La médiation échoue – Calme trompeur – Fatale inactivité – Les deux pains – Alliances redemandées – Avertissement – Manifeste – Les bailliages pillés – Cappel – Lettre de l’abbé – Aveuglement de Zurich – Nouveaux avertissements – La guerre est commencée – Le tocsin – Nuit d’effroi – Détachements – Appels – La bannière – Zwingle – Anna – Le cheval de Zwingle – Départ de la bannière
Les cinq cantons, réunis en diète à Lucerne, s’y montrèrent pleins de résolution, et la guerre y fut décidée. « Nous sommerons les villes de respecter nos alliances, dirent-ils ; et si elles s’y refusent, nous entrerons, à main armée, dans les bailliages communs pour nous y procurer des vivres, et nous réunirons nos bannières à Zug, pour attaquer l’ennemi. » Les Waldstettes n’étaient pas seuls. Le nonce, sollicité par ses amis de Lucerne, avait demandé que des troupes auxiliaires, payées par le Pape, fussent dirigées du côté des Alpes, et il annonçait leur arrivée prochaine.
Ces décisions vinrent porter la terreur dans la Suisse ; et les cantons médiateurs se rassemblèrent à Arau, et conçurent un projet qui laissait la question religieuse telle que le traité de paix de 1529 l’avait résolue. Des députés portèrent aussitôt ces propositions aux divers conseils. Celui de Lucerne les repoussa fièrement. « Dites à ceux qui vous envoient, répondit-il, que nous ne les acceptons point pour pédagogues. Nous aimons mieux mourir que de céder la moindre chose au préjudice de notre foi. » Les médiateurs revinrent à Arau, tristes et découragés. Cette tentative inutile augmenta le désaccord des Réformés, et donna aux Waldstettes encore plus de courage.
Zurich, si plein d’énergie quand il s’était agi d’embrasser l’Évangile, tombait maintenant d’irrésolution en irrésolution. Les membres du Conseil se défiaient les uns des autres ; le peuple était sans intérêt pour cette guerre ; et Zwingle, plein d’une foi inébranlable en la justice de sa cause, n’avait aucune espérance pour la lutte qui allait s’engager. Berne, de son côté, ne cessait de supplier Zurich de ne rien précipiter. « Ne nous exposons pas à ce qu’on nous reproche trop de promptitude, comme en 1529, disait-on partout dans Zurich. Nous avons des amis sûrs au milieu des Waldstettes ; attendons que, comme ils nous l’ont promis, ils nous annoncent un danger réel. »
On se persuada bientôt que ces temporiseurs avaient raison. En effet, les nouvelles alarmantes cessèrent. Ce bruit continuel de guerre, qui arrivait incessamment des Waldstettes, fut interrompu. Plus d’alarmes, plus de craintes. Calme trompeur ! Au-dessus des montagnes et des vallées de la Suisse plane ce silence sombre et mystérieux qui précède de grandes catastrophes.
Pendant que l’on s’endormait à Zurich, les Waldstettes se préparaient à conquérir leurs droits par les armes. Les chefs, étroitement unis entre eux par des intérêts et des périls communs, trouvaient un puissant appui dans l’indignation du peuple. Dans une diète des cinq cantons, tenue à Brunnen, sur les bords du lac de Lucerne, en face du Grutli, on avait lu les alliances de la Confédération ; et les députés ayant été sommés de déclarer par leurs votes s’ils jugeaient la guerre juste et légitime, toutes les mains s’étaient levées en frémissant. Aussitôt, les Waldstettes avaient préparé leur attaque dans le plus profond mystère. Tous les passages avaient été gardés ; toute communication entre Zurich et les cinq cantons avait été rendue impossible. Les amis que les Zurichois comptaient dans les cantons de Lucerne et de Zug, et qui leur avaient promis leurs avis, étaient comme prisonniers dans leurs vallées ; et les pâtres de ces montagnes allaient descendre de leurs sauvages sommités, traverser leurs lacs et arriver jusque sur l’Albis, en renversant tout sur leur passage, sans que les hommes de la plaine eussent armé leurs bras. Les médiateurs étaient retournés sans espoir dans leurs cantons. Un esprit d’imprudence et d’erreur, funeste avant-coureur de la chute des républiques aussi bien que de celle des rois, était répandu sur toute la ville de Zurich. Le Conseil avait d’abord donné l’ordre d’appeler les milices ; puis, trompé par le silence des Waldstettes, il l’avait imprudemment révoqué, et Lavater, commandant de l’armée, s’était retiré mécontent à Kybourg, et avait jeté avec indignation loin de lui cette épée qu’on lui ordonnait de laisser dans le fourreau. Ainsi les vents allaient se déchaîner des montagnes ; les eaux de l’abîme allaient s’entr’ouvrir ; et pourtant le vaisseau de l’État, tristement abandonné, jouait et voguait çà et là avec indifférence sur un gouffre affreux, les vergues calées, les voiles flasques et immobiles, sans boussole, sans bateliers, sans pilote, sans vedette et sans gouvernail.
