1.[1] Vers ce temps, David commit une grave défaillance, malgré son caractère juste, sa piété et son ferme attachement aux lois de ses pères. Un soir, du toit de la demeure royale, où il avait coutume de se promener en cette saison, il jeta les yeux autour de lui et aperçut une femme qui se baignait à l’eau froide dans une maison voisine. Elle était d’une beauté admirable et l’emportait sur toutes les femmes : son nom était Béersabé[2]. Séduit par ses charmes, incapable de surmonter sa passion, il la fait venir et la possède. La femme devient enceinte ; elle en informe le roi et le conjure d’aviser au moyen de cacher sa faute, car son adultère entraînera pour elle la peine de mort selon les lois des ancêtres[3] ; alors David fait revenir du siège de Rabatha, l’écuyer de Joab, mari de cette femme, nommé Ourias. Sitôt arrivé, il l’interroge sur l’état de l’armée et la marche du siège. Ourias répond que tout allait fort bien, sur quoi David fait chercher quelques plats du repas, les lui donne pour son souper, puis l’invite à s’en aller chez sa femme et reposer avec elle[4]. Cependant Ourias n’en fit rien, et resta couché prés du roi avec les autres écuyers. David le sut et lui demanda pourquoi il n’allait pas chez lui, ni auprès de sa femme, après une si longue séparation, ainsi qu’ont coutume de le faire tous les maris, lorsqu’ils reviennent de voyage ; Ourias répond que lorsque ses compagnons d’armes et le général lui-même couchaient à terre dans le campement, en territoire ennemi, il ne convenait pas que lui-même allât se reposer et se réjouir avec sa femme. Après qu’il eut ainsi parlé, David lui prescrivit de demeurer encore au palais tout le jour ; il le renverrait le lendemain vers le général en chef. Le roi l’invite à souper et le fait boire jusqu’à l’ébriété, en lui portant exprès de nombreuses rasades ; il n’en persévéra pas moins à rester couché devant la porte du roi, sans montrer aucune envie d’approcher sa femme. Alors, très dépité, le roi écrivit à Joab de châtier Ourias, qu’il lui dénonçait comme un criminel. Et il lui indiquait la façon de se défaire de lui sans qu’on pût soupçonner d’où l’ordre en était venu. Il fallait envoyer Ourias au poste le plus menacé par les ennemis, et l’exposer au plus grand danger en l’y laissant seul : tous ses compagnons auraient à l’abandonner dès le commencement du combat. Cette lettre écrite et signée de son propre sceau, David la donna à Ourias, pour l’apporter à Joab. Celui-ci n’eut pas plus tôt reçu la lettre et connu la volonté du roi, qu’il choisit l’endroit où il savait que les ennemis s’étaient le plus acharnés contre lui-même et y poste Ourias avec quelques-uns des plus braves de l’armée ; il promet de se porter à son secours avec toutes ses forces, s’ils parviennent à faire quelque brèche dans la muraille et à pénétrer dans la ville. « Un si vaillant soldat, si estimé du roi et de tous ceux de sa tribu pour son courage, ne pouvait que se réjouir d’affronter une si rude tâche, bien loin de s’en indigner. » En effet, Ourias s’empresse d’accepter cette mission, et Joab avertit en secret ses compagnons d’armes de le laisser seul, lorsqu’ils verraient les ennemis charger. Quand donc les Hébreux assaillirent la ville, les Ammanites, dans la crainte que leurs ennemis ne se hâtassent de faire l’escalade à l’endroit même où était posté Ourias, placèrent en avant les plus vaillants d’entre eux et, ayant ouvert brusquement la porte, ils sortirent et chargèrent leurs adversaires impétueusement, en courant de toutes leurs forces. A cette vue, tous les compagnons d’Ourias firent volte face, comme Joab le leur avait prescrit. Seul Ourias, rougissant de s’enfuir et de déserter son poste de combat, attendit les ennemis et, soutenant le choc, en tua un bon nombre, enfin, environné de toutes parts, il périt percé de coups. Quelques-uns de ses compagnons tombèrent avec lui[5].
[1] II Samuel, XI, 2. Les Chroniques passent sous silence l’épisode de David et Bethsabé.
[2] Comme LXX ; hébreu : Bathschéba.
[3] La réflexion est de Josèphe. De même la qualité d’« écuyer de Joab » attribuée à Urie.
[4] La Bible est plus discrète.
[5] Josèphe s’est amusé à développer, non sans ingéniosité, le bref scénario biblique du piège tendu à Urie par David.
