1. Titus tint alors conseil avec ses officiers. Les plus ardents étaient d'avis de faire avancer toutes les troupes et de tenter contre le rempart un assaut de vive force ; jusque-là on n'avait combattu les Juifs que par des actions successives, mais ils ne supporteraient pas l'attaque d'une masse serrée marchant contre eux, et seraient accablés par les projectiles. Les plus prudents conseillaient, les uns de reconstruire les terrassements, les autres de recourir au blocus, même sans le secours de ces fortifications, en se bornant à observer les sorties de la garnison et les convois de vivres : il valait mieux abandonner la ville à la famine et éviter même tout engagement avec les ennemis ; car il est difficile de lutter contre le désespoir de gens qui souhaitent de tomber sous le fer, se voyant réservés, faute de cela, à des souffrances plus atroces. Quant à Titus, il lui paraissait peu honorable de rester complètement inactif avec une si grande armée ; d'autre part, il jugeait superflu de combattre des adversaires qui allaient se détruire les uns les autres. Il insistait aussi sur la difficulté de construire des terrassements, quand on manquait de bois, et la difficulté plus grande encore de se garder des sorties ; car il n'était pas commode de disposer l'armée en cercle autour de la ville, tant à cause de son étendue que des accidents du terrain et cette disposition était d'ailleurs peu propice à repousser les attaques : car si les chemins connus étaient gardés, les Juifs pouvaient en trouver de dissimulés, que la nécessité et la connaissance des lieux leur enseigneraient ; si des vivres étaient secrètement jetés dans la ville, le siège en subirait un plus grand retard. Il craignait encore que l'éclat de sa victoire ne fût amoindri par la longueur du siège ; le temps, en effet, vient à bout de toute entreprise, mais c'est la rapidité du succès qui fait la gloire. Il doit donc, s'il veut trouver la sécurité dans la promptitude, entourer d'un mur la ville entière, car c'est le seul moyen d'empêcher toutes les sorties ; les Juifs, désespérant complètement de leur salut, livreront la ville, ou bien, en proie à la famine, ils seront facilement réduits. Lui-même ne restera pas inactif : il donnera ses soins à la reconstruction des terrassements, sous les yeux d'un ennemi affaibli. S'il en est qui estiment ce travail énorme et d'une exécution difficile, ils doivent considérer qu'il ne convient pas aux Romains d'accomplir des œuvres médiocres et qu'il n'est donné à personne d'obtenir sans effort quelque grand succès.
2. Ce discours persuada les généraux : Titus leur commanda alors de distribuer le travail entre les troupes. Une ardeur extraordinaire s'empara des soldats ; il n'y eut pas seulement rivalité entre les légions qui s'étaient réparti la construction de l'enceinte, mais entre les diverses sections qui les composaient. Le soldat s'appliquait à satisfaire le décurion, le décurion son centurion, celui-ci son tribun ; la rivalité des tribuns s'étendait aux généraux, et César présidait à cette lutte de bonnes volontés, car, chaque jour, il allait en personne inspecter l'ouvrage. Ce mur, qui commençait au « camp des Assyriens », où Titus lui-même campait, se dirigeait vers la partie basse de la ville neuve, et de là, franchissait le Cédron, vers le Mont des Oliviers ; ensuite, il s'infléchissait au sud, entourant la montagne jusqu'à la roche dite « du Colombier », et à la colline qui s'élève après cette roche, dominant le vallon du Siloé ; puis, s'inclinant vers l'ouest, il descendait vers la vallée de la Fontaine[1]. Ensuite il remontait par le tombeau du grand-prêtre Ananos[2], entourait la montagne où Pompée avait dressé son camp, tournait au nord, atteignait un bourg nommé « la maison aux pois chiches », enveloppait le monument d'Hérode et se rattachait, vers l'orient, au camp même du prince, où était son point de départ. Le mur était long de trente-neuf stades ; treize fortins le flanquaient au dehors, et leur circuit total comptait dix stades. La construction fut complètement achevée en trois jours ; ainsi cet ouvrage, qui aurait pu coûter des mois de labeur, s'éleva avec une rapidité incroyable. Titus, après avoir encerclé la ville dans cette muraille et réparti des troupes dans les forts, faisait chaque nuit la ronde et surveillait la première veille ; il confia la seconde à Alexandre[3] ; les commandants des légions se partagèrent la troisième. Les gardes dormaient à tour de rôle, suivant que le sort les désignait, et parcouraient pendant toute la nuit les secteurs entre les forts.
