On peut dire que ces miracles sont tels, que ceux qui ont écrit l’Évangile n’auraient ni osé, ni pu, ni voulu les supposer, s’ils étaient faux.
Je dis qu’on n’aurait osé les supposer, parce qu’ils devaient être d’une notoriété publique ; j’en marquerai quatre exemples, qui sont l’histoire de Zacharie, père de Jean-Baptiste ; l’histoire du massacre des enfants de Bethléem ; le rassasiement de ce grand nombre de personnes que Jésus-Christ reput miraculeusement, par diverses fois, dans le désert avec un petit nombre de pains et de poissons ; et enfin, les prodiges surnaturels qui arrivèrent à la mort de Jésus-Christ.
A l’égard du premier, il est bon de remarquer que le sujet sur lequel il se fait un grand miracle, est un sacrificateur, un sacrificateur qui fait les fonctions de son ministère, et qui est actuellement occupé à faire l’encensement dans le temple de Jérusalem, dans un temps remarquable, et auquel le peuple qui l’attendait était occupé à prier Dieu dans le parvis, pendant qu’il était lui-même dans le lieu saint.
Quand l’historien n’aurait remarqué autre chose sur le sujet de la naissance de Jean-Baptiste, si ce n’est que Zacharie et Elisabeth étaient alors avancés en âge, et que la dernière avait été jusqu’alors stérile, cet événement aurait quelque chose de rare et de surprenant, et l’on serait presque assuré que l’évangéliste ne l’aurait point osé supposer contre la connaissance que tout le monde en devait avoir. Comment donc, je vous prie, aurait-on osé dire que Zacharie, dans le temple de Jérusalem, perdit l’usage de la parole ; que tout le peuple fut témoin de ce prodige, et qu’il ne cessa d’être muet que lorsqu’il fallut imposer le nom à cet enfant miraculeux que Dieu lui avait donné dans sa vieillesse, et nonobstant la stérilité de sa femme ? Je veux que l’Évangile qui le rapporte ait été écrit longtemps après cet événement ; il est toujours vrai que saint Luc a écrit son Évangile avant que d’écrire son livre des Actes des saints apôtres, et qu’il a écrit le livre des Actes avant la ruine de Jérusalem, comme cela a été déjà remarqué, et comme cela est tout à fait incontestable. Je veux donc qu’il y eût quarante, cinquante, soixante ans, si l’on veut, que ces choses devaient s’être passées lorsque saint Luc écrivait son Évangile ; quarante, cinquante, ni soixante ans sont-ils suffisants pour persuader à plusieurs millions de personnes, à tous les habitants de cette grande et florissante ville de Jérusalem, qu’ils avaient vu, ou de leurs propres yeux, ou par les yeux de leurs pères, un de leurs sacrificateurs privé de l’usage de la parole, après une révélation qu’il avait eue dans le lieu saint, et qu’il l’avait recouvrée, précisément et à point nommé, lorsqu’il fallut imposer le nom à son enfant ?
Certainement, quand il n’y aurait eu que la parenté de Zacharie qui eût su comment les choses s’étaient passées, il y aurait eu de la témérité de supposer des fictions à cet égard ; mais il y aurait eu de l’extravagance à les supposer contre la connaissance de tout un grand peuple assemblé solennellement, attentif à cet événement, surpris de ce prodige, ou qui savait que tout cela n’était que chimère et que fiction. Or, le peuple, dit l’historien, attendait Zacharie, et ils s’étonnaient qu’il tardait tant au temple ; et quand il fut sorti, il ne pouvait parler à eux, Alors ils connurent qu’il avait vu quelque vision au temple, car il le leur donnait à entendre par signes, et il demeura muet.
La manière dont Zacharie fut guéri n’est pas moins surprenante. Et il arriva, dit l’évangéliste, qu’au huitième jour ils vinrent pour circoncire le petit enfant, et ils l’appelaient Zacharie, du nom de son père. Mais sa mère prit la parole, et dit : Non, mais il sera appelé Jean. Et ils lui dirent : Il n’y a nul en ta parenté qui soit appelé de ce nom. Alors ils firent signe au père comment il voulait qu’il fût appelé ; lequel ayant demandé des tablettes, écrivit : Jean est son nom, dont ils furent surpris. Et immédiatement après cela, sa bouche fut ouverte, et sa langue fut déliée, tellement qu’il parlait en louant Dieu. Et tous les circonvoisins furent saisis de crainte ; et toutes ces paroles furent divulguées par toutes les montagnes de Juda.
Ainsi cette histoire a deux parties, dont la première fut connue de toute la ville de Jérusalem, et dont l’autre se répandit dans toutes les montagnes de Juda. Il est certainement impossible qu’on ait seulement conçu le dessein d’imposer à cet égard contre cette double notoriété.