2.[6] Là-dessus, Joab dépêcha des messagers au roi, en les chargeant de dire qu’il avait fait effort pour s’emparer de la ville par un coup de main, mais qu’ayant assailli les remparts et perdu beaucoup de monde, il avait été contraint de se retirer ; ils devaient ajouter, s’ils voyaient le roi courroucé de ces nouvelles, qu’Ourias avait péri dans le combat. Quand les envoyés lui tinrent ce langage, le roi le prit fort mal et déclara qu’on avait eu tort de tenter l’assaut des remparts mieux eût valu essayer de prendre la ville au moyen de mines et de machines ; n’avait-on pas l’exemple d’Abimélech[7], fils de Gédéon[8], qui, lorsqu’il voulut s’emparer de vive force de la tour de Thèbes, tomba frappé d’une pierre par une vieille femme, et, malgré toute sa bravoure, échoua devant les difficultés de l’entreprise et mourut d’une mort ignominieuse ? Un tel souvenir aurait du les dissuader d’attaquer les mitrailles ennemies. Rien de plus utile, en effet, que de garder la mémoire de tous les procédés de guerre, heureux ou non, qui ont été employés dans des périls analogues, afin d’imiter les uns et de s’abstenir des autres. Quand l’envoyé voit le roi ainsi irrité, il lui annonce encore la mort d’Ourias ; alors sa colère s’apaise, et il mande à Joab qu’il n’y a là qu’un accident humain, qu’il en va ainsi à la guerre, qu’il est bien naturel de voir l’emporter tantôt l’un des adversaires, tantôt l’autre : « A l’avenir cependant il faudra conduire prudemment le siège afin de n’y plus subir d’échec, investir la ville de terrasses et de machines et, quand on en sera maître, la détruire de fond en comble et faire périr tous ses habitants. » Le messager, porteur de ces instructions du roi, retourna auprès de Joab. Quant à la femme d’Ourias, Béersabé, informée de la mort de son mari, elle le pleura plusieurs jours. Mais, dès qu’elle eut quitté le deuil et fini de pleurer Ourias, David la prit pour femme et il lui en naquit un enfant mâle.
[6] II Samuel, XI, 18.
[7] D’après l’hébreu cette allusion est mise dans la bouche de Joab. Les LXX présentent une longue addition au verset 22 contenant la réponse de David irrité au messager. Et l’allusion à Abimelech s’y retrouve reproduite dans les termes mêmes que Joab a présumés. Josèphe s’est contenté, non sans goût, de la réserver à David.
[8] Hébreu : Jeroubbéchet ; LXX : Ίεροβάxλ (c’est l’autre nom biblique de Gédéon).
3.[9] Dieu ne vit pas ce mariage d’un œil favorable. Courroucé contre David, il apparut en songe au prophète Nathan et lui dénonça la conduite du roi. Nathan, en homme courtois et avisé, considérant que les rois, quand ils sont en proie à la colère, s’y abandonnent sans nul souci de la justice, résolut de garder d’abord le silence sur les menaces divines[10], mais vint tenir au roi un autre sage discours, alléguant une prétendue affaire sur quoi il le priait de lui dire clairement son sentiment. « Deux hommes, dit-il, habitaient la même ville ; l’un était riche et possédait de nombreux troupeaux de bêtes de somme, de moutons et de bœufs ; le pauvre n’avait qu’une seule brebis. Il la nourrissait avec ses enfants, partageant sa subsistance avec elle et lui témoignant la même tendresse qu’un père à sa propre fille. Or, un hôte de ce riche l’étant venu voir, celui-ci ne voulut sacrifier aucune tête de ses propres troupeaux, pour en faire un festin à son ami, mais il envoya dérober la brebis du pauvre, l’accommoda et en régala son hôte. » Ce récit chagrina fort le roi ; il déclara devant Nathan que l’homme qui avait osé agir ainsi était un méchant et méritait de payer quatre fois[11] la brebis et en outre d’être puni de mort. Alors Nathan lui dit : « C’est toi-même qui mérites ce châtiment, et tu as prononcé ton propre arrêt pour le grand et terrible forfait que tu as commis. » Puis, il lui révéla, sans autres ambages, combien Dieu était irrité contre lui : Dieu l’avait fait roi de toute la puissance des Hébreux, maître de tant de grandes nations d’alentour ; il l’avait, auparavant, préservé des embûches de Saül ; il lui avait donné des femmes épousées en justes et légitimes noces, et voilà cependant que David l’avait méprisé et outragé en prenant la femme d’un autre et en livrant son mari aux ennemis pour le faire périr. C’est pourquoi Dieu lui fera expier ce forfait : ses femmes seront violentées par un de ses fils[12], qui complotera contre lui-même ; pour une faute commise en cachette, il subira un châtiment public. « De plus, ajoutait-il, la mort frappera bientôt le fils que tu as eu de cette femme. » Le roi fut bouleversé et profondément ému de ces paroles, il avoua en pleurant et en gémissant l’impiété commise. C’était de l’aveu de tous un homme pieux, et sa vie avait été sans péché avant l’affaire de la femme d’Ourias ; Dieu eut pitié de lui, et, en lui accordant son pardon, promit de lui conserver la vie et le trône ; devant son repentir du passé, il consentait à ne pas lui tenir rigueur[13]. Et Nathan, ayant fait ces prophéties au roi, rentra chez lui.
[9] II Samuel, XI, 27 ; XII, 1.