[1] Probablement Siloam.
[2] Annanus fils de Sethi : Antiquités XVIII, 26.
[3] Tiberius Alexander, souvent nommé.
3. Coupés ainsi du dehors, les Juifs perdaient en même temps toute espérance de salut, tandis que la famine, étendant ses ravages, dévorait dans le peuple maisons et familles. Les terrasses étaient encombrées de femmes et de petits enfants exténués, les ruelles de vieillards morts ; des garçons et des jeunes gens erraient comme des fantômes, le corps tuméfié. Sur les places, ils tombaient là où le fléau les accablait. Les malades n'avaient pas la force d'ensevelir les cadavres de leurs proches ; ceux qui étaient encore vigoureux différaient ce soin, effrayés par la multitude des cadavres et l'incertitude de leur propre sort ; beaucoup tombaient morts sur ceux qu'ils ensevelissaient ; beaucoup, avant que fût venu pour eux le moment fatal, succombaient dans ce labeur. Parmi tous ces malheurs, il n'y avait ni plaintes, ni gémissements, car la faim étouffait les émotions ; c'est avec des yeux secs et la bouche contractée que les victimes d'une mort lente observaient ceux qui, avant eux, arrivaient au repos. Un silence profond, une nuit où dominait la mort, régnaient sur la ville, et, chose plus affreuse encore, les brigands y exerçaient leurs sévices. Fouillant les maisons, devenues des tombeaux, ils dépouillaient les morts, arrachaient les vêtements qui recouvraient les cadavres ; ils sortaient avec des éclats de rire ; ils éprouvaient la pointe de leurs glaives sur les cadavres, et transperçaient quelques-uns de ces malheureux étendus à terre, mais encore vivants, pour essayer leur fer ; mais si quelqu'un les suppliait de leur prêter leur main et leur épée, ils l'abandonnaient dédaigneusement à la faim. Tous ces hommes rendaient le dernier souffle en fixant des regards obstinés vers le Temple et en les détournant des factieux qu'ils laissaient en vie. Ceux-ci firent d'abord ensevelir les morts aux frais du trésor public, ne pouvant supporter cette infection ; ensuite, comme ils ne suffisaient plus à cette tâche, ils les jetèrent du haut des remparts dans les ravins.
4. Quand Titus, faisant sa ronde, vit les ravins remplis de cadavres et aperçut l'épaisse sanie qui coulait de ces chairs corrompues, il gémit et, levant les mains, prit à témoin Dieu que ce n'était pas son œuvre. Telle était la situation de la ville. Quant aux Romains, comme aucun des factieux, déjà envahis par la faim et le découragement, ne les attaquait plus, ils étaient de bonne humeur et recevaient en abondance de Syrie et des autres provinces voisines du blé et des vivres. Plusieurs s'approchaient des remparts et, étalant une quantité de comestibles aux yeux des assiégés, enflammaient par le spectacle de leur abondance la faim des ennemis. Mais comme ces souffrances ne faisaient pas impression sur les factieux, Titus, saisi de pitié pour les restes de la population et désireux d'arracher à la mort les survivants, recommença la construction de terrassements, bien qu'il fût difficile de se procurer du bois, car celui qui avoisinait la ville ayant été complètement coupé pour les travaux précédents, les soldats devaient en apporter d'autre d'une distance de quatre-vingt-dix stades. Ce fut seulement vers la tour Antonia qu'on éleva sur quatre points des terrassements beaucoup plus hauts que les premiers. César parcourait l'emplacement des légions, pressait le travail et montrait ainsi aux brigands qu'ils étaient entre ses mains. Chez ceux-là seuls le repentir de leurs forfaits était mort ils tenaient leur âme séparée, pour ainsi dire, de leur corps, usant de l'un et de l'autre comme d'éléments étrangers[4]. Car la souffrance ne subjuguait pas leur âme, la douleur ne touchait pas leur corps ; comme des chiens, ils déchiraient le cadavre du peuple et remplissaient de malades les prisons.
[4] Le sens de cette phrase est douteux.