L’évangéliste aurait ôté toute sorte de créance à son récit par le choix des circonstances qu’il insère dans son histoire. Or, il n’est point naturel qu’un auteur qui écrit pour faire l’histoire de Jésus-Christ et de ses miracles, dans un temps où l’on examine, où l’on juge, et où l’on condamne ceux de la secte avec tant de sévérité ; dans un temps où, comme il le fait dire lui-même sur la fin du livre des Actes, aux Juifs de Rome qui parlent à saint Paul : C’est une chose connue que l’on contredit partout à cette secte ; il n’est, dis-je, point naturel que ce même auteur qui le sait, qui le remarque, aille débiter des faits qui seront démentis sur-le-champ par deux millions de personnes qui doivent s’être trouvées dans le temple avec Zacharie, ou qui l’ont ouï dire à ceux qui s’y sont trouvés.
Une des illusions les plus dangereuses que les incrédules se fassent à eux-mêmes, consiste en ce qu’ils s’imaginent que le même éloignement qui est entre nous et ces faits qu’on nous rapporte, se trouve entre ces faits et ceux qui les ont rapportés. Ils ne voient point qu’au lieu qu’à notre égard il y a plusieurs siècles que ces choses se sont passées, à l’égard des disciples qui les ont ou écrites ou annoncées, il n’y avait que quelques années que tout cela devait être arrivé.
Il faut, afin que saint Luc suppose des faits pareils, ou qu’il ait voulu extravaguer de gaieté de cœur, ou qu’il se soit imaginé que tous les hommes de son temps avaient perdu la raison.
L’histoire que les évangélistes nous font, et de l’arrivée des mages d’Orient dans la ville de Jérusalem, et du trouble d’Hérode, et des barbares précautions qu’il prit pour mettre sa couronne en sûreté, en faisant mourir tous les enfants qui étaient dans la ville de Bethléem et dans ses limites, depuis l’âge de deux ans et au-dessous, selon le temps dont il s’était enquis avec les mages ; cette histoire, dis-je, est à peu près du même caractère que celle que nous venons d’examiner.
Si l’évangéliste s’était contenté de nous dire que des mages virent une étoile en Orient, qu’ils crurent être l’étoile du roi des Juifs, cela serait plus suspect ; s’il nous disait seulement que ces mages vinrent à Jérusalem, cela ne serait pas si positif ; mais il nous dit qu’ils vinrent, qu’ils ne se cachèrent point, que toute la ville de Jérusalem en fut émue et troublée. Est-il bien naturel qu’un homme se mette dans la tête de persuader à une aussi grande ville que celle de Jérusalem, qu’elle avait été toute troublée par la venue de certains mages qui venaient saluer le roi des Juifs ? Et un homme qui se propose de réciter des fables qu’il lui importe de faire passer pour véritables, choisira-t-il ces circonstances pour les débiter à un peuple qui en connaît si bien la fausseté ? Car qui est celui qui écrit ces choses ? C’est Matthieu, un juif. Et à qui fait-il cette histoire ? A plusieurs milliers de Juifs devenus chrétiens, qui étaient à Jérusalem, et qui savaient ce qui s’y était passé de leur temps et du temps de leurs pères, aussi distinctement que l’on sait à Paris ce qui s’y faisait du temps du cardinal de Richelieu ; que l’on sait à Londres ce qui s’y passait du temps de Cromwel, ou à Stockolm ce qui s’y passait du temps de Gustave. Et voyez, je vous prie, si l’on pourrait faire accroire des faits pareils dans ces grandes villes avec un tel succès de cette imposture, qu’on rangeât dans son parti plusieurs milliers de personnes par la force de ces fictions.
Mais je veux que les évangélistes aient osé marquer cette venue des mages, et l’impression qu’elle fit sur tous les habitants de Jérusalem, contre la notoriété publique, contre la mémoire assez récente de ces choses ; du moins ne peut-on point nier que les suites de cette venue, et les dépendances de ce premier événement ne soient d’une nature et d’un caractère à ne pouvoir être supposées par l’écrivain le plus effronté et le plus impudent.
En effet, il y a deux ou trois circonstances qui se lient si bien et si naturellement les unes avec les autres dans ce fait, qu’on ne peut douter de l’une lorsqu’on est convenu de la vérité de l’autre. On ne doutera point de la venue des mages, si l’on demeure d’accord que cette venue oblige Hérode à assembler le grand conseil des Juifs pour savoir où leur Messie devait naître ; et l’on ne doutera point de la réponse qui lui fut faite par le sanhédrin, lorsque l’on conviendra qu’Hérode envoya ses gens à Bethléem pour y massacrer les enfants depuis l’âge de deux ans et au-dessous. Ainsi, quand on montrera que ce dernier fait est véritable, on ne sera point en peine de prouver les deux autres.