Quels que fussent les efforts des Waldstettes, ils ne parvinrent pas à étouffer complètement le bruit de guerre qui, de chalet en chalet, appelait aux armes tous leurs citoyens. Dieu permit qu’un cri d’alarme, un seul il est vrai, vînt retentir aux oreilles des Zurichois. Le 4 octobre, un jeune garçon, qui ne savait ce qu’il faisait, parvint à franchir la frontière de Zug, et se présenta avec deux pains à la porte du monastère réformé de Cappel, placé aux dernières limites du canton de Zurich. On l’introduisit auprès de l’abbé, à qui l’enfant remit ses pains, sans mot dire. L’abbé, près duquel se trouvait en ce moment un conseiller de Zurich, Henri Peyer, envoyé par son gouvernement, pâlit à cette vue. « Si les cinq cantons veulent entrer à main armée dans les bailliages libres, avaient dit ces deux Zurichois à l’un de leurs amis de Zug, vous nous enverrez votre fils avec un pain ; mais vous lui en remettrez deux, s’ils marchent à la fois sur les bailliages et sur Zurich. » L’abbé et le conseiller écrivirent en toute hâte à Zurich. « Mettez-vous sur vos gardes, prenez les armes ! » disaient-ils ; mais on n’ajouta pas foi à cet avis. On était alors tout occupé des mesures à prendre pour empêcher que des vivres arrivés de l’Alsace ne parvinssent dans les cantons. Zwingle lui-même, qui n’avait cessé d’annoncer la guerre, n’y crut pas. Ce sont d’habiles gens vraiment que les pensionnaires, dit le Réformateur ; ces préparatifs pourraient bien n’être autre chose qu’une ruse françaisea ! »
a – Dise ire Rüstung möchte woll eine franzosische prattik sein. (Bull. 3, p. 86.)
Il se trompait ; c’était une réalité. Quatre jours devaient accomplir la ruine de Zurich. Parcourons l’une après l’autre ces sinistres journées.
Le dimanche 8 octobre, un messager se présenta à Zurich, et redemanda, au nom des cinq cantons, les lettres d’alliance éternelleb. La plupart n’y virent encore qu’une ruse ; mais Zwingle commença à discerner la foudre dans le nuage noir qui s’approchait. Il était en chaire (c’était la dernière fois qu’il devait y monter) ; et comme s’il eût vu le spectre de Rome, s’élevant redoutable et effrayant derrière les Alpes, lui demander à lui et à son peuple d’abandonner la foi : Non… non !… s’écria-t-il, je ne renierai pas mon Rédempteur ! »
b – Die ewige Bund abgefordert. (J. J. Hottinger, III, p. 577.) D’après Bullinger, il semblerait que cette démarche n’eut lieu que le lundi.
