« Il te naîtra, ô Téléscilès, un fils dont le nom sera immortel, et dont les hommes chanteront éternellement la mémoire. »
Or ce fils était Archiloque.
« Tu auras un fils que tous les hommes honoreront, ô Mnésarchide : il s’élèvera au faîte de la gloire, et le doux éclat des couronnes sacrées environnera sa tête. »
C’était Euripide. Et Homère, voici ce qu’il en dit :
« Un double sort partagera ta vie : un double soleil s’obscurcira, mais tu seras parmi les immortels ; tu seras à la fois vivant et mort. »
Puis ces autres paroles :
« Heureux et malheureux, car tu es né pour cette double fortune. »
Ce n’est sans doute pas un homme, mais quelque autre qui s’est plu à répéter qu’un dieu comme toi, ne doit pas s’inquiéter des misères humaines. Ô non, Dieu bienfaisant, ne nous méprisez pas car nous avons le désir et l’espoir d’obtenir aussi, nous, si nous ne commettons point de fautes, les uns, le faîte de la gloire ; les autres, les couronnes sacrées ; d’autres, la société des dieux, d’autres enfin l’immortalité. Qu’est-ce donc qui fait qu’Archiloque t’a paru digne du ciel ? Ne refuse pas aux autres hommes, Dieu généreux, la connaissance de la voie qui y conduit. Que veux-tu que nous fassions ? que nous suivions sans doute les traces d’Archiloque, si nous voulons être trouvés dignes de partager le foyer des dieux. Ainsi il nous faudra verser les injures les plus amères sur les femmes qui n’auront pas voulu nous épouser, nous associer à des débauchés qui ont atteint le dernier degré du mal, et tout cela devra se faire dans des vers ; car la poésie est la langue des dieux et des hommes divins, comme Archiloque. Et rien d’étonnant en cela sans doute : car l’excellence de cet art fait la sage direction des affaires domestiques et de la vie privée, la concorde des États, le bon gouvernement des peuples. Ce n’est donc pas sans raison que tu as vu dans Archiloque un digne serviteur des Muses, et que tu as refusé à son meurtrier l’entrée et la parole dans le séjour des dieux, pour avoir tué un homme dont les chants étaient si beaux. Il n’y avait donc point d’injustice dans les menaces faites contre Archias ; la Pythie avait donc raison de venger Archiloque, quoique mort depuis longtemps, et de chasser du temple son meurtrier ; car il avait tué un serviteur des Muses. Aussi je ne te condamne pas lorsque je te vois prendre la défense du poète ; car je me souviens encore d’un autre poète : je me rappelle les couronnes sacrées d’Euripide. Cependant un doute s’élève dans mon esprit : je voudrais bien savoir, non pas s’il a été vraiment couronné, mais quelles étaient ces couronnes sacrées : non pas s’il a obtenu de la gloire, mais si c’était le faîte de la gloire. Il fut applaudi par la multitude, je le sais ; il obtint la faveur des tyrans, je le sais encore : il y avait tant d’art dans ses vers, qu’il conquit l’admiration, non seulement de celui qui s’était déclaré son partisan zélé, mais même de toute la ville d’Athènes qui, seule de toutes les villes grecques, supporta la tragédie. Si ces applaudissements de la multitude, si une table dressée dans la citadelle sont le plus haut point d’honneur pour un homme, je ne dis plus rien, parce que je vois Euripide assis à table dans la citadelle d’Acropolis, et célébré par les louanges publiques des Athéniens et des Macédoniens. Et si outre cela, il a aussi obtenu le suffrage des dieux qui certes mérite foi par lui-même, et qui est d’un tout autre poids que celui de la multitude et des tyrans, dis-nous donc, je t’en supplie, quel acte de vertu a mérité ainsi à Euripide votre suffrage, à vous autres dieux, afin que nous marchions vers le ciel en suivant les traces que nous ont laissées vos louanges. Nous n’avons plus maintenant ni Sabéens, ni Lycambes, sur qui nous puissions verser le sel de la comédie. Nous n’avons plus ni Thyeste, ni Œdipe, ni Phinée pour nous servir de sujets de tragédie. Mais il me semble qu’ils n’auraient pas porté envie à ceux qui recherchent l’amitié des dieux : seulement s’ils avaient pu prévoir qu’il y aurait un jour un Euripide qui deviendrait l’ami des dieux pour avoir tiré bon part, de leurs actions, ils auraient abandonné leur voie criminelle et malheureuse, non pas pour en suivre une meilleure, mais pour écrire des vers. Ainsi ils auraient cherché parmi les hommes qui vécurent avant eux, quelques noms fastueux, et ils s’en seraient servis pour se frayer la route du ciel en célébrant leurs exploits, afin de conquérir une place dans l’Olympe, au rang des athlètes, à la cour de Jupiter ; car c’est ce que dit quelque part l’oracle de Delphes. Mais voyons la question qu’adresse à l’oracle l’heureux Homère. Il fallait qu’il y eût dans cette question quelque chose de céleste auquel le dieu ne pouvait résister ; car autrement il ne l’aurait pas si facilement proclamé heureux, et il n’aurait pas fait cette réponse à cet heureux par excellence :
« Tu voudrais connaître ta patrie, tu n’en as point par ton père, mais seulement par ta mère : ton sort est de terminer tes jours sur une terre qui n’est ni trop près ni trop loin de la terre de Minos, lorsque tu auras appris de la bouche des enfants une énigme nouvelle, embarrassée sous une multitude de paroles. »
N’est-ce pas une chose affreuse en effet, ô le plus sage des hommes ou plutôt des dieux ! que cet homme si heureux, ne sache pas quelle terre le reçut au sortir des entrailles de sa mère, ni en quel pays reposeront ses cendres. Quand je vois Homère aller consulter le dieu sur cette matière je me représente un escarbot auquel le dieu ne ferait certainement pas une autre réponse qu’à Homère, qui ignore sa destinée : c’est en effet comme si un escarbot, au lieu de vivre et de vieillir sur le fumier où il est né, se trouvait par un vent ennemi ou par la puissance de quelque mauvais génie, ennemi des escarbots, transporté à travers les airs sur un autre fumier, et que cet escarbot allât consulter l’oracle de Delphes, pour savoir quel fumier fut sa patrie, et quel autre sera son tombeau. »
Mais c’est assez sur les poètes.