(17 juillet)
Alexis était fils d’Euphémien, noble romain qui occupait une des premières places à la cour de l’empereur, et qui avait à son service trois mille esclaves vêtus de soie avec des ceintures dorées. Euphémien était, avec cela, un homme très charitable : tous les jours on préparait chez lui trois tables, pour les pauvres, les orphelins, les veuves et les étrangers ; et c’était Euphémien lui-même qui les servait ; après quoi, à neuf heures, il prenait enfin son repas, en compagnie d’autres hommes bons et pieux comme lui. Sa femme, nommée Aglaé, partageait sa foi et tous ses sentiments. Longtemps ils n’eurent point d’enfants ; mais le ciel, cédant à leurs prières, finit par leur accorder un fils ; et, dès qu’ils l’eurent, ils firent vœu de vivre désormais dans la chasteté.
L’enfant reçut l’instruction la plus libérale ; et plus tard, quand il fut parvenu à la puberté, on choisit dans la maison de l’empereur une belle jeune fille qu’on lui donna pour femme. Mais, la nuit des noces, dès qu’il se trouva seul dans sa chambre avec sa jeune femme, il se mit à l’instruire dans la crainte de Dieu et à lui inspirer le goût de la virginité ; puis il lui remit son anneau d’or et le ruban qui lui servait de ceinture, et il lui dit : « Prends cela et garde-le aussi longtemps que Dieu le voudra, et que le Seigneur soit entre nous ! » Le lendemain, emportant une partie de son bien, il s’embarqua secrètement sur un navire qui le conduisit à Laodicée ; et il se rendit, de là, à Édesse, ville de Syrie, où l’on conservait l’image de Jésus-Christ miraculeusement gravée sur un linge.
Arrivé dans cette ville, il distribua aux pauvres tout l’argent qu’il avait apporté avec lui, se vêtit de haillons, et s’installa parmi la foule des mendiants, à l’entrée de l’église de Notre-Dame. Et, sur les aumônes qu’il recevait, il ne gardait pour lui que ce qui était strictement nécessaire : le reste allait aux autres pauvres de la ville.
Or son père Euphémien, désolé de son départ, envoya aux quatre coins du monde des serviteurs chargés de le retrouver. Et quelques-uns de ces serviteurs vinrent à Édesse, ou, sans reconnaître Alexis, ils lui firent l’aumône ainsi qu’à d’autres mendiants : ce dont Alexis remercia Dieu, disant : « Je te rends grâce, Seigneur, de ce que tu m’aies permis de recevoir l’aumône de mes serviteurs ! » Cependant les serviteurs, de retour à Rome, déclarèrent à ses parents que nulle part ils n’avaient pu le retrouver. Sa mère, dès le jour de son départ, avait étendu un sac sur le pavé de sa chambre, en disant : « Je passerai toutes mes nuits à pleurer sur ce sac, jusqu’à ce que mon fils me soit rendu ! » Et la femme d’Alexis avait dit à sa belle-mère : « Jusqu’à ce que j’aie eu des nouvelles de mon cher mari, je resterai près de toi comme une tourterelle solitaire ! » Or, après qu’Alexis eut servi Dieu pendant dix-sept ans sous le porche de l’église, l’image miraculeuse de la Vierge, qui était dans cette église, dit au gardien : « Fais entrer l’homme de Dieu, car il est digne du royaume céleste, et l’esprit divin repose sur lui, et sa prière monte comme l’encens jusqu’au visage de Dieu ! » Le gardien ne savait pas de qui la Vierge voulait parler ; mais elle lui dit : « Le mendiant qui se trouve à la porte de l’église, c’est lui ! » Alors le gardien s’empressa de faire entrer Alexis dans l’église, ce qui valut au mendiant l’attention et le respect de tous. Mais lui, afin de fuir la gloire humaine, revint à Laodicée, où il s’embarqua sur un vaisseau qui partait pour Tarse en Cilicie. Et ce vaisseau, par la volonté de Dieu, se trouva jeté dans le port de Rome. Ce que voyant, Alexis se dit : « Sans me faire connaître, je demeurerai dans la maison de mon père, de façon à n’être à charge à personne ! » Rencontrant donc son père qui revenait du palais, entouré d’une foule de quémandeurs, il alla au-devant de lui, et lui dit : « Serviteur de Dieu, je suis étranger. Daigne m’admettre dans ta maison et me laisser manger les miettes de ta table, afin que, si quelqu’un des tiens se trouve à l’étranger, Dieu ait pareillement pitié de lui ! » Sur quoi son père, se souvenant de son fils, offrit à l’étranger une chambre dans sa maison, le fit nourrir des mets de sa propre table, et attacha à sa personne un serviteur spécial. Mais lui, il passait tout son temps en prières, macérant son corps par le jeûne et les veilles. Et les familiers de la maison se moquaient de lui et lui versaient de l’eau sale sur la tête : mais il supportait tout sans jamais se plaindre.