Or, je dis que l’évangéliste n’aurait osé supposer ce dernier fait, s’il était faux. Car, quoi ! le règne d’Hérode, surnommé le Grand, était assez connu ; on savait jusqu’à la moindre de ses actions ; et comment aurait-on osé lui attribuer faussement un massacre aussi remarquable et aussi extraordinaire que celui-là ? La ville de Bethléem n’avait pas été détruite lorsque l’évangéliste écrivait ces choses. Il y avait donc autant de témoins de cette imposture, qu’il y avait d’habitants dans cette ville, si ce fait n’eût pas été véritable. Cette ville n’était pas si éloignée de Jérusalem, que les chrétiens qui étaient dans cette dernière pussent ignorer ce qui en était. Il y avait un assez grand commerce entre l’un et l’autre ; et le temps qui s’était passé depuis la naissance de Jésus-Christ jusqu’au temps où cet Évangile fut écrit, n’était pas si long qu’il pût donner lieu à une fiction si peu recevable. Je voudrais bien qu’on nous fît accroire aujourd’hui qu’un des monarques qui règnent en Europe, ou, si l’on veut, un de ceux qui régnaient il y a trente ou quarante ans, fit massacrer deux ou trois mille enfants dans le berceau, pour envelopper dans ce massacre un enfant dont il craignait la destinée. Il y a peu d’apparence que nous crussions de pareilles fables, ni qu’on osât nous les débiter, ni qu’on en eût la pensée ; mais il y en a bien moins qu’on les fit accroire à ceux qui vivraient dans le royaume ou dans les lieux où ces choses devraient s’être passées.
Mais approchons-nous plus près de la mort de Jésus-Christ. Les évangélistes nous représentent Jésus-Christ comme passant trente ans dans un état assez obscur, et ignoré de tout le monde. S’ils avaient voulu nous débiter des fables, rien ne les empêchait de nous faire accroire que Jésus-Christ, pendant tout ce temps-là, avait été transporté ou dans le ciel pour y voir Dieu, ou dans des pays éloignés, où il avait fait de grandes merveilles ; ou même de nous dire que, pendant trente ans, il avait fait des miracles sensibles et éclatants au milieu des Juifs, car il n’était pas plus difficile de supposer cela, que de supposer le reste. Cependant les évangélistes renferment tous ces miracles dans les trois dernières années de sa vie : d’où vient cela, si ce n’est de ce qu’ils écrivent la vérité ? Mais ce n’est pas cette considération qu’il faut le plus presser dans cet endroit.
Ce qui est certain, c’est que les évangélistes écrivent que Jésus-Christ a fait de grands miracles devant un grand nombre de témoins ; et citant les lieux et le temps, il faut qu’ils aient perdu toute honte, et même toute raison, s’ils rapportent des choses fausses. Ils rapportent que Jésus-Christ nourrit et repaît miraculeusement dans un désert, et avec peu de pains et de poissons, tantôt cinq mille, et tantôt trois mille personnes, sans les femmes et les petits enfants. Je ne sais s’il est naturel qu’un homme entreprenne de faire accroire à plusieurs milliers de personnes qu’elles ont été miraculeusement rassasiées, qu’on ne se contente pas de rapporter le fait, mais encore qu’on représente Jésus-Christ reprochant aux troupes qu’elles le suivaient, non parce qu’elles avaient vu des signes, mais parce qu’elles avaient été repues de pains, les troupes se défendant, et disant que Moïse a repu leurs pères, et qu’il doit les nourrir s’il veut qu’on croie en lui ; et Jésus-Christ leur disant à cette occasion :Travaillez, non point après la viande qui périt, mais après celle qui est permanente en vie éternelle, et à ce propos leur promettant de leur donner sa chair à manger, et son sang à boire : expressions extraordinaires, et dont les hommes ne s’étaient jamais servis jusqu’alors.
Mais ce ne sont pas là les faits les plus éclatants dont l’Évangile nous fasse mention. Il n’y a rien de plus marqué ni de plus frappant que la description que les évangélistes nous font des prodiges qui accompagnèrent la mort de Jésus-Christ. Et voilà, disent-ils, le voile du temple se fendit en deux depuis le haut jusqu’au bas ; et la terre trembla, et les pierres se fendirent, et les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui avaient été endormis se levèrent, lesquels étant sortis des sépulcres après sa résurrection, entrèrent en la sainte cité, et apparurent à plusieurs.