Au même moment, un messager arrivait en hâte, de la part de Mulinen, commandeur des chevaliers moines de Saint-Jean, à Hitzkylch. « Vendredi 6 octobre, faisaient-ils dire aux Conseils de Zurich, les Lucernois ont arboré leur bannière sur la grande place. Deux hommes, que j’ai envoyés à Lucerne, y ont été jetés en prison. Demain matin, lundi 9 octobre, les cinq cantons entrent dans les bailliages. Déjà
les gens de la campagne, effrayés et fugitifs, accourent en foule vers nous. »
« C’est un conte ! » dit-on dans le Conseilc. Néanmoins on rappela le capitaine en chef Lavater, qui fit partir un homme sûr, neveu de Jacques Winckler, avec ordre de se rendre à Cappel, et, s’il le pouvait, à Zug, pour reconnaître les dispositions des cantons.
c – Die ewige Bund abgefordert. (J. J. Hottinger, III, p. 577.) D’après Bullinger, il semblerait que cette démarche n’eut lieu que le lundi.
Les Waldstettes se rassemblaient en effet autour de la bannière de Lucerne. Des Lucernois, des hommes de Schwitz, d’Uri, de Zug et d’Underwald, des réfugiés de Zurich et de Berne, quelques Italiens enfin, formaient le corps d’armée appelé à se rendre dans les bailliages libres. Deux manifestes furent adressés, l’un aux cantons, et l’autre aux princes et aux peuples étrangers.
Les cinq cantons y exposaient avec énergie les atteintes portées aux traités, la discorde semée dans toute la Confédération, et enfin le refus de leur vendre des vivres, refus qui n’avait pour but, selon eux, que de soulever le peuple contre ses magistrats, et d’établir ainsi la Réforme par la force. Il n’est pas vrai, ajoutaient-ils, que, comme on ne cesse de le crier, nous nous opposions à ce qu’on prêche la vérité et à ce qu’on lise la Bible. Membres obéissants de l’Église, nous voulons recevoir tout ce que cette sainte mère reçoit. « Mais nous rejetons les livres et les innovations de Zwingle et de ses compagnonsd. »
d – Als wir vertruwen Gott und der Welt antwurt zu geben. (Ibid. 101.)
A peine les messagers chargés de ces manifestes étaient-ils partis, que le premier corps d’armée se mit en marche, et arriva vers le soir dans les bailliages libres. Les soldats étant entrés dans les églises abandonnées, et ayant vu que les images étaient enlevées et les autels brisés, leur colère s’enflamma ; ils se répandirent dans tout le pays comme un torrent, pillèrent tout ce qu’ils rencontrèrent, et, se jetant surtout sur les maisons des pasteurs, y détruisirent tout, en prononçant des jurements et des malédictions. En même temps, les corps qui devaient former la principale armée marchèrent sur Zug, pour se diriger de là sur Zurich.
Cappel, à trois lieues de Zurich et à une lieue de Zug, était le premier lieu que l’on rencontrait sur le territoire zurichois, après avoir franchi la frontière des cinq cantons. Près de l’Albis, entre deux collines de même hauteur, les Granges au nord, et l’Ifelsberg au sud, s’élevait, au milieu de belles prairies, cet antique et riche couvent de l’ordre de Citeaux, dont l’église renfermait les tombeaux de plusieurs anciennes familles nobles de ces contrées. L’abbé Wolfgang Joner, homme pieux, juste, grand ami des arts et des lettres, et prédicateur distingué, avait réformé son couvent en 1527. Plein de compassion, riche en bonnes œuvres, surtout envers les pauvres du canton de Zug et des bailliages libres, il était en grand honneur dans tout le payse. Il prédit la fin que la guerre devait avoir ; cependant, dès que le danger fut proche, il n’épargna ni veille, ni travail, pour servir sa patrie.
e – Thet armen lüten vil guts… und by aller Erbarkeit in grossern ansähen. (Bull., III, p. 151.)
