer pour le Messie, et que ce soit pour cela qu’il fit démolir le temple de Jérusalem pour lui donner une forme plus belle et plus magnifique : le préjugé des Juifs de ce temps-là étant que le Messie devait faire la gloire de cette maison, conformément aux oracles des prophètes qui l’avaient ainsi prédit.
Mais, soit que cette conjecture soit fondée, soit qu’elle ne le soit pas, il est vrai du moins que l’éclat de ses victoires et de sa prospérité fit une si forte impression sur l’esprit des Juifs, qu’il y en eut un nombre assez considérable qui s’imaginèrent qu’Hérode était le Messie qui avait été promis par les prophètes, et qui devait élever leur nation au comble du bonheur et de la prospérité ; car c’est ce qui donna naissance à la secte des Hérodiens, dont il est fait mention dans l’Évangile.
Il ne faut point s’en étonner. Le cœur des hommes est tellement corrompu, qu’il ne trouve de charmes que dans la grandeur et dans la prospérité temporelle : c’est là ce qui fait les délices ordinaires et des grands et du peuple. Si l’on en doutait, on n’aurait qu’à considérer l’histoire du genre humain, et à voir que depuis la naissance du monde les sociétés distinguées par l’éclat des honneurs et des biens temporels, l’ont toujours emporté.
C’était un second préjugé des Juifs, que leur Messie rétablirait le royaume d’Israël ; car d’un côté ils avaient appris de leurs prophètes, que le règne de la maison de David devait être un règne éternel, qui durerait aussi longtemps qu’il y aurait un soleil et une lune. Ils voyaient de l’autre que la famille de David était en partie périe, et en partie tombée dans l’abaissement : ils en attendaient donc le rétablissement. Le peuple avait eu une longue suite de rois qui n’étaient pas même de la tribu de Juda, sans qu’on eût renoncé à cette espérance.
Mais surtout les Juifs étaient fortement persuadés que leur loi serait éternelle, c’est-à-dire qu’on aborderait de toutes parts à la montagne de Sion ; que l’on offrirait toujours diverses espèces de sacrifices dans la terre sainte : car c’est de cette loi qu’ils avaient entendu parler dans leur enfance, et dont leurs pères, leurs mères, leurs anciens, leurs maîtres les avaient tant entretenus.
Ils entendaient parler de Jérusalem avec respect. C’était un grand serment que de jurer par la ville du grand roi. Ils regardaient les lévites comme des personnes sacrées, et les sacrificateurs comme les officiers visibles d’un invisible qui voulait bien habiter parmi eux. Ils envoyaient tous les ans à Jérusalem la dîme de leurs biens ; ils y menaient une infinité de victimes différentes pour y être offertes à Dieu. Ils ne croyaient point être agréables à Dieu, ni supportables les uns aux autres, s’ils ne pratiquaient tous les usages que la loi leur prescrivait pour leur pureté et leur sanctification extérieure.
Ils avaient vu punir du dernier supplice les violateurs de cette loi ; et les quatre genres de supplice prescrit par la loi qui ordonnait qu’on étranglât, ou qu’on fît mourir par le glaive, ou qu’on brûlât, ou qu’on lapidât ces violateurs, selon le degré du crime qu’ils avaient commis, étant présents continuellement devant leurs yeux par tant de jugements qu’ils voyaient exercer chaque jour, ne leur permettaient point de regarder ces choses que la loi prescrivait, que comme des devoirs très saints et très inviolables. On sait combien ces impressions sont fortes sur l’esprit du vulgaire.
Ils avaient l’esprit rempli de leurs fêtes et de leurs solennités, si capables d’attacher leur esprit par ce grand nombre de circonstances et de cérémonies dont elles elles étaient accompagnées. Il fallait monter trois fois l’année à Jérusalem dans des temps sacrés, et qui devaient être célébrés avec une dévotion particulière. Il fallait s’entretenir pendant les jours de Pâque de la triste captivité que les anciens Israélites avaient soufferte en Egypte, Exode.13.8 : et pour marquer le pain d’affliction que leurs pères avaient mangé, ils devaient manger pendant sept jours du pain sans levain, il fallait égorger autant d’agneaux qu’il y avait de familles à Jérusalem, pour marquer l’ancien passage de l’ange destructeur par-dessus les maisons d’Israël. La fête de la Pentecôte devait être célébrée avec une dévotion peu différente. On devait alors offrir à Dieu les premiers des fruits de la terre. Il fallait célébrer un jeûne solennel le dixième jour de septembre. On était obligé de se reposer de toute sorte de travail le premier et le dernier jour de la solennité de Pâque, et le jour appelé Kipur, auquel il n’était permis ni de manger, ni de boire, ni de s’oindre, ni de se laver. On était dans l’obligation d’habiter pendant sept jours dans des tentes pendant la fête des tabernacles ; et cette cérémonie était destinée à faire commémoration du séjour que les anciens Israélites avaient fait dans le désert.