Nous ne voulons point ici nous arrêter à considérer toutes ces circonstances. Nous n’examinerons point la résurrection de ces saints dont les corps sortirent hors de leurs tombeaux, et apparurent à plusieurs dans la ville de Jérusalem ; nous ne nous arrêterons que sur ces prodiges qui frappèrent les yeux de tout le monde, et qui durent faire une impression publique. Je dis qu’il n’entre point naturellement, je ne dirai point dans l’esprit d’un homme sincère, mais même dans l’esprit d’un imposteur, qu’il puisse jamais faire accroire des choses qui sont d’une aussi grande notoriété que celles dont il s’agit maintenant.
Il y a quelques années qu’on exécuta à Paris un homme qui se disait le Saint-Esprit, et qui avait même quelques disciples et quelques sectateurs. Cette secte fut enterrée avec lui ; mais supposons que ses disciples eussent dogmatisé après sa mort, et qu’ils eussent écrit un nouvel Évangile composé des enseignements de cet homme, qui aurait passé parmi eux pour un homme divin, je demande si, quelque extravagance qu’on suppose dans l’esprit de ces hommes, on s’imaginera qu’ils puissent se mettre dans la tête de persuader au peuple de Paris, que le jour que cet homme, se disant le Saint-Esprit, mourut, l’église de Notre-Dame fut ou renversée ou démolie, ou que ses autels furent démolis ou ses images brisées ; qu’il se fit une éclipse de soleil la plus grande qu’on eût jamais vue, accompagnée d’un tremblement de terre si extraordinaire, que les rochers et les pierres se fendirent ; et que ces merveilles firent une telle impression sur un capitaine qui gardait le corps de ce supplicié, qu’il crut en lui. Certainement il suffit que dans l’Évangile que ces visionnaires écriront, ils insèrent de pareilles circonstances qui choquent la notoriété publique et une mémoire assez récente de ce qui s’est passé, et qu’ils avancent des choses qui seront si facilement démenties par le témoignage public, pour empêcher que personne n’ajoute foi à leurs paroles, et même pour désabuser ceux qui pourraient avoir été prévenus jusqu’alors en faveur de cette secte. On peut appliquer tout ceci aux disciples de Jésus-Christ. Quand ces disciples seraient des imposteurs, on ne pourrait leur attribuer raisonnablement d’autre dessein que celui de vouloir tromper les hommes en leur faisant prendre l’erreur pour la vérité : or il suffit qu’ils aient ce dessein, et qu’ils n’extravaguent pas, pour nous donner lieu de penser qu’ils n’auront point osé supposer de pareilles circonstances.
Au fond, n’y avait-il pas une Église très nombreuse à Jérusalem dans le temps qu’on écrivait cet Évangile ? Et cette Église n’était-elle pas composée de plusieurs milliers de personnes qui habitaient à Jérusalem, et qui savaient ce qui s’était passé à la mort de Jésus-Christ ? On n’en peut point douter, sans vouloir se tromper volontairement soi-même. Ces mêmes chrétiens de Jérusalem avaient donc vu ce qui s’était passé à la mort de Jésus-Christ ; car c’étaient eux qui avaient été convertis par les prédications de saint Pierre et des autres apôtres, et qui, avec componction de cœur, s’étaient écriés : Hommes frères, que ferons-nous ? S’ils avaient vu que le soleil ne s’était point éclipsé, que les pierres ne s’étaient point fendues, qu’il n’y avait eu aucun tremblement de terre, ni enfin aucun prodige surprenant et surnaturel à la mort de Jésus-Christ, il fallait donc que ces chrétiens regardassent la parole des évangélistes comme une parole de séduction et de mensonge. Au reste, il est remarquable que ce n’est pas un évangéliste, mais trois évangélistes qui, n’ayant point écrit de concert, comme cela paraît évidemment, s’accordent à nous rapporter cette circonstance remarquable de la mort de Jésus-Christ ; ce qui ne nous permet point de douter qu’ils ne se fussent accordés à la rapporter, lorsqu’ils annonçaient l’Évangile de vive voix.
Qui croira donc que les disciples de Jésus-Christ évangélisent dans la ville de Jérusalem, et, commençant par là l’établissement de l’Église chrétienne, s’avisent de vouloir faire accroire aux Juifs que ce qu’ils ont vu n’est pas ce qu’ils ont vu ? Qui pourra croire que ces mêmes Juifs qui ont assisté à la mort de Jésus-Christ, se persuadent que ce récit fabuleux est un récit véritable, et qu’ils croient que ce qu’ils savent n’être point arrivé, est arrivé en effet ? Qui pourra s’imaginer que les apôtres crussent obliger les Juifs à prendre un. crucifié pour l’objet de leur adoration, en leur proposant les mensonges les plus effrontés et les plus sensibles qui eussent été imaginés depuis la naissance du monde ?