Dans la nuit du dimanche au lundi, l’abbé reçut la nouvelle positive de ce qui se préparait à Zug. Il parcourait sa chambre à pas précipités, et calculait l’arrivée prochaine de l’ennemi. Il s’approcha de sa lampe, et s’adressant à son intime ami Pierre Simmler, qui lui succéda et qui résidait alors à Kylchberg, village des bords du lac, à une lieue de la ville, il traça en toute hâte ces paroles : « La grande inquiétude et le trouble qui m’agitent me rendent incapable de m’occuper de l’économie de la maison, et me portent à vous écrire tout ce qui se prépare. Le temps est arrivé… la verge de Dieu se montref … Après beaucoup de courses et d’informations, nous avons appris que les cinq cantons se mettent aujourd’hui, lundi, en marche pour s’emparer d’Hitzkylch, tandis que le grand corps d’armée rassemble ses bannières à Baar, entre Zug et Cappel. Ceux de la vallée de l’Adige et les Italiens arriveront aujourd’hui ou demain. » Cette lettre, par quelque circonstance imprévue, ne parvint que le soir à Zurich.
f – Die Zyt ist hie, das die rut gottes sich wil erzeigen. (Ibid. 87.)
Sur ces entrefaites, le neveu de Jacques Winckler, que Lavater avait envoyé, tantôt se couchant à plat ventre pour passer inaperçu auprès des sentinelles, tantôt se cramponnant aux broussailles, avait franchi des lieux où nul chemin n’était frayé. Arrivé non loin de Zug, il avait découvert avec effroi les milices des Waldstettes, qui, de tous côtés, accouraient à l’appel ; puis, traversant de nouveau des passages inconnus, il était retourné promptement à Zurich pour y porter ces nouvellesg.
g – Näben den Wachten, durch umwäg und gestrüpp. (Ibid.)
Il eût été temps que le bandeau tombât des yeux des Zurichois ; mais l’aveuglement devait durer jusqu’à la fin. Le Conseil qui s’assembla, ne se trouva qu’en petit nombre. « Les cinq cantons, y dit-on, font un peu de bruit pour nous effrayer et nous faire lever le blocush. » Le Conseil décida pourtant d’envoyer à Cappel le colonel Rodolphe Dumysen et Ulrich Funk pour voir ce qui en était, et chacun, tranquillisé par cette insignifiante mesure, s’en alla chercher quelque repos.
h – Sy machtend alein ein geprog. (Ibid. 103.)
On ne dormit pas longtemps. D’heure en heure arrivaient à Zurich des messagers d’alarme : « Les bannières de quatre cantons sont réunies à Zug, disaient-ils ; on n’attend plus que celle d’Uri. Les gens des bailliages libres accourent à Cappel, et demandent des arquebuses… Du « secours ! du secours ! »
Avant jour, le Conseil, de nouveau rassemblé, ordonna la convocation des Deux-Cents. Un vieillard qui avait blanchi sur les champs de bataille et dans les conseils de l’État, le banneret Jean Schweizer, levant sa tête affaiblie par l’âge et lançant de ses yeux comme un dernier éclair, s’écria : « Maintenant, à l’instant même, au nom de Dieu, envoyez une avant-garde à Cappel ; et que l’armée, se réunissant promptement autour de la bannière, suive aussitôt. » Il dit, et se tut. Mais le charme n’était pas encore détruit. « Les paysans des bailliages libres, répondirent quelques-uns, sont fougueux et emportés, nous le savons ; ils font la chose plus grande qu’elle n’est. Le parti le plus sage est d’attendre le rapport des conseillers. » Il n’y avait plus dans Zurich ni bras, ni conseil.
Il était sept heures du matin, et l’assemblée était encore réunie, quand Rodolphe Gwerb, pasteur de Rifferschwyll, près de Cappel, arriva précipitamment. « Les gens de la seigneurie de Knouau, dit-il, se pressent en foule autour du couvent, et demandent à grands cris des chefs et du renfort ; car l’ennemi s’approche. Nos seigneurs de Zurich, disent-ils, s’abandonnent-ils donc eux-mêmes, et nous avec eux ? Veut-on nous livrer à la boucherie ?… » Le pasteur, qui avait vu ces tristes scènes, parlait avec animation. Aussi les conseillers, dont l’aveuglement devait aller jusqu’au bout, furent-ils choqués de son langage. « On voudrait nous faire agir en imprudents, » dirent-ils ; puis ils se renfoncèrent dans leurs fauteuils.