Or, qui ne sait que le grand nombre de fêtes et de solennités attache d’autant plus l’esprit du peuple, qu’il fait souvent consister la religion en des choses extérieures ?
La multitude et la variété des sacrifices prescrits dans la loi de Moïse, et pratiqués parmi les Juifs, était bien capable de produire le même effet. Tout devait être offert à Dieu : on lui offrait les personnes, ce qui s’appelait consécration ; on lui présentait les fruits de la terre, ce qui se nommait oblation ; on lui offrait des liqueurs, ce qui s’appelait libation ; on lui présentait des aromates que l’on faisait fumer en sa présence, ce qui se nommait encensement. On lui offrait des bêtes, ce qui s’appelait proprement des sacrifices ; on offrait des holocaustes et des sacrifices ordinaires ; on offrait des sacrifices pour le péché, et des sacrifices pacifiques ; on offrait des sacrifices réglés, et des sacrifices accidentels et occasionnels. On en offrait tous les jours deux, l’un le matin, l’autre le soir ; un extraordinaire chaque semaine, un autre extraordinaire chaque mois, et de nouveaux à toutes les fêtes solennelles. On les offrait ou pour les péchés du peuple en général, ou pour les péchés des particuliers. Et au jour de l’expiation solennelle, on offrait deux sacrifices ; l’un que le souverain sacrificateur offrait pour lui-même et pour sa maison, à ses propres dépens ; l’autre qu’il offrait aux dépens du peuple et pour les péchés du peuple ; car alors on choisissait deux boucs : l’un était offert en sacrifices pour le péché, et était brûlé hors du camp ou de la ville ; l’autre était envoyé dans le désert vers une montagne nommée Hazazel, là où il était précipité. Après quoi le souverain sacrificateur, vêtu de vêtements blancs, entrait dans le lieu très saint, tenant en ses mains un encensoir où il y avait des charbons ardents, sur lesquels il jetait des aromates, dont la fumée faisait une nuée qui couvrait le propitiatoire sur lequel il versait le sang du bouc qui avait été immolé dans le parvis. Ensuite le souverain sacrificateur dépouillait ses habits sacrés ; et ayant repris ses habits ordinaires, il s’en retournait en sa maison accompagné de tout le peuple, qui faisait des festins, et se réjouissait de ce que le souverain sacrificateur était sorti sain et sauf de la présence de Dieu. Ce nombre et cette variété de cérémonies et de sacrifices ne pouvait naturellement qu’attacher beaucoup l’esprit de ceux qui, dès leur enfance, avaient tous ces objets devant les yeux.
On doit faire le même jugement de leurs différentes espèces de purification. Si la coutume et l’éducation nous font regarder la nudité comme un état honteux et indécent, la coutume, l’éducation et la religion, plus forte souvent que l’une ou l’autre, leur faisaient regarder comme immondes tous ceux qui avaient contracté quelque impureté légale. Le camp des Israélites dans le désert, et depuis la ville de Jérusalem, eurent trois parties : la première était la demeure de Dieu même, qui habitait dans le tabernacle ou dans le temple ; la seconde était la demeure des lévites, qui habitaient autour du sanctuaire ; et la troisième était la demeure du peuple, qui était séparée du temple par la demeure des lévites. Il y avait de même trois sortes de personnes immondes : les unes qui n’étaient exclues que du temple ou de la demeure de Dieu, telles qu’étaient celles qui avaient touché un corps mort, ou qui avaient leur prépuce ; les autres plus souillées, qui étaient bannies de la première et de la seconde demeure, savoir, du temple et de la demeure des lévites, c’est-à-dire de toute la montagne de Sion, comme les femmes après leur enfantement, les hommes et les femmes qui avaient quelque impureté naturelle ou accidentelle ; enfin d’autres plus immondes encore, qui étaient bannies de toutes ces trois demeures, et séquestrées entièrement de la société et de la communion du peuple, tels qu’étaient les lépreux, qui non seulement étaient souillés, mais qui étaient censés souiller les autres, et qui, pour se distinguer et pour se faire connaître dans les lieux mêmes où ils habitaient à part, étaient obligés, suivant la tradition des Hébreux, de porter des habits déchirés, de laisser croître leurs cheveux, et de marcher le visage voilé, comme s’ils eussent pu souiller les autres par leurs regards, ou que les autres eussent craint de souiller leurs yeux en les regardant, comme cela paraît par l’allusion que le prophète Esaïe fait à cette coutume dans l’oracle qui est contenu au chapitre 53 d’Esaïe : Nous nous sommes détournés arrière de lui, comme l’on cache sa face arrière d’un lépreux.