[10] Détails ajoutés par Josèphe et qui transforment assez plaisamment le prophète Nathan en diplomate. Il semble bien, dans la Bible, que ce n’est pas par prudence, mais pour frapper davantage l’esprit du roi, que Nathan recourt à l’apologue.
[11] La Septante a « sept fois », qui pourrait bien être la leçon primitive (Thenius). Josèphe suit le teste hébreu actuel inspiré de Exode, XXI, 37.
[12] Allusion à Absalon (II Samuel, XVI, 22) ; l’Écriture ne le nomme pas ici ; elle dit seulement : je les donnerai à ton proche.
[13] C’est ici que devait plutôt se placer, comme dans la Bible, la restriction au pardon consistant dans la mort d’un fils.
4.[14] Cependant le fils que David avait eu de la femme d’Ourias fut frappé par la divinité d’une grave maladie : le roi, fort affecté, ne prit aucune nourriture durant sept jours, malgré les instances de ses serviteurs. Vêtu de noir, affaissé sur un cilice, il restait étendu à terre, suppliant Dieu pour le salut de l’enfant, dont il chérissait tant la mère. Mais l’enfant étant mort le septième jour, les serviteurs n’osaient l’annoncer au roi, car ils se disaient qu’à cette nouvelle il ne repousserait que davantage toute nourriture et tout autre soin, dans le deuil où le plongerait la mort d’un enfant, dont la maladie seule l’avait si fort accablé de chagrin. Cependant le roi, voyant ses serviteurs bouleversés et dans l’attitude que prennent habituellement ceux qui ont quelque chose à cacher, comprend que son fils n’est plus ; il mande un de ses serviteurs et en apprend la vérité ; alors il se lève, se baigne, s’habille de blanc[15], et pénètre dans la tente de Dieu. Puis, il commande qu’on lui serve un repas. Cette attitude imprévue provoque une vive surprise chez ses proches et ses serviteurs ; ils s’étonnent de le voir faire, maintenant que l’enfant est mort, tout ce qu’il s’était interdit durant sa maladie. Et après lui avoir demandé au préalable la permission de le questionner, ils le prièrent de leur expliquer sa conduite. David, les traitant d’ignorants, leur répond que, tant que vivait son fils, dans l’espoir de pouvoir le sauver il avait fait tout ce qu’il fallait pour se rendre Dieu propice ; mais ce fils mort, plus n’était besoin d’un chagrin stérile. À ces paroles ils louèrent la sagesse et la raison du roi. Puis David, s’étant approché de sa femme Béersabé, la rendit mère, et il donna à l’enfant mâle qui naquit le nom de Salomon[16], selon l’ordre du prophète Nathan.
[14] II Samuel, XII, 15.
[15] Dans l’Écriture, il change simplement de vêtements. Josèphe attribue à David une pratique en usage de son temps.
[16] Dans la Bible, le prophète Nathan donne aussi à l’enfant le nom de Yedidya (LXX : Ίεδδεδί).
5.[17] Cependant Joab faisait beaucoup de mal aux Ammanites par l’investissement de la ville, en leur coupant leurs aqueducs et tous leurs approvisionnements, de sorte qu’ils mouraient de faim et de soif ; ils puisaient de l’eau à un maigre puits, et même la rationnaient, de peur qu’elle ne vint à leur manquer complètement, s’ils en usaient trop largement[18]. Joab écrit au roi l’état du siège et l’invite à venir prendre la ville, afin qu’il recueille l’honneur du triomphe. Le roi, avant reçu la lettre de Joab, le loue de ses bonnes intentions et de sa fidélité et emmène les troupes qui formaient sa garde personnelle pour le sac de Rabatha. La ville fut prise d’assaut et livrée aux soldats pour la piller. David lui-même s’adjugea la couronne du roi des Ammanites ; elle était en or, du poids d’un talent et s’ornait au milieu d’une sardoine[19], pierre d’un grand prix. Désormais David en ceignit toujours sa tête. Il trouva encore une foule d’autres dépouilles magnifiques et précieuses dans la ville ; quant aux hommes, il les fit périr dans les tortures[20]. Il traita de même les autres villes des Ammanites, après s’en être emparé de vive force.
[17] I Samuel, XII, 26 ; I Chroniques, XX, 2.
[18] Ces détails ont été suggérés à Josèphe par la fin du verset de Samuel : j’ai pris la ville des eaux (Ir hammayim). Il est possible cependant que le texte original du verset 26 contint déjà cette indication. La « ville des eaux » est la ville basse, située sur la rivière.
[19] La Bible parle simplement d’une pierre précieuse (LXX : λίθος τίμιος), le texte des Chroniques a seul le mot hébreu (et dans la couronne) ; le mot manque dans Samuel. A noter que, d’après la Septante, il s’agit de la couronne du dieu Milkom et non de celle du roi.
[20] Interprétation douteuse du verset 31. D’après la plupart des commentateurs, le texte ferait plutôt allusion à de durs travaux avec la scie, la hache, les briques, etc.