A peine avaient-ils cessé de parler, qu’un nouveau messager se présente, portant sur ses traits les signes du plus grand effroi : c’était Schwyzer, aubergiste du Hêtre, sur le mont Albis. « Messeigneurs Dumysen et Funk, s’écrie-t-il, m’envoient en toute hâte pour annoncer au Conseil que les cinq cantons se sont emparés d’Hitzkylch, et qu’ils rassemblent maintenant toutes leurs bannières à Baar. Messeigneurs restent dans les bailliages, pour aider les habitants effrayés. » Cette fois, les plus rassurés pâlirent. L’épouvante, si longtemps contenue, se répandit en un moment dans tous les espritsi. Hitzkylch était au pouvoir de l’ennemi, et la guerre commencée.
i – Dieser Bottschaft erschrack menklich ubel. (Bull. 3, p. 104.)
On résolut de faire partir pour Cappel un corps de six cents hommes, avec six pièces de canon ; mais on en confia le commandement à George Goldli, dont le frère était dans l’armée des cinq cantons, et on lui enjoignit de se tenir sur la défensive.
Goldli et sa troupe venaient de sortir de la ville, quand le capitaine général Lavater, appelant dans la salle du Petit-Conseil le vieux banneret Schweizer, le capitaine des arquebusiers Guillaume Toning, le capitaine du train Dennikon, Zwingle et quelques autres, leur dit : « Avisons promptement aux moyens de sauver le canton et la ville. Que le tocsin appelle à l’instant même tous les citoyens aux armes. » Le capitaine général craignait que les Conseils ne reculassent devant cette mesure, et il voulait emporter le Landsturm par le simple avis des chefs de l’armée et de Zwingle. Nous ne pouvons le prendre sur nous, lui répondit-on ; les deux Conseils sont encore rassemblés : portons-leur cette proposition. » On se précipite vers le lieu de l’assemblée ; mais, fatal contre-temps ! il ne restait plus sur les bancs que quelques membres du Petit-Conseil. « Le consentement des Deux-Cents est nécessaire, » dirent-ils. Encore un nouveau retard, et déjà l’ennemi est en marche.
A deux heures après-midi, le Grand-Conseil se réunit, mais pour faire de longs et inutiles discoursj. Enfin la résolution fut prise, et à sept heures du soir le tocsin commençait à sonner dans toutes les campagnes ; malheureusement la trahison se joignant à tant de lenteur, des gens, qui se prétendaient envoyés de Zurich, firent en plusieurs lieux arrêter le Landsturm, comme contraire à l’opinion du Conseil. Un grand nombre de citoyens ne se rendirent point à l’appel.
j – Ward so vil und lang darin geradschlagt. (Bull. 3, p. 106.)
La nuit fut effrayante. Les ténèbres, un violent orage, le tocsin qui retentissait de tous les clochers, le peuple qui accourait aux armes, le bruit des épées et des arquebuses, le son des trompettes et des tambours mêlé au sifflement de la tempête, la défiance, le mécontentement, la trahison même, qui répandaient partout l’angoisse, les sanglots des femmes et des enfants, les cris qui accompagnaient de déchirants adieux, un tremblement de terre qui survint vers neuf heures du soir, comme si la nature elle-même eût frémi du sang qu’on allait répandre, et secoua violemment les montagnes et les valléesk, tout rendait terrible cette fatale nuit, qui devait être suivie d’un jour plus fatal encore.
k – Ein startrer Erdbidem, der das Land, auch Berg und Thal gwaltiglich erschütt. (Tschoudi, Helvetia, 2, p. 186.)