On ne peut douter que tant de précautions qu’on devait prendre pour ne point contracter d’impureté légale, cette séquestration des immondes, et ces soins qu’on devait prendre de se purifier, soit par des ablutions, soit par des sacrifices, soit par les cendres d’une vache rousse, et les préjugés que cette pratique, soutenue de l’éducation et de la loi de Dieu qui la prescrivait, faisait naître si naturellement dans l’esprit, ne donnassent aux Juifs une invincible aversion, et pour les gentils qui étaient souillés à leur égard en tant de manières, et pour toute religion qui pouvait ou permettre ou négliger ces impuretés corporelles et extérieures.
Ajoutez à tout cela le respect du temple, duquel les anciens Israélites avaient accoutumé de dire avec des transports de confiance et d’admiration : le temple de l’Éternel, le temple de l’Éternel ; le respect qu’ils avaient pour les lévites et pour les sacrificateurs a qui Dieu avait commis le soin du temple (Nombres ch. 18), de ces sacrificateurs qui devaient être si purs dans leurs personnes, qu’ils ne devaient jamais faire leurs fonctions dans le temple sans laver leurs pieds et leurs mains, qui bénissaient le peuple, qui faisaient l’encensement, et offraient les sacrifices ordinaires et qui étaient oints aussi bien que les rois et les prophètes, pour marquer combien ils étaient agréables à Dieu.
Joignez-y les soins que le législateur avait pris de marquer leur religion dans leurs parois et dans leurs habits, où ils devaient porter écrite leur loi, du moins en partie ; les soins que ce même législateur avait pris de sanctifier les biens des riches, en leur donnant les moyens de les consacrer à Dieu ; et de consoler l’indigence des pauvres, en faisant de si belles lois pour leur subsistance (Lévitique ch. 19 ; Deutéronome 15.7-8).
Enfin on peut ajouter à tout cela ces lois admirables de justice et d’équité, par lesquelles le législateur avait réglé le droit qui devait s’administrer au milieu de ce peuple, ces lois qui paraissent n’être que les premières et les plus justes déterminations de la loi naturelle, et qui doivent et peuvent servir de règle à toutes les lois civiles et politiques qui sont établies dans le monde.
Or, de tout cela, il s’ensuit premièrement que les disciples n’ont pu regarder Jésus-Christ comme le Messie qui devait venir, et que leur nation attendait avec une si grande impatience, sans attendre de lui un bonheur et une prospérité temporelle. C’est aussi ce qui paraît assez par la demande que la mère des enfants de Zébédée vient faire à Jésus-Christ, lui disant : Seigneur, ordonne que mes deux fils qui sont ici présents, soient assis, l’un à ta main droite, et l’autre à ta main gauche, lorsque tu seras venu en ton règne. Il ne se peut donc, à parler naturellement, que les disciples ne soient extrêmement choqués, entendant que leur Maître n’est point venu pour commander, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour plusieurs ; que celui-là sera le plus grand dans son royaume, qui se sera le plus abaissé ; que le plus grand doit être comme le plus petit, et comme celui qui sert.
Mais d’ailleurs il ne se peut qu’ils ne soient infiniment choqués, lorsqu’ils voient qu’il n’y a que misère, pauvreté et afflictions à attendre de la profession qu’ils font de suivre Jésus-Christ.