Il faut faire surtout quelque attention à la rupture du voile du temple ; car cette circonstance est si singulière, qu’elle suffit pour fermer la bouche aux incrédules. Quand ceux-ci pourraient s’étourdir et se faire illusion à eux-mêmes, en supposant que le jour que Jésus-Christ mourut il se fit par hasard, ou plutôt selon le cours ordinaire des causes secondes, une éclipse qui parut surnaturelle aux ignorants, mais qui n’avait rien de surnaturel en effet, que dira-t-on de ce voile du temple déchiré depuis le plus haut jusqu’au bas ? Y avait-il bien quelque cause naturelle qui pût déchirer ce voile précisément et à point nommé lorsque Jésus-Christ souffrirait la mort ? Les ténèbres extérieures avaient-elles bien cette vertu ?
On me dira que les premiers chrétiens étaient des gens simples, et auxquels il n’était pas difficile de faire illusion : j’en conviens ; mais faut-il être habile pour savoir si tous ces prodiges, si sensibles et si éclatants, étaient arrivés en effet le jour que Jésus-Christ mourut ? Nous avons fait voir que parmi tant de circonstances miraculeuses de la vie et de la mort de Jésus-Christ, il y en a que les disciples n’auraient osé supposer si elles n’avaient pas été véritables.
Il faut ajouter en second lieu, qu’il y en a un très grand nombre que les disciples n’auraient pu supposer quand ils l’auraient voulu. Je laisse à part, en effet, ce grand nombre de boiteux qu’il fit marcher, de paralytiques à qui il redonna le mouvement, de sourds qu’il fit ouïr, et de malades détenus de diverses maladies qu’il guérit, au grand étonnement des troupes qui s’écriaient : Jamais rien de pareil ne fut vu en Israël. Je m’arrête aux morts qu’il ressuscita.
La résurrection d’un mort est ce que l’esprit humain conçoit de plus surprenant, et ce que dans tous les pays et dans tous les siècles on a accoutumé de regarder comme le plus impossible : on n’en trouve qu’un ou deux exemples dans l’Ancien Testament ; et l’idée même n’en était guère venue dans l’esprit des hommes. D’ailleurs, ce n’est point là un miracle équivoque ; il faut demeurer d’accord qu’il n’y a qu’une puissance surnaturelle qui puisse l’opérer.
Cependant c’est par la résurrection des morts que Jésus-Christ a voulu se rendre témoignage à lui-même. Les évangélistes n’ont pu imposer aux hommes à cet égard : ils auraient peut-être pu tromper des hommes d’un climat et d’un temps fort éloigné du leur ; mais ils ne pouvaient tromper des Juifs, et sur le sujet de choses qui s’étaient passées de leur temps et devant leurs yeux. On en sera encore plus persuadé si l’on considère que les évangélistes qui, n’écrivant point de concert, s’accordent sans concert à écrire à peu près les mêmes faits et les mêmes miracles, citent le temps, les lieux, les personnes, les témoins, toutes les circonstances des faits qu’ils attestent. A Naïm, Jésus-Christ ressuscite un mort qu’on portait déjà au sépulcre ; il fait arrêter la bière, et le mort se relève à l’instant ; ce mort était le fils d’une veuve. La fille de Jaïrus étant décédée, il entre dans sa chambre, et la fait paraître vivante aussitôt qu’il lui adresse la parole, bien que les joueurs d’instruments, les ménétriers, et les autres personnes qui avaient le soin des obsèques, selon la coutume de ce temps-là, se fussent moquées de lui au commencement. Enfin, il ressuscite Lazare à Béthanie devant plusieurs Juifs, et en présence de Marthe et de Marie ; il le ressuscite quatre jours après sa mort, et lorsqu’il sentait déjà. Voilà ce qu’apprend aux Juifs un livre qui s’écrit de leur temps, et qui leur fait l’histoire d’un homme qu’ils ont vu mourir attaché à la croix, et de ses miracles qui se sont faits au milieu d’eux.
Ces faits sont, ce me semble, circonstanciés d’une sorte à découvrir bientôt l’illusion, s’il y en a. On cite les noms des lieux ou des personnes. On sait où est la ville de Naïm ; et la résurrection d’un mort est un événement assez considérable pour qu’on ne soit pas obligé à demander plusieurs personnes, et à chercher longtemps pour savoir ce qui s’est passé. Jaïrus est un homme connu, et même qui vit dans la considération ; il a des parents, des amis : rien n’est si facile que de s’informer si sa fille a été véritablement ressuscitée. Béthanie n’est qu’à quinze stades de Jérusalem, et Lazare est de Béthanie ; il est encore vivant, ou ses sœurs le sont ; ou, s’ils ne le sont ni les uns les autres, il y a assez de Juifs qui l’ont vu et ont conversé avec lui après sa résurrection.