Pendant que le Grand-Conseil délibérait, les Zurichois, campés sur les hauteurs de Cappel, au nombre d’environ mille hommes, attachaient leurs regards sur Zug et sur le lac, observant attentivement la moindre évolution. Tout à coup, un peu avant la nuit, ils aperçoivent quelques barques chargées de soldats, qui, venant d’Art, sillonnent le lac, et se dirigent à force de rames sur Zug. Leur nombre augmente ; un bateau succède à l’autre ; bientôt on entend distinctement mugir le taureau (le cor) d’Uril, et l’on découvre sa bannière. Les barques s’approchent de Zug ; on les amarre au rivage, couvert d’une foule immense ; les guerriers d’Uri et les arquebusiers de l’Adige en descendent ; on les reçoit avec des acclamations ; ils prennent leurs quartiers pour la nuit : voilà tous les ennemis ralliés. En toute hâte, on le fit savoir au Conseil.
l – Vil schiffen uff Zug faren, und hort man luyen den Uri Stier.( Bull. 3, p. 109.)
L’agitation était encore plus grande à Zurich qu’à Cappel ; l’incertitude y augmentait la confusion. L’ennemi attaquant à la fois de divers côtés, on ne savait où il fallait surtout porter la défense. A deux heures de la nuit, cinq cents hommes, avec quatre canons, partirent pour Bremgarten, et trois à quatre cents, avec quatre canons, pour Wadenschwyl. Ainsi l’on se portait à droite et à gauche, et c’était en face qu’était l’ennemi !
Effrayé de sa faiblesse, le Conseil résolut de s’adresser sans retard aux villes de la combourgeoisie chrétienne. « Comme cette révolte, leur écrivit-il, n’a d’autre cause que la Parole de Dieu, nous vous conjurons une fois, deux fois, trois fois, aussi hautement, aussi sérieusement, aussi positivement et aussi vivement que nos antiques alliances et notre combourgeoisie chrétienne nous permettent et nous commandent de le faire, d’accourir, sans nul délai, avec toutes vos forces. Hâte ! hâte ! hâte ! agissez le plus promptement possiblem. Ce sont vos périls comme les nôtres. » Ainsi parlait Zurich ; mais il était déjà trop tard.
m – Ylentz, ylentz, ylentz, uffs aller schnellest. (Bull. 3, p. 110.)
Au point du jour, on arbora la bannière devant l’hôtel de ville ; au lieu de se tenir fièrement déployée, elle retombait toujours mollement sur elle-même, triste présage, qui remplit plusieurs de crainte. Lavater vint se ranger sous cet étendard vénéré ; mais il s’écoula longtemps avant que quelques centaines de soldats se fussent rassemblésn. Sur la place et dans toute la ville, régnaient le désordre et la confusion. Les milices, fatiguées par une marche précipitée ou une longue attente, étaient abattues et découragées.
n – Sammlet sich doch das volck gmachsam. (Ibid. 112.)
A dix heures, sept cents hommes seulement se trouvaient sous les armes. Les égoïstes, les indifférents, les amis de Rome et des pensions étrangères, étaient restés dans leurs foyers. Quelques vieillards qui avaient plus de courage que de force, quelques membres des deux Conseils dévoués à la sainte cause de la Parole de Dieu, plusieurs ministres de l’Évangile qui voulaient vivre et mourir avec la Réforme, les plus courageux d’entre les bourgeois, et un certain nombre de paysans venus surtout des environs de la ville, voilà les défenseurs qui, dénués de cette force morale si nécessaire à la victoire, sans armure complète et sans uniforme, se pressaient en désordre autour de la bannière de Zurich.
L’armée eût dû être au moins de quatre mille hommes. On attendait encore ; le serment ordinaire n’avait point été prêté ; et cependant, courriers sur courriers arrivaient troublés, haletants, pour annoncer le danger terrible qui menaçait Zurich. Toute cette foule confuse s’émeut, on n’attend plus les ordres des chefs, et plusieurs, sans prêter serment, se précipitent hors des portes. Environ deux cents hommes partirent ainsi à la débandade. Tous ceux qui demeuraient se préparaient au départ.