Il faut qu’ils trouvent en leur Maître quelque chose qui balance la prospérité temporelle, et qui leur fait supporter patiemment les afflictions ; et ce contre-poids ne peut être que la doctrine ou les miracles de Jésus-Christ. Ce n’est pas sa doctrine ; car ils ne l’entendent point pendant longtemps, comme cela paraît par tant de questions ou vaines et frivoles, ou absurdes et ridicules, ou même choquantes et peu respectueuses, qu’ils font à leur Maître. D’ailleurs, ce qu’il y a de plus saint et de plus capable d’attirer les hommes dans sa doctrine, est ce qu’il y a de spirituel : et c’est précisément ce qu’il y a de spirituel qui leur est caché, et qu’ils ne sauraient entendre, n’ayant l’esprit rempli que des idées charnelles et grossières du monde, comme cela paraît par le langage qu’ils tiennent en parlant à leur Maître, et qu’ils rapportent eux-mêmes d’une manière si naïve et si ingénue. Il faut donc qu’ils trouvent en Jésus-Christ des miracles qui leur tiennent lieu de toutes choses. Et c’est aussi par là principalement que Jésus-Christ leur prouve la vérité et la divinité de sa vocation. Il dit que le Père ne l’a point laissé seul ; mais que les œuvres qu’il fait, témoignent que c’est le Père qui l’a envoyé. Dans une autre rencontre il proteste qu’il a un plus grand témoignage que celui de Jean-Baptiste, ajoutant que les œuvres que le Père lui a données à faire sont celles qui rendent témoignage de lui.
On nous dira ici que Jean-Baptiste a bien pu attirer la multitude, et passer pour prophète parmi les Juifs, sans avoir fait aucuns miracles, du moins qui nous soient connus, et qui soient rapportés dans l’Évangile ; et qu’il ne serait pas étonnant que Jésus-Christ, aussi bien que Jean-Baptiste, eût trouvé le moyen de s’attirer un grand nombre de disciples sans faire aucuns miracles, mais par l’éclat de sa sainteté, ou par la promesse de donner la vie éternelle. Je réponds premièrement, qu’encore que nous ne lisions point que Jean-Baptiste n’ait fait aucuns miracles pendant tout le cours de sa vie ni de son ministère, il suffit que sa naissance ait été signalée par un prodige surprenant, qui ne peut manquer d’être connu de tout le monde, pour avoir fait attendre de grandes choses de lui. Je dis, en second lieu, que si Jean-Baptiste n’a point fait des miracles, il n’a pas aussi été regardé comme un prophète qui en dût faire. Il n’était point ce Messie, duquel il avait été dit qu’il serait le désiré des nations ; qu’on l’appellerait le Dieu et le Sauveur de toute la terre ; et qu’à son arrivée Dieu émouvrait le ciel, la terre, le sec et l’humide. C’était seulement son précurseur. C’était la voix de celui qui crie au désert : Aplanissez le chemin du Seigneur, faites droits ses sentiers. En troisième lieu, Jean-Baptiste ne faisait qu’annoncer la venue du Messie, ce qui ne pouvait que plaire aux Juifs, et qui s’accordait parfaitement avec leurs préjugés et leurs espérances : son ministère n’avait rien que d’agréable. Il ne fallait pas faire des miracles pour annoncer et faire recevoir la plus agréable nouvelle que les Juifs pouvaient jamais recevoir. Mais il n’en est pas de même de Jésus-Christ, qui devait leur montrer le Messie en sa personne, et un Messie si contraire à l’idée qu’ils s’en étaient faite dès leur enfance. Il ne pouvait manquer de les soulever contre lui, et c’est à cela (pour le dire en passant) que l’on doit rapporter le différent succès du ministère de Jean-Baptiste et de celui de Jésus-Christ, marqué dans les oracles des prophètes ; puisqu’il avait été dit que Jean-Baptiste réconcilierait les cœurs des pères envers les enfants ; et de Jésus-Christ au contraire, qu’il serait une pierre d’achoppement et de scandale en Israël,