Si toutes ces résurrections que nous venons de marquer ont été fausses, les docteurs juifs, qui ont pris tant de peine, soit pour chercher de faux témoins contre Jésus-Christ, soit pour corrompre un de ses disciples, soit pour le faire passer pour un mangeur et un buveur, un ami des péagers et des mal vivants, soit pour le faire passer pour un magicien, et qui ne jetait hors les diables que par Béelzébut, prince des diables, ne peuvent pas avoir manqué de convaincre ces Évangiles d’imposture aussitôt qu’ils auront paru ; ils n’avaient que faire, pour cela, de sortir hors de la ville de Jérusalem. Il y avait dans cette dernière des gens de Béthléem, de Gadara, de Naïm, de Béthanie, de Capernaüm, et de tous les endroits où ces prétendus miracles avaient dû être faits ; mais quand la haine des ennemis des chrétiens n’aurait pas été capable de faire connaître l’imposture, ces prosélytes chrétiens qui étaient à Jérusalem, et qui composaient cette florissante Église qui y était, ne pouvaient manquer de curiosité, ou pour voir ces morts que Jésus-Christ avait ressuscités, ou pour voir ceux qui avaient été les témoins oculaires de leur résurrection, ou pour parler à leurs parents et à leurs amis, ou pour voir les lieux où ces choses s’étaient passées. Et en effet, l’Évangile nous parle d’un grand nombre de Juifs qui allèrent à Béthanie pour voir Lazare qui avait été ressuscité. Nous n’en douterons pas, nous qui avons vu depuis ce temps-là une infinité de personnes faire le voyage de la Terre-Sainte, non pour voir des personnes ressuscitées, ou des villes entières rendre témoignage à cet événement, mais simplement pour voir les lieux où ces choses se sont passées, et pour considérer des montagnes et des rochers que l’on croit avoir été honorés de la présence du Fils de Dieu. On allait chaque jour de Jérusalem à Béthanie. Ce qui se faisait à Béthanie, n’était pas plus ignoré à Jérusalem, que ce qui se fait dans les autres parties de l’Île de France pourrait l’être à Paris. Quand donc ni les Juifs ennemis des chrétiens, ni les chrétiens passionnés pour la mémoire de leur divin Maître, n’auraient pris aucun soin de s’instruire à cet égard, il était impossible qu’étant habitants de Jérusalem, ils ne sachent très distinctement ce que Jésus-Christ avait fait à Béthanie, et qu’ainsi ils ne rejetassent sur-le-champ, comme une manifeste imposture, l’histoire de la résurrection de Lazare, si elle n’avait pas été véritable.
Cela est d’autant plus fort et plus démonstratif, que les évangélistes ne rapportent pas un ou deux miracles de Jésus-Christ : leur Évangile n’est qu’un tissu de circonstances miraculeuses ; ce n’est qu’un catalogue de malades guéris, d’aveugles illuminés, de morts ressuscités ; et la première impression que cet Évangile fait dans l’esprit, est que Jésus-Christ, dans l’espace de trois ans ou trois ans et demi qu’a duré son ministère, a fait plus de miracles et de plus éclatants qu’on n’en avait vu depuis la naissance du monde ; de sorte que croire l’Évangile, c’est croire qu’il a fait ces miracles tant de fois répétés, si circonstanciés, si liés avec les autres accidents de sa vie. Il ne faut donc pas dire que les premiers chrétiens sont devenus chrétiens sans s’informer autrement des miracles que Jésus-Christ a faits ; cela est contradictoire. Il ne faut pas dire aussi qu’ils ont cru les miracles de Jésus-Christ sans les examiner. Il ne faut pas un grand examen pour cette sorte de choses ; et de plus, je dis que quand ils auraient voulu éviter cet examen, ils n’ont pu. Il n’est pas en ma liberté de savoir ou ne savoir pas ce qui se passe dans les lieux où j’habite. Il ne dépend pas de moi de croire ou de ne croire point certains faits qui choquent la notoriété publique ; et quand un homme, sous prétexte de religion ou autrement, voudra me faire accroire qu’il a ressuscité un mort dans une bourgade à quelques lieues du lieu où j’habite, que j’ai pu voir et connaître ce mort depuis sa résurrection, ou que si je ne l’ai pas vu moi-même, plusieurs autres l’ont vu et connu, que plusieurs y sont allés pour le voir, tout cela ne dépend non plus de mon choix, qu’il dépend de moi d’extravaguer ou d’avoir du sens commun.