Au milieu de cette agitation chacun demandait Zwingleo. « S’il ne vient, qui nous donnera conseil ? disaient les uns. Qui nous consolera ? disaient les autres. C’est notre antique usage, rappelaient tous les Zurichois, que la grande bannière ne sorte jamais de nos murs, sans que l’un des principaux serviteurs de l’Église ne parte aussi avec elle. » Le Conseil appela Zwingle comme aumônier.
o – Man auch jetzt sinen ernstlich begärt hatt. (Bull., III, p.113.)
Sur la place de la cathédrale, devant la maison même du Réformateur, se rassemblait une partie de l’armée. Un cheval harnaché piétinait sous ses fenêtres. Onze heures allaient sonner quand on le vit sortir. Il avait le regard ferme, mais voilé par la tristesse. Il se séparait de sa femme, de ses enfants, de ses nombreux amis, sans se faire illusion sur l’avenir, et l’âme briséep. Il discernait la trombe épaisse qui, poussée par un vent terrible, s’avançait en tourbillonnant. Hélas ! il avait lui-même suscité ces tourbillons en quittant l’atmosphère de l’Évangile de paix, et se jetant au milieu des passions politiques. Il était convaincu qu’il serait la première victime. Quinze jours avant l’attaque des Waldstettes, il avait dit, du haut de la chaire : « Je sais, je sais ce qui en est… C’est de moi qu’il s’agit… Tout cela arrive… pour que je meureq. » Cependant, dès qu’il reçut l’appel du sénat, il n’hésita pas, et se prépara au départ sans étourdissement, sans colère, avec le calme d’un chrétien qui se remet tranquillement entre les mains de son Dieu. Si la cause de la Réforme devait périr, il était prêt à périr avec elle. Zwingle avait trouvé dans Anna Reinhard une compagne Non seulement de sa vie, mais encore de son ministère. Tous les soirs ils lisaient ensemble la Bible. Un exemplaire des saintes Écritures, que Zwingle lui avait donné, fut jusqu’au tombeau le livre favori d’Annar. Nul n’avait été plus zélé qu’elle à répandre le volume sacré. Elle accueillait sous son toit, avec une sainte affection, les étrangers bannis pour l’Evangile. Elle remplaçait souvent Zwingle près des malades, et leur portait des remèdes, des aliments, des vêtements et des consolations. « Voilà, disaient plusieurs en la voyant passer, voilà la Dorcass des Écritures ! » Le dimanche après midi, elle réunissait dans sa chambre les femmes des pasteurs de la ville, pour s’entretenir avec elles du Seigneur et des moyens de le servir dans la personne des pauvres ; et quand les occupations de leurs époux le permettaient, tous ensemble chantaient des cantiques composés par Zwingle et Léon Juda. Telles étaient les saintes occupations qui avaient succédé, dans les presbytères, aux scènes de dissolution des prêtres de Rome.
p – Anna Rheinhard par G. Meyer of Knonau, p. 33.
q – Ut ego tollar fiunt omnia. (De vita et obitu Zwinglii, Myconius.)
r – C’était le premier exemplaire de la Bible imprimée dans le format in-12, selon la traduction de Léon Juda et de Zwingle. (Anna Reinhard, von Salomon Hess, p. 99.)
s – Ibid., p. 30
C’était d’une compagne si précieuse que Zwingle devait maintenant s’éloigner. Entouré de sa femme, de ses amis en larmes, de ses enfants qui s’attachaient à son manteau pour le retenir, il sortait de cette maison où il avait goûté tant de bonheur. Arrivé près de son cheval : « L’heure est venue, dit-il à Anna, qui, la tête appuyée sur sa poitrine, l’arrosait de ses larmes, où il faut nous séparer ! Le Seigneur le veut… Amen… Qu’il soit avec toi, … avec moi, … avec les nôtres ! » Il l’embrassa. D’affreux pressentiments ôtaient presque à Anna l’usage de la parole. Enfin, elle dit en tremblant : « Nous reverrons-nous ? — si le Seigneur le veut, dit Zwingle. Que sa volonté se fasse ! » Anna reprit aussitôt : « Et quand vous reviendrez, que rapporterez-vous ? — Après l’heure des ténèbres, la bénédictiont, » dit-il. En même temps il embrassa ses enfants, et se précipita loin d’eux et de leur mère.
t – Segen nach dunkler Nacht. (Ibid., p. 146.)