Les Juifs attendant le règne du Messie avec impatience, ils s’en faisaient, comme ils font encore aujourd’hui, une idée très agréable ; ils le revêtaient de tout l’éclat et de toute la gloire qu’ils se souhaitaient à eux mêmes ; ils le peignaient, pour ainsi dire, des couleurs de leur orgueil et de leur ambition. Ils s’attendaient à avoir bientôt les rois de la terre pour nourriciers, et les princesses pour nourrices ; ils croyaient les avoir bientôt pour serviteurs et pour servantes. C’était là ce qu’ils avaient ouï dire depuis leur enfance ; et ce Messie charnel et temporel était comme l’idole de leur cœur. Là-dessus Jean-Baptiste paraît, lequel marquant le règne du Messie par un terme que Daniel avait employé avant lui, dit hautement que le royaume des cieux est approché. A cette voix agréable tout le peuple accourt en foule de Jérusalem, de Décapolis, de la Judée, de la Galilée, et des pays qui étaient au delà du Jourdain. Jean leur prêche la repentance comme une préparation nécessaire pour être participants de tous les biens qu’ils doivent ’attendre sous le règne du Messie ; ils écoutent sa prédication. Il les exhorte à se réconcilier les uns avec les autres, pour être les sujets d’un même roi céleste ; ils renoncent à leurs différends et à leurs querelles, une espérance si chère étouffant dans leurs cœurs leurs passions et leurs ressentiments. Mais lorsque Jean-Baptiste les a menés comme par la main à Jésus-Christ, ils sont surpris de ne trouver en lui rien moins que ce qu’ils cherchaient. Ils voient la pauvreté là où ils avaient cru trouver l’abondance, et l’opprobre et les afflictions là où ils croyaient trouver un éclat et une gloire temporelle. Voilà pourquoi ils le rejettent avec horreur et avec détestation, toutes leurs passions se changeant en horreur et en emportement contre celui en qui toutes leurs passions ont espéré.
Mais si le général de la nation le rejette, il y a un certain nombre de personnes qui s’attache à le suivre, et ce nombre croît à mesure que Jésus-Christ est affligé. On n’en voit d’abord que douze, qui sont tes premiers qu’il appelle. Il en envoie ensuite soixante et dix. Il s’en trouve davantage après sa mort ; et ce nombre croissant avec la fureur du sanhédrin, on en voit enfin plusieurs qui rendent témoignage à ce crucifié.
Comment ces disciples se sont-ils attachés à la suite d’un Messie si contraire à leurs idées et à leurs préjugés ? Comment, si Jésus-Christ ne leur a point promis des miracles, n’ont-ils pas été rebutés de sa croix ? Comment ont-ils été trois ans et demi avec lui nuit et jour, sans s’éclaircir de ce fait si important, et sans savoir s’il faisait des miracles, ou s’il n’en faisait point ? Ou comment, voyant qu’ils s’étaient trompés, que Jésus-Christ était un homme ordinaire, et qu’il ne faisait aucuns signes ni aucunes vertus, ne l’ont-ils pas laissé là comme un visionnaire ou comme un imposteur ? Comment leur esprit et leur cœur ont-ils été changés tout d’un coup, pour regarder la bassesse, la misère et les afflictions comme un caractère du Messie, eux à qui l’éducation n’avait donné que des idées charnelles du règne florissant du Messie ? Comment surtout auront-ils vu crucifier leur Maître, sans être dans le dernier abattement et dans la dernière confusion ?
En effet, la seconde conséquence que l’on peut tirer des principes qui ont été déjà établis, c’est que les disciples ayant toujours cru avec leurs pères, leurs mères, leurs frères, leurs sœurs, leurs maîtres, leurs anciens, et en général toute leur nation, que leur Messie devait rétablir le royaume d’Israël, et entendant tout cela à la lettre, il est impossible qu’ils n’aient été horriblement scandalisés de lui voir sur la croix une couronne, d’épines sur la tête, et un roseau pour sceptre à la main ; et il est moralement et humainement impossible que cet objet n’ait arraché du fond de leur cœur toutes les pensées d’orgueil et d’ambition, et toutes les prétentions de grandeur et de prospérité temporelle que leur aveuglement leur avait fait concevoir à l’occasion de cet homme ; à moins qu’il ne soit arrivé depuis sa mort des choses si surnaturelles et si extraordinaires, qu’elles aient fait renaître ces espérances magnifiques dans leur cœur.
