Précis de Patrologie

14
Écrivains syriens et arméniens

14.1 — Syriens.

Dans la période précédente, qui va du ive au milieu du ve siècle, la littérature syriaque nous a présenté quelques noms éminents, Aphraate, saint Éphrem, Rabboula, Marouta, Isaac le Grand. Les siècles suivants, le vie surtout, ne furent pas moins féconds. Il suffit de parcourir le volume de M. Rubens Duval pour voir que tous les genres d’études chrétiennes, versions et commentaires de la Bible, apologie, théologie, droit canonique, histoire de l’Église, hagiologie, ascétisme, poésie y furent cultivés et eurent des représentantsa. Mais, indépendamment du grand nombre et de l’obscurité de beaucoup de ces auteurs, une circonstance nous empêche d’accueillir trop largement leurs noms dans un ouvrage comme celui-ci : c’est que presque tous vécurent séparés de l’Église. Les syriens que l’on appelle Orientaux, et qui habitaient la Perse (Nisibe et Séleucie), professèrent surtout le nestorianisme ; ceux qu’on appelle syriens occidentaux, et qui habitaient la Syrie et même l’Osrhoène, professèrent généralement le monophysisme. On peut dire que, sauf quelques exceptions, — tels l’auteur de la Chronique dite de Josué le Stylite (vers 518) et celui de la Chronique d’Édesse (vers 540) — les écrivains de langue syriaque, à partir du milieu du ve siècle, se partagent entre ces deux hérésies. Dans ces conditions, nous devons nous contenter ici de signaler les plus célèbres d’entre eux, ceux dont le souvenir se rencontre plus fréquemment dans l’histoire.

aRubens Duval, Anc. litt. chrétiennes. La littérature syriaque, 3e édit., Paris, 1907.

I. Nestoriens.

En premier lieu, les nestoriens.

Le nestorianisme, pourchassé dans l’empire officiel, avait trouvé d’abord un refuge à Édesse, dont l’évêque Ibas (435-457), tout en blâmant ses excès, favorisait ses tendances. Ibas, comme Rabulas, écrivait dans les deux langues, grecque et syriaque, et les anciens connaissaient de lui, dans cette dernière langue, un commentaire sur les Proverbes, des homélies, des hymnes et un ouvrage de controverse. Mais, après la mort d’Ibas, ou même un peu plus tôt, en 449-450, une réaction orthodoxe força de s’exiler à Nisibe, en Perse, les professeurs nestoriens de l’école d’Édesse. Les plus connus d’entre eux sont Barsauma (Barsumas) et Narsès.

Barsauma devint évêque de Nisibe, et, à force de politique et d’énergie, parvint à faire accepter du roi de Perse, Péroz, le nestorianisme comme l’unique forme de christianisme tolérée dans l’État. Il mourut en 489. Outre des discours, des hymnes, des lettres et une liturgie, on lui doit les premiers statuts de l’École de Nisibe, dont son successeur Osée ou Elisée donna une révision que nous avons encore.

Narsès accompagna Barsauma à Nisibe et, pendant quarante-cinq ans — il mourut vers 502 —, dirigea l’école que Barsauma avait fondée. Ses ennemis le surnommaient le Lépreux ; mais les nestoriens, admirateurs de ses œuvres, n’ont pas tari d’éloges pour celui qu’ils ont appelé « le Docteur admirable, la Langue de l’Orient, le Poète de la religion chrétienne, la Harpe de l’Esprit-Saint ». Narsès avait beaucoup écrit. L’historien littéraire Ebedjésus, dans son catalogue composé vers 1298, lui attribue trois cent soixante homélies métriques formant douze volumes, des commentaires sur diverses parties de l’Écriture, une liturgie, un exposé des mystères (eucharistiques) et du baptême et un livre intitulé De la corruption des mœurs. On a édité quelques hymnes et cantiques, une partie d’un poème sur Joseph, un certain nombre d’homélies, etc. Son œuvre est encore très imparfaitement connue.

Parmi les professeurs distingués que posséda, après Narsès, l’école de Nisibe, il faut citer Mar Aba, converti de la religion mazdéenne, qui étudia à Nisibe et à Édesse, revint professer à Nisibe et, en 536, occupa le siège de Séleucie jusqu’en 552. On lui attribue une version de l’Ancien Testament, des commentaires, des canons ecclésiastiques et lettres synodales, des homélies et des hymnes. — Il avait eu lui-même à Édesse, pour maître de grec, Thomas d’Édesse, qui écrivait d’ailleurs en syriaque. D’après Ebedjésus, Thomas avait composé des traités sur la Nativité et l’Epiphanie de Notre-Seigneur, une épître contre les tons musicaux de la psalmodie, des sermons, des ouvrages contre les hérétiques et sur l’astrologie. On a conservé ses traités sur la naissance de Notre Seigneur et sur l’épiphanie.