Pour mieux comprendre de quelle force est cette preuve, il est bon de faire une supposition. Supposons qu’avec les préjugés que nous avons, c’est-à-dire, bien persuadés que Jésus-Christ a fait tous les miracles qui sont rapportés dans l’Évangile, nous nous transportons dans la ville de Jérusalem et dans le temps des apôtres ; et que nous arrivons dans cette ville la veille de ce jour de la Pentecôte, auquel saint Pierre convertit un si grand nombre de personnes, en leur faisant voir qu’il avait reçu le Saint-Esprit ; je soutiens premièrement que nous ne pourrons nous empêcher d’examiner des choses qui font tant de bruit ; et je soutiens de plus que quelque envie que nous ayons de nous tromper nous-mêmes, nous ne serons pas vingt-quatre heures à Jérusalem sans savoir très distinctement la vérité de ces faits. Il nous coûtera beaucoup de demander des nouvelles de Lazare et de ses deux sœurs Marie et Marthe ; et quand ces trois personnes seraient mortes, de demander à parler à leurs parents et à leurs amis, à ceux qui doivent avoir vu Lazare, et mangé avec lui avant et après sa résurrection. Je pourrai parler facilement à des parents et à des amis de Jaïrus, et des autres que Jésus-Christ a guéris ou ressuscités dans les divers quartiers de la Judée et de la Galilée ; et cela d’autant plus facilement, que le commerce était plus grand entre cette capitale de la Judée et les autres villes de la Terre-Sainte, qu’entre la capitale et les autres villes des autres États, les Juifs ayant accoutumé de monter à Jérusalem du moins aux fêtes solennelles. Je pourrai d’ailleurs m’instruire de la vérité ou de la fausseté de ces prodiges éclatants qui accompagnèrent la mort de Jésus-Christ, selon le récit que m’en fait l’Évangile ; et comme il est impossible que plusieurs millions de témoins se trompent sur un si grand nombre de faits très sensibles, il sera absolument impossible que je sois chrétien seulement vingt-quatre heures après avoir demeuré à Jérusalem.
J’ai fait voir qu’il y a des circonstances miraculeuses dans la vie et dans la mort de Jésus-Christ, que les évangélistes n’auraient ni osé inventer si elles avaient été fausses, ni pu supposer ou faire accroire à une seule personne, quand ils auraient eu dessein de tromper les hommes. Il ne reste, pour une plus parfaite conviction, que de montrer qu’ils n’auraient pas voulu les supposer quand cela leur aurait été possible.
Je ne dirai pas ici que les miracles de Jésus-Christ, dans le récit des évangélistes, sont accompagnés d’événements et de circonstances qu’il n’est pas concevable que les disciples aient pris plaisir d’inventer : telle est la tentation de Jésus-Christ ; événement surprenant et scandaleux à ceux qui n’en comprennent point le mystère, puisqu’il nous fait voir Jésus-Christ entre les mains du diable, qui se joue de sa faiblesse sans pouvoir vaincre sa vertu, et le transporte tantôt sur les créneaux du temple, d’où il lui conseille de se jeter en bas ; tantôt sur une haute montagne, d’où il lui fait voir tous les royaumes du monde et leur gloire. Voir un homme entre les mains du démon, est un spectacle choquant ; y voir un homme juste, serait un objet horrible ; y voir un prophète, serait un prodige d’horreur : qu’est-ce donc qu’y voir un homme divin, ou plutôt un homme Dieu, le juste par excellence, le séparé des pécheurs, et le plus grand des prophètes, le Fils de Dieu lui-même ? C’est se tromper que de s’imaginer que de pareilles pensées viennent naturellement à un homme, encore moins à des gens simples, et qui jugent des choses par les préjugés ordinaires. Il est vrai que Jésus-Christ nous est représenté dans l’Évangile comme étant environné d’anges qui le servent après sa tentation ; mais cette circonstance, loin d’ôter ce qu’il y a de surprenant et d’apparemment choquant dans cet événement, achève de le rendre étrange et incompréhensible, n’y ayant rien qui soit apparemment moins assorti que l’autorité d’un homme qui se fait servir par les anges, et qui naguère était entre les mains du démon, qui le transportait là où bon lui semblait. On peut rapporter à cela même l’union de tant de circonstances basses, et de tant de circonstances glorieuses qui se trouvent dans sa naissance, dans sa vie, dans sa mort ; Jésus-Christ se trouvant dans une crèche lorsqu’il est loué par des armées célestes, n’ayant où il puisse reposer sa tête, pendant qu’il ordonne aux poissons de la mer de lui apporter l’argent qu’il doit payer pour le tribut qu’on lui demande ; faisant paraître de la frayeur, et même de la faiblesse apparente, pendant qu’il ébranle la machine du monde, qu’il fait trembler la terre, et qu’il obscurcit le ciel ; demandant à son Père que la coupe de ses souffrances passe arrière de lui, bien qu’il se soit préparé à la mort, jusqu’à avoir établi un sacrement pour en faire commémoration jusqu’à la fin du monde ; se plaignant qu’il est délaissé de son Père céleste, pendant qu’il promet le paradis à un brigand qui lui donne gloire sur la croix ; et cent autres contrariétés mystérieuses que la Providence divine leur a fait écrire contre leurs préjugés, contre leurs affections et leurs idées naturelles, pour donner à leur Évangile un caractère plus extraordinaire et plus divin.