Au moment où, la main sur son cheval, il allait y monter, la bête recula brusquement de quelques pas, et quand il fut une fois placé en selle, elle refusa longtemps d’avancer, se cabrant et caracolant en arrière comme le cheval de celui qui ôtait les bornes des peuples, au moment où, préparant sa ruine, il allait passer le Niémen. Aussi plusieurs pensèrent-ils alors dans Zurich ce que dit ce soldat, qui, en voyant renversé celui qui faisait trembler la terre, s’écria : « Ceci est d’un mauvais présage ; un Romain reculeraitu. » Enfin, Zwingle, resté le plus fort, lâchant la bride, piqua des deux, lança son cheval, et partit.
u – Esaïe.1.13 ; 14.16. Ségur, Histoire de Napoléon et de la grande armée, I, p. 142.
Les regards de ceux qui le voyaient passer ne pouvaient se détourner de lui. Les hommes, les femmes, les enfants se le montraient l’un à l’autre dans la rue : « Regarde-le encore une fois, disait celui-ci, tu ne le verras plus ! — Le Seigneur le conduise ! s’écriait celui-là. — Ah ! reprenait un troisième, dernièrement, quand il est allé de nuit à Bremgarten, n’a-t-il pas pris congé de Bullinger, comme un homme qui marche à la mortv ? »
v – Als einer der in den Tod geht. (S. Hess. Ursprung uud Gang der Glaubens-Verbess., p. 82.)
A onze heures la bannière avait été déployée, et tout ce qui restait sur la place, cinq cents hommes environ, s’était mis en marche avec elle. La plupart ne s’étaient arrachés qu’avec peine aux bras de leurs familles, et marchaient graves, silencieux, comme s’ils se fussent rendus à l’échafaud, et non à la bataille. Point d’ordre, point de plan de campagne ; des hommes isolés et épars, qui couraient avant et après le drapeau, et dont l’extrême confusion présentait le plus triste aspectw ; en sorte que ceux qui restaient, les femmes, les enfants, les vieillards, remplis de sinistres pressentiments en les voyant passer, se frappaient la poitrine, et que, bien des années après, le souvenir de ce jour de tumulte et de deuil arrachait encore ce cri à Oswald Myconius : « Toutes les fois que je me le rappelle, c’est comme si une épée traversait mon âme. » Zwingle, armé selon la coutume des aumôniers de la Confédération, se tenait tristement à cheval derrière cette multitude désolée. Myconius, en le voyant, fut près de défaillirx. Zwingle disparut, et Oswald resta avec ses larmes.
w – Nullus ordo, nulla consilia, nullæ mentes, tanta animorum dissonantia, tam horrenda facies ante et post signa sparsim currentium hominum. (De vita et ob. Zwinglii.)
x – Quem ut vidi repentino dolore cordis vix consistebam. (De vita et ob. Zwinglii.)
Il n’était pas seul à en verser ; partout on entendait des soupirs, et toutes les maisons se changeaient en maisons de prièrey. Au milieu de cette universelle douleur, une femme se tenait muette, ne trouvant d’autre cri que l’amertume de son âme, d’autre langage que le doux et suppliant regard de sa foi. C’était Anna. Elle venait de voir s’éloigner son mari, son fils, son frère, un grand nombre d’amis intimes et de proches parents, dont elle prévoyait la mort. Mais son cœur, fort comme celui de son époux, présentait à Dieu le sacrifice de ses affections les plus saintes. Peu à peu, les défenseurs de Zurich hâtant leur marche, le tumulte s’éloigna.
y – Manebamus non certe sine jugibus suspiriis, non sine precibus ad Deum. (Ibid.)