Un autre professeur fameux de l’école de Nisibe est Henana d’Adiabène († vers 590-596) qui attira près de lui les étudiants en foule, mais dont l’enseignement, jugé hérétique, troubla singulièrement l’église nestorienne. On l’accusait d’être chaldéen, origéniste et monophysite. En fait, il pensait, au point de vue christologique, comme les catholiques orthodoxes et admettait le péché originel ; peut-être seulement s’était-il laissé gagner à certaines opinions d’Origène. Ses partisans furent anathématisés par un concile tenu en mai 596 sous le patriarche Sabriso. Il avait écrit de nombreux commentaires scripturaires où il s’inspirait de saint Chrysostome plutôt que de Théodore de Mopsueste, et avait publié, en 590, une révision des statuts de l’école de Nisibe.

Henana trouva un adversaire redoutable dans l’abbé du monastère d’Izla, Babaï le Grand (569-628). Babaï était à la fois un penseur et un homme d’action, d’une orthodoxie (nestorienne) farouche, énergique jusqu’à la dureté. Nommé, par les métropolitains du nord de la Perse, inspecteur des monastères, il rechercha avec soin les hérétiques hénaniens et s’opposa avec succès à leur propagande. En même temps, il écrivait contre eux son traité De l’union (des deux natures en Jésus-Christ) et ses lettres au moine Joseph de Hazza, partisan de Henapa. On lui doit encore un commentaire sur toute l’Écriture Sainte, des biographies de saints personnages et martyrs, des hymnes et des ouvrages d’ascétisme et de liturgie.

Le zèle de Babaï n’empêcha pas cependant la conversion au catholicisme en 630 de l’évêque de Mahozé d’Arewan, Sahdona. Excommunié et déposé pour ce fait, Sahdona s’enfuit à Édesse, dont il devint évêque et où il prit le nom grec de Martyrius. Il reste de lui une biographie et une oraison funèbre de son maître Rabban Jacques et un traité ascétique De la bonté de Dieu et des différentes vertus.

Citons enfin, pour terminer cette liste, un ascète célèbre, Isaac, qui, entre les années 660 et 680, devint pour quelques mois évêque de Ninive, puis se démit de sa charge et se retira dans la solitude où il mourut fort âgé. Son enseignement, qui se rapprochait probablement de celui des catholiques, avait donné lieu contre lui à des oppositions de la part de l’évêque Daniel de Beit-Garmaï. Isaac fut un écrivain extrêmement fécond. Ses œuvres, d’après Ebedjésus, comprenaient sept volumes : elles avaient trait surtout à la vie ascétique. Une traduction arabe en fut faite qui est divisée en quatre volumes, et on en fit encore une version éthiopienne et une version grecque. On en a publié certaines parties.

II. Monophysites.

Quel que fût le talent de plusieurs des écrivains nestoriens, ils restèrent cependant inférieurs, dans l’ensemble, aux écrivains monophysites. Ceux-ci généralement sont d’ailleurs mieux connus. Au premier rang, on peut nommer Jacques de Saroug, né à Kourtam sur l’Euphrate, d’abord chorévêque de Haura, puis, en 519, évêque de Batnan au district de Saroug, et mort deux ans après en 521. Il consacra entièrement à l’étude une vie que ni les polémiques ni les persécutions ne troublèrent. Son héritage littéraire extrêmement riche comprend : — en prose, des lettres en grand nombre, « une liturgie, un ordre du baptême, six homélies festales, des sermons sur les péchés, sur le vendredi de la troisième semaine du carême et sur la Pâque, des oraisons funèbres et une Vie de Mar Hannina » ; — en vers, des homélies métriques que Barhébraeus dit avoir été au nombre de sept cent soixante, et dont la moitié à peine nous est parvenue avec des remaniements qui ont introduit beaucoup de variantes dans le texte. Ce sont ces homélies surtout qui ont valu à leur auteur les titres de « Flûte du Saint-Esprit » et de « Harpe de l’Église orthodoxe » dont l’ont salué ses admirateurs monophysites. Jacques de Saroug est, en fait, un des meilleurs écrivains de langue syriaque.