Mais ce ne sont point ces circonstances dont j’entends parler, lorsque je dis qu’il y a des circonstances extraordinaires dans la vie de Jésus-Christ que les disciples n’auraient point voulu supposer ; je parle de tous les miracles sensibles et éclatants que Jésus-Christ a faits, et que les disciples ont rapportés. Je dis que les évangélistes n’ont eu garde de vouloir les supposer, s’ils ont été faux ; et je me fonde sur deux raisons invincibles : la première, c’est qu’en les rapportant, et surtout en citant les lieux et les personnes, comme ils ont fait, ils s’engagent manifestement à en soutenir, et même à en faire reconnaître la vérité ; ils n’ont point dû douter qu’on ne leur fît une affaire là-dessus, eux qui savent les peines qu’ils ont eues à se sauver lorsqu’on a fait mourir leur maître ; ils ne doutent point qu’ils ne soient obligés de soutenir ce qu’ils avancent, et ils savent bien qu’ils ne pourront point soutenir leur imposture, lorsqu’on les confrontera avec les témoins qu’ils allèguent ; ce n’est pas là une chose bien difficile à prévoir. Il ne faut pas une sagesse consommée à un homme pour lui faire faire cette réflexion ; et il suffit qu’il ne soit pas fou pour n’être pas bien aise d’avancer des choses qu’il ne pourra point soutenir, et dont la fausseté sera d’abord découverte par les témoins qu’il cite, les lieux qu’il marque, et les autres circonstances du fait qu’il expose.
La seconde raison qui fait que les évangélistes n’auraient point voulu supposer ces faits s’ils eussent été faux, est qu’en les supposant, ils se mettaient dans la nécessité, ou de tomber eux-mêmes dans une mortelle confusion, ou de faire des miracles tout pareils ; car, outre qu’il était naturel de leur dire : Si votre Maître a fait de si grands miracles, il vous aura donné le pouvoir d’en faire de semblables, on sait que le premier élément de leur Évangile étant que Jésus-Christ les avait envoyés avec le pouvoir de faire des œuvres pareilles aux siennes, il n’y avait pas à balancer, et qu’il fallait ou supprimer ce qu’ils savaient des miracles de Jésus-Christ, ou s’engager à en faire de semblables. Jésus-Christ, envoyant ses disciples prêcher en divers quartiers de la Judée, leur dit : Guérissez les malades, nettoyez les lépreux, ressuscitez les morts, jetez hors les diables. Vous l’avez reçu pour néant, donnez-le pour néant. Et voici les caractères qu’il donne de la vocation de ses disciples : Ce sont ici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru ; ils jetteront hors les diables par mon nom, ils parleront nouveaux langages, ils chasseront les serpents ; et quand ils auront bu quelque chose mortelle, elle ne leur nuira nullement ; ils imposeront les mains sur les malades, et ils se porteront bien, etc. Eux donc étant partis, prêchèrent partout, le Seigneur agissant avec eux et confirmant la parole par des signes qui s’ensuivaient.
Ainsi, ils ne pouvaient rapporter ce que Jésus-Christ avait fait sans dire ce qu’ils étaient obligés de faire eux-mêmes pour confirmer l’Évangile. Ils ne rapportaient aucun miracle qu’ils ne dissent : Nous en faisons autant. Il fallait donc certainement de deux choses l’une : ou que ces hommes eussent perdu la raison, ou qu’ils crussent véritables les miracles de Jésus-Christ.
S’ils les avaient crus faux, ni ils n’auraient voulu s’engager à soutenir une fiction insoutenable, en marquant tant de circonstances si capables d’en découvrir la vérité ; ni ils n’auraient voulu tomber en confusion, en rapportant des miracles qu’ils n’auraient pu imiter, dans un temps où ils faisaient profession de pouvoir faire absolument tout ce que leur Maître avait fait.
Ainsi il nous paraît que les miracles de Jésus-Christ sont des faits que les disciples n’auraient ni osé, ni pu, ni voulu supposer s’ils étaient faux ; c’en est assez pour nous convaincre là-dessus, et pour nous faire regarder ces miracles, qui ont illustré la vie et la mort de Jésus-Christ, comme un centre de vérité qui nous persuadera infailliblement la vérité et la divinité du christianisme que nous professons.