Nous concluons, en troisième lieu, des principes que nous avons déjà établis, que les disciples se trouvant, aussi bien que les autres Juifs, attachés à leur religion par les yeux, par les oreilles, par l’esprit, par le cœur, par l’intérêt, par la piété, par la coutume, par l’éducation, par l’avantage dont ils pouvaient se flatter d’avoir été distingués de tous les autres peuples de la terre ; et se trouvant arrêtés et attachés par ce grand nombre d’observances et de pratiques qu’ils ne pouvaient douter qui ne fussent et justes et saintes, puisqu’elles avaient été si exactement prescrites par la loi de Dieu, il ne se peut qu’ils n’aient regardé leur loi comme éternelle ; qu’ils n’aient eu de l’éloignement pour tout culte nouveau et apparemment contraire au culte de Moïse ; qu’ils aient pu changer tout d’un coup de sentiment à cet égard, et qu’il soit arrivé une si surprenante révolution dans le cœur et dans l’esprit de tant de personnes attachées par tant d’endroits à la loi de Moïse ; qu’en si peu de temps l’âme de tous ces Juifs ait été tellement renversée, qu’ils aient commencé de regarder la religion judaïque comme une économie provisionnelle, et qui devait prendre fin, et même qui était désormais entièrement inutile.
J’avoue que ce principe ne fut pas d’abord reçu sans contestation et sans difficulté, et qu’il y eut pendant quelque temps des chrétiens judaïsants, qui enseignaient que la loi de Moïse était encore nécessaire, et qu’il fallait joindre la foi de Jésus-Christ avec les ordonnances de la loi pour obtenir le salut ; mais on sait aussi que ce n’étaient ou que des ennemis de Jésus-Christ, qui émouvaient ces questions pour mettre la division dans l’église du Seigneur, ou des chrétiens convertis du judaïsme, encore faibles et peu confirmés, qui faisaient naître ces contestations par les scrupules d’une piété aveugle. Mais au fond, on sait que les vrais disciples de Jésus-Christ, et surtout les apôtres, ne vécurent pas bien longtemps dans l’erreur à cet égard, et qu’ils soutenaient que la foi seule en Jésus-Christ justifiait les hommes sans les œuvres de la loi. On sait qu’au premier concile qui se tint à Jérusalem, les disciples du Seigneur abolirent les usages de la loi cérémonielle.
Mais enfin, que la loi cérémonielle ou la religion de Moïse ait été abolie dix ans plus tôt, dix ans plus tard, cela ne fait rien. Il est toujours certain qu’elle a été abolie, ou, pour parler plus exactement et plus véritablement, qu’elle a été accomplie, qu’elle a cessé de s’observer, et que c’est l’Évangile qui a produit cet effet.
Or je demande comment se peut-il que des gens qui étaient attachés par tous les endroits de leur cœur à cette loi, qui en faisaient l’objet de leurs pensées et de leurs entretiens les plus ordinaires, renoncent en si grand nombre, en si peu de temps, et d’un commun accord à cette loi, que la piété, et même l’intérêt et l’honneur, leur rendaient si précieuse et si vénérable ? Tant de siècles qui se sont passés avant Jésus-Christ, n’ont pu leur faire perdre l’attachement qu’ils ont eu pour cette loi. Car bien qu’ils l’aient souvent violée, on peut dire qu’ils l’ont pourtant presque toujours regardée comme inviolable. Tant de siècles qui ont coulé depuis la mort de Jésus-Christ, n’ont pu leur ôter cette persuasion si profondément enracinée dans leur esprit, que leur loi devait être éternelle ; et quelques années auront persuadé cette grande multitude de disciples qui furent convertis par la prédication des apôtres, que toutes ces ordonnances avaient perdu leur force dans la mort d’un homme que le sanhédrin avait condamné comme un malfaiteur, sans qu’il se soit rien passé d’extraordinaire et de surnaturel, qui leur ait donné toutes ces idées particulières, et si contraires à leurs premiers préjugés.
Certainement on peut dire que les incrédules font trop d’honneur à l’imposture et à l’ignorance. Ils font trop d’honneur à l’imposture, lorsqu’ils prétendent qu’un concert de mensonge et de mauvaise foi ait converti les nations, sanctifié les hommes, et répandu par tout l’univers la connaissance de Dieu, conformément aux anciens oracles. Mais on fait bien de l’honneur aussi à l’ignorance, de penser que des hommes simples et grossiers, quelques pécheurs qui ne savent que prendre des poissons et raccommoder des filets, auront trouvé les défauts et les imperfections de la loi cérémonielle, lui auront préféré le culte spirituel, comme étant en effet plus conforme à la nature de Dieu qui est esprit, et plus digne de l’homme qui est une créature raisonnable ; que ces hommes simples et ignorants auront trouvé le sens des sacrifices de la loi dans la mort d’un homme, qui a été condamné comme un malfaiteur ; qu’ils auront attribué cette pensée à Jean-Baptiste, et la lui auront fait exprimer par ce seul mot : Voici l’agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde, parole si pleine et si significative, qu’elle enferme toute la religion chrétienne, et auront enfin inventé des mystères qui sont si éloignés des conjectures ordinaires, et si élevés au-dessus même de la portée des plus grands hommes, qu’on peut dire avec raison que ce sont là des choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point ouïes, et qui ne montèrent jamais au cœur de l’homme.
Enfin on sait par expérience quelle difficulté il y a pour des personnes déjà avancées en âge, de renoncer à des usages communément reçus, surtout lorsque la religion et l’éducation s’accordent à les autoriser. Quelle peine n’aurions-nous pas à nous résoudre de vivre comme les Juifs ! Cependant nous n’aurions point tant de peine à vivre comme eux, qu’ils ont dû en avoir à vivre comme nous. La raison en est, que nous regardons leurs usages comme assez indifférents en eux-mêmes, au lieu qu’ils ont toujours regardé les nôtres comme étant et honteux et illicites. Comment donc se fait-il, que non seulement un Juif ou deux, mais des milliers de Juifs convertis au christianisme, ne se fassent plus aucun scrupule de converser avec les gentils, et même de vivre à la manière des païens, qui leur étaient auparavant un objet d’abomination ?
Vous me direz que cela a souffert plusieurs difficultés, et a été la matière de plusieurs grandes contestations. Je l’avoue ; mais enfin on a vu la loi cérémonielle abolie peu après la mort de Jésus-Christ : les apôtres ont décidé qu’elle avait été accomplie en la mort de Jésus-Christ, et qu’il ne fallait point associer les usages charnels de la loi avec le culte spirituel de l’Évangile. Or, je soutiens que si les apôtres n’avaient témoigné les miracles et la résurrection de Jésus-Christ, et fait eux-mêmes de grandes merveilles, il était naturellement impossible qu’ils vinssent à bout d’un si grand dessein, et surtout en un si petit nombre d’années.
Certainement, si l’on considère les disciples comme des Juifs, on trouvera qu’ils devaient être attachés à leur loi.
Si on les regarde comme de pauvres gens, on comprendra qu’ils devaient aimer cette loi qui donnait des préceptes si admirables pour l’administration de la justice, et pour le soulagement des pauvres.
Si vous les considérez comme des personnes simples, vous trouverez qu’ils devaient s’attacher à leur loi, selon le caractère des personnes vulgaires et ignorantes de s’attacher à l’extérieur de la religion.
Si vous les considérez remplis des préjugés ordinaires de la nation, vous comprendrez qu’ils ne pouvaient attendre qu’un Messie triomphant, et qui établirait par toute la terre la loi de Moïse, au lieu de l’abolir.
Cependant vous n’avez qu’à considérer l’événement, pour voir ce qui en est. Nous ne voulons pourtant pas nous arrêter à toutes les réflexions que l’on pourrait faire sur ce sujet. Il suffit d’avoir marqué ces choses en passant, parce qu’elles peuvent nous fournir quelque jour dans la discussion particulière des faits miraculeux.
Nous les avons déjà considérés dans une vue générale, qui suffirait pour convaincre des esprits raisonnables ; mais il nous semble que, pour confondre les opiniâtres, et leur faire du moins sentir leur égarement, si l’on ne peut point les en retirer, il est bon d’y insister davantage.
Pour y mieux réussir, nous établirons quatre faits miraculeux, qui seront comme autant de centres de la vérité que nous recherchons, parce qu’il y a diverses lignes d’évidence et de lumière qui nous conduisent à la vérité de chacun de ces faits, et ensuite nous les réunirons pour en former une démonstration.