Il eut cependant, en prose, son égal ou même son supérieur dans l’évêque Philoxène de Mabboug, dont l’existence fut aussi agitée que celle de Jacques avait été calme. Philoxène (en syriaque Aksenâyâ) était né en Perse dans le Beit-Garmaï, et étudia à Édesse sous Ibas. Mais, au lieu d’embrasser le nestorianisme, il en prit le contre-pied, fut nommé, en 485, évêque de Mabboug près de l’Euphrate par Pierre le Foulon, et passa sa vie à intriguer et à batailler, dans le camp de Sévère d’Antioche, pour la doctrine de l’unique nature en Jésus-Christ. Banni par l’empereur Justin I en 518, il mourut en Paphlagonie vers l’an 523. Il n’a laissé, en vers, qu’une hymne sur la Nativité de Notre Seigneur ; mais ses œuvres en prose sont importantes. On connaît et on possède de lui, du moins en partie, un commentaire sur les évangiles, treize homélies morales et ascétiques Sur la correction des mœurs, trois liturgies, un ordre du baptême et des prières eucharistiques, des traités sur la Trinité et l’Incarnation, plusieurs ouvrages de polémique, des discours, des règles monastiques, de nombreuses lettres. Quant à la version du Nouveau Testament à laquelle il a donné son nom et qui parut en 508, elle n’est pas de lui mais a été faite pour lui par son chorévêque Polycarpe. Amis et adversaires s’accordent pour louer en Philoxène la pureté, la force et l’élégance du style.

Or, entre les lettres de Philoxène, nous en trouvons une dirigée contre un moine qui, du monophysisme, avait glissé dans le panthéisme : c’est le fameux Étienne Bar Soudaïli, né dans la deuxième moitié du ve siècle à Édesse. Combattu par Jacques de Saroug et par Philoxène, chassé de l’Église pour ses erreurs, il se retira à Jérusalem où il trouva des moines origénistes partageant ses idées. Des ouvrages qui lui sont attribués, le plus connu est le Livre d’Hiérothée, commenté par le patriarche Théodose (887-896) et Barhébraeus, et dont le titre semble emprunté aux indications du Pseudo-Aréopagite sur son maître Hiérothée.

A côté de Philoxène on peut nommer Jean bar Cursus, de même nuance doctrinale que lui, évêque de Tella en 519, expulsé de son siège en 521, et mort en 538. Il est auteur d’un commentaire sur le Trisagion, d’une profession de foi aux couvents de son diocèse et de canons pour les clercs. On a édité ses réponses aux questions du prêtre Sergius.

Jean put connaître à Tella Jacques Baradée qui y était né à la fin du ve siècle, et qui fut le grand réorganisateur, en Syrie et en Asie Mineure, de l’Église monophysite menacée de ruine par les rigueurs impériales. Consacré évêque d’Édesse vers 543, mais en réalité avec une autorité universelle, Jacques, infatigablement, parcourut les deux grandes provinces confiées à ses soins et y releva partout son parti abattu. C’est de son nom que l’Église monophysite s’est appelée jacobite. Il mourut en 578. Jacques Baradée a peu écrit, et c’est plutôt pour sa notoriété que pour ses ouvrages que nous l’avons signalé ici. Mais il eut pour ami et fit nommer évêque d’Éphèse l’historien le plus important de cette époque, Jean d’Asie. Celui-ci était né à Amid, au commencement du vie siècle. D’abord diacre au couvent de Saint-Jean en 529, il dut fuir la persécution de l’évêque d’Antioche et se retira à Constantinople. Justinien l’y accueillit avec faveur et le chargea de différentes missions dont il s’acquitta avec succès. Ce fut la période la plus heureuse de son existence. Après la mort de Justinien (565), il eut à souffrir cruellement de l’animosité des patriarches de Constantinople, Jean III le Scolastique et Eutychius. Sa vie ne dut pas se prolonger beaucoup au delà de 585. Jean d’Asie ou Jean d’Éphèse, comme on le nomme souvent, a écrit et réuni, vers l’an 569. une collection des Vies des bienheureux orientaux : ces bienheureux sont tous des monophysites contemporains de l’auteur et leurs Vies sont pour nous du plus haut. intérêt. Mais il a écrit de plus une précieuse Histoire ecclésiastique. Cet ouvrage comprenait originairement trois parties. La première, qui commençait à Jules César, est entièrement perdue. On a, dans les manuscrits, des fragments considérables de la deuxième qui finit en 572, et l’on croit d’ailleurs qu’elle a été littéralement et intégralement reproduite dans la Chronique attribuée à Denys de Tellmahré et qui est l’œuvre d’un moine écrivant vers 775. La troisième partie, qui va jusqu’en 585, s’est conservée avec de nombreuses et importantes lacunes. Cette Histoire est une source de premier ordre pour la connaissance des vicissitudes de l’Église jacobite au vie siècle. L’auteur, bien que monophysite déclaré, s’y montre généralement impartial et soucieux de la vérité. Il règne seulement, comme il l’avoue lui-même, beaucoup de confusion dans sa rédaction par suite des difficultés matérielles au milieu desquelles il écrivait. Malgré cela et malgré leur diffusion, ses récits, bien vivants pour les faits dont il a été témoin, ne laissent pas que d’impressionner et de captiver le lecteur.