Il vécut ainsi dix-sept ans, inconnu, dans la maison de son père. Puis, l’Esprit-Saint lui ayant annoncé que le terme de sa vie était proche, il se procura un papier avec de l’encre, et consigna par écrit toute l’histoire de sa vie.
Le dimanche suivant, après la messe, une voix se fit entendre dans le temple, disant : « Venez à moi, vous tous qui souffrez, et je vous consolerai ! » Ce qu’entendant, toute la foule, effrayée, se prosterna la face contre terre. Et la voix dit de nouveau : « Cherchez l’homme de Dieu, afin qu’il prie pour Rome ! » On chercha sans trouver personne. Alors la voix dit : « Cherchez dans la maison d’Euphémien ! » Mais celui-ci, interrogé, répondit qu’il ne connaissait point l’homme qu’on cherchait.
Alors les empereurs Arcade et Honorius se rendirent dans sa maison avec le pape Innocent ; et voici que le serviteur chargé d’Alexis vint trouver son maître et lui dit : « Seigneur, peut-être l’homme qu’on cherche est-il votre étranger, car personne ne l’égale en patience et en sainteté ! » Aussitôt Euphémien courut à la chambre de l’étranger ; il trouva celui-ci déjà mort, mais avec un visage illuminé comme celui d’un ange. Et Euphémien voulut prendre le papier qu’il tenait en main, mais le mort refusa de s’en dessaisir. Ce qu’apprenant, les empereurs et le pontife s’approchèrent de lui à leur tour, et lui dirent : « Quelque pécheurs que nous soyons, nous tenons le gouvernail de l’empire, et le pontife que voici préside à tout le troupeau de l’Église. Donne-nous donc ce papier, pour que nous sachions ce qui y est écrit ! » Et le pape voulut prendre le papier de la main du mort, qui aussitôt le lui abandonna. Lecture publique en fut faite devant la foule, parmi laquelle se trouvait Euphémien.
Aussitôt qu’il apprit la vérité, Euphémien fut si désespéré qu’il perdit connaissance et s’affaissa sur le sol. Puis, revenant un peu à lui, il déchira ses vêtements, s’arracha les cheveux et la barbe ; et, se roulant sur le corps de son fils, il disait : « Hélas, mon fils, pourquoi m’as-tu tant affligé et laissé gémir pendant si longtemps ? » De son côté, la mère d’Alexis, les vêtements déchirés et les cheveux en désordre, levait les yeux au ciel, s’écriant : « Ô hommes, laissez-moi passer, pour que je voie mon fils, la consolation de mon âme, celui qui a sucé le lait de mes mamelles ! » Puis, parvenue auprès du corps, elle s’étendit sur lui en gémissant : « Hélas, mon fils, lumière de mes yeux, pourquoi as-tu si cruellement agi envers nous ? Tu nous voyais pleurer, ton père et moi, et tu ne te montrais pas à nous ! Les esclaves t’injuriaient et tu ne disais rien ! » Puis elle reprenait, en couvrant de baisers son angélique visage : « Pleurez tous avec moi, vous qui êtes ici : car, pendant dix-sept ans, je l’ai eu dans ma maison sans savoir que c’était mon fils ! » Et la femme d’Alexis, toute vêtue de deuil, accourut en pleurant, et dit : « Malheur à moi, qui désormais suis veuve, et n’ai plus personne sur qui lever les yeux ! » Et la foule, entendant ces discours, pleurait amèrement.
Alors le pontife et les empereurs placèrent le corps sur un dais somptueux, le firent conduire à travers la ville, et firent annoncer qu’on avait enfin trouvé l’homme de Dieu que tout le monde, jusque-là, avait cherché en vain. Et tout le monde accourait au-devant du saint. Et les malades qui touchaient son corps étaient aussitôt guéris, les aveugles recouvraient la vue, les possédés étaient affranchis de leur possession. Si bien que les deux empereurs, à la vue de tant de miracles, voulurent porter eux-mêmes le dais avec le pontife, afin d’être sanctifiés par le contact du corps. Ils ordonnèrent aussi de distribuer au peuple de l’or et de l’argent, de manière à détourner son attention et à permettre que le corps du saint poursuivît son chemin jusqu’à l’église. Mais la foule, oubliant son amour de l’argent, se précipitait, de plus en plus abondante, pour toucher le corps d’Alexis ; et c’est à grand peine, que celui-ci put enfin parvenir jusqu’à l’église de Saint-Boniface, où, en l’espace d’une semaine, on lui éleva un monument tout orné d’or et de pierres précieuses. C’est dans ce monument que fut placé son corps : et un parfum si doux s’en exhalait, que tous croyaient que le monument était rempli d’aromates.
Saint Alexis mourut le dix-septième jour de juillet, en l’an du Seigneur 398.