On doit à Paul, évêque de Telia en Syrie, une traduction des Septante d’après les Hexaples d’Origène, composée en 616-617 : c’est ce que l’on nomme l’Hexaplaire syriaque, qui jouit pendant un certain temps d’une grande notoriété. Elle ne nous est pas parvenue intégralement, et on en a édité seulement quelques parties. Plus importante, au point de vue de la critique textuelle, est la révision de la version philoxénienne du Nouveau Testament que fit en 616 Thomas d’Héraclée ancien évêque de Mabboug. Malheureusement, il règne beaucoup d’incertitude sur l’identification de son travail dans les manuscrits.

Nous arrivons enfin à deux écrivains dont le premier surtout jeta sur les lettres syriaques le plus vif éclat, Jacques d’Édesse et Georges, évêque des Arabes. Jacques, né à Endêba vers 640, avait étudié au couvent de Kennesré et à Alexandrie. Nommé évêque d’Édesse probablement en 684, il abandonna son siège en 688, professa en divers monastères et, en 708, revint à Édesse. Mais ce fut pour quatre mois seulement : il mourut le 5 juin 708. Jacques fut une sorte d’encyclopédiste qui cultiva toutes les branches de la science sacrée, bon écrivain d’ailleurs et possédant parfaitement sa langue. Ses travaux scripturaires comprennent une révision du texte de l’Ancien Testament de la Peschitto, des scolies et commentaires sur divers passages de la Bible et notamment sur l’œuvre des six jours (Hexaemeron), et la traduction d’une histoire des Réchabites par Zosime. Pour le service divin, il écrivit une liturgie et révisa celle de saint Jacques, composa son Livre des Trésors ou recueil de prières officielles, rédigea un ordo et un calendrier. Pour la discipline ecclésiastique et monastique, il publia des canons. Orateur, il prononça des homélies en prose et en vers. Puis il traduisit des homélies de saint Grégoire de Nazianze et les Homélies festales (Homiliæ cathedrales) de Sévère d’Antioche ainsi que son Oc-toèque. Une chronique qu’il avait composée en 692 est malheureusement perdue. Perdu aussi son traité De la cause première créatrice… qui est Dieu ; mais on a conservé son Enchiridion ou traité des termes techniques de la philosophie. D’autre part, il rédigea les premiers traités systématiques de grammaire syriaque et s’occupa de l’orthographe des mots et de leur ponctuation. Si à tout cela on ajoute de nombreuses lettres sur toute espèce de sujets, on aura quelque idée de l’activité prodigieuse de cet infatigable travailleur.

Georges, qu’on appelait évêque des Arabes, parce que, résidant à Akoula, il exerçait sa juridiction sur les tribus arabes monophysites, fut un ami de Jacques d’Édesse. Son épiscopat se place en 687 ou 688. Comme son ami, Georges fut un écrivain fécond. On lui doit des scolies sur les Écritures et des scolies sur les homélies de saint Grégoire de Nazianze, plusieurs homélies personnelles, un commentaire sur les sacrements de l’Église, un traité en vers sur le calendrier, et surtout — la plus importante de ses œuvres — une traduction de l’Organon d’Aristote. Il y faut ajouter des lettres, une chronique (perdue) et l’achèvement de l’Hexaemeron de Jacques d’Édesse dont celui-ci, prévenu par la mort, n’avait pu écrire la fin.

Nous arrêterons ici cet aperçu de la littérature syriaque chrétienne du ve au viie siècle. Si rapide et incomplet qu’il soit, il donnera cependant une idée de la grande application aux études sacrées dont témoignèrent à cette époque les communautés nestoriennes et monophysites séparées de l’Église.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant