Le premier historien à nommer ici est Gennadius de Marseille, l’auteur qui nous a si souvent renseignés sur les écrivains du ve ou même du ive siècle. On ne sait à peu près rien de sa vie. La notice 97 ajoutée par une autre main à son De viris illustribus dit seulement qu’il était prêtre à Marseille, et qu’il vivait encore au temps de Gélase (492-496). Elle énumère aussi (incomplètement) ses écrits : huit livres contre-toutes les hérésies ; cinq livres contre Nestorius ; dix contre Eutychès ; trois contre Pélage ; un ouvrage sur les mille ans de l’Apocalypse ; le catalogue Des hommes illustres, et une profession de foi au pape Gélase. Nous possédons actuellement un Livre des dogmes ecclésiastiques, qu’il faut peut-être identifier avec la profession de foi susdite ou qui est une conclusion de l’ouvrage contre les hérésies, et le De viris illustribusa. Le De viris est la continuation du catalogue de saint Jérôme qui porte le même titre, et il est composé dans la même forme et d’après les mêmes principes. On y trouve 97 ou même 98 notices d’écrivains allant de la seconde moitié du ive siècle à la fin du ve. L’ouvrage a été écrit de 467 à 480 et, semble-t-il, d’une façon discontinue. On s’accorde à voir dans Gennadius un historien sérieux, généralement impartial malgré ses tendances semi-pélagiennes et, dans son œuvre, une source des plus précieuses pour la connaissance de l’ancienne littérature chrétienne. La partie bibliographique de ses notices est plus sûre que la partie biographique, parce que, ordinairement, il a lu les écrits dont il parle.
a – D. Morin y ajoute quatre chapitres qui seraient l’œuvre de Gennadius dans l’Indiculus de haeresibus du Pseudo-Jérôme (Œhler, Corpus hereseologicum, i, p. 297 et suiv.).
L’évêque Cyprien de Toulon et un autre disciple de saint Césaire, Massianus, ont laissé une Vie intéressante de leur maître, achevée peu après sa mort, en 542-549.
Si maintenant, du midi de la Gaule, nous passons chez les Francs neustriens, nous y trouverons, peu après cette époque, celui que l’on peut appeler le Père de l’histoire de France, saint Grégoire de Tours. Grégoire était né probablement à Clermont en Auvergne, le 30 novembre 538, d’une famille sénatoriale. Son vrai nom était Georgius Florentius : et c’est en souvenir de son arrière-grand-père, saint Grégoire de Langres, qu’il adopta plus tard celui de Grégoire. Pieusement et soigneusement élevé par son oncle Gallus, évêque de Clermont, et par le prêtre Avite, mais d’une santé débile et atteint d’une maladie grave, il fit, en 563, le voyage de Tours, et y obtint, au tombeau de saint Martin, la guérison qu’il souhaitait. Dix ans s’écoulèrent, et Grégoire se trouvait à la cour du roi de Neustrie Sigebert Ier, quand il fut choisi, en 573, pour succéder, à Tours, à l’évêque Euphronius. Le nouvel élu répondit pleinement aux espérances qu’on avait fondées sur lui. Dévoué à son peuple et s’occupant à la fois de ses intérêts matériels et spirituels, énergique vis-à-vis de Chilpéric pour défendre les droits de l’Église, honoré par Sigebert et Childebert pour sa sainteté et pour son habileté aux affaires de l’État, étendant bien au delà de son diocèse une influence qu’il devait autant à ses qualités personnelles qu’à l’importance de son siège, alors le centre religieux de notre pays, Grégoire conquit, avec l’affection de son troupeau, l’estime de toute la Gaule qui vit en lui un des grands évêques dont elle avait besoin dans les crises terribles qu’elle traversait. Il mourut le 17 novembre 593 ou 594.
Bien que saint Grégoire ait eu un épiscopat fort occupé, il trouva le temps de composer une huitaine d’ouvrages d’une authenticité certaine : un livre Sur le psautier, dont il ne reste que des fragments ; un autre, écrit en 575-582, sur le Cursus ecclésiastique, qui détermine, d’après l’observation des étoiles, l’ordre à suivre dans la récitation de l’office divin et des leçons qui en font partie ; un troisième (perdu) tiré des messes rédigées par Sidoine Apollinaire ; une traduction latine de la Passion des martyrs les Sept dormants à Éphèse ; un Livre des miracles de saint André et un Livre des miracles de saint Thomas apôtre ; puis, pour en venir à ses ouvrages plus importants, sa Collection hagiographique et son Histoire des Francs.
La Collection hagiographique, comme le mot l’indique, n’est pas un ouvrage un : c’est un assemblage d’écrits composés à différentes époques, n’ayant entre eux d’autre lien que l’identité générale du sujet, et que l’auteur a révisés et réunis peu avant sa mort. Elle comprend huit livres : 1° le livre De la gloire des martyrs (In gloria martyrum), qui est de 590 environ, et qui raconte des miracles de Notre Seigneur, des apôtres et de certains martyrs gaulois ; 2° le livre Des miracles de saint Julien de Brioude († vers 304), écrit en 581-587 ; 3°-6° quatre livres Des miracles de saint Martin, dont la composition s’étend sur tout l’épiscopat de Grégoire, et qui rapportent seulement les prodiges contemporains opérés par le thaumaturge ; 7° le Livre de la vie des Pères, contenant vingt-trois biographies de saints évêques ou moines de la Gaule ; 8° enfin, le livre De la gloire des confesseurs, rédigé en 587 et remanié après 590 : relation de miracles accomplis par divers saints évêques, prêtres ou laïques.
L’Histoire des Francs, en dix livres, est l’œuvre capitale de Grégoire et celle qui a le plus illustré son nom. L’auteur y a voulu transmettre aux générations futures la connaissance de ce qui s’est passé de son temps, et écrire, en quelque sorte, ses mémoires. Ce caractère de mémoires n’apparaît cependant que vers la fin du livre quatrième. Le premier esquisse une histoire universelle depuis Adam jusqu’à la mort de saint Martin (397) ; le deuxième s’occupe surtout de Clovis ; le troisième poursuit l’histoire des Francs jusqu’à la mort de Théodebert (548) ; le quatrième jusqu’à celle de Sigebert (575) ; les deux livres suivants (cinquième et sixième) embrassent les années 575-584 ; les quatre derniers les années 584-591. Les quatre premiers livres ont été écrits, pense-t-on, en 575 ; les livres cinquième et sixième en 580-585 ; les autres successivement au fur et à mesure des événements.
On ne saurait dire évidemment que l’Histoire des Francs est, d’après les règles du genre, une histoire bien composée. Les vues d’ensemble y font complètement défaut ; l’enchaînement des faits y est tout extérieur ; nulle part l’auteur n’examine leurs causes et leurs conséquences, ni ne songe à subordonner, dans son récit, les moins importants aux plus considérables ; la longueur des développements qu’il leur consacre est uniquement déterminée par la connaissance plus ou moins détaillée qu’il en a ou l’intérêt personnel qu’il y prend. L’ouvrage manque donc de profondeur et de proportion. Et malgré cela il intéresse et il plaît. Il n’est pas seulement infiniment précieux parce qu’il est pour nous l’unique source où nous puissions apprendre les faits qu’il rapporte : il plaît par le naturel, la naïveté, la fraîcheur de ses narrations. Si les idées générales et abstraites en sont absentes, les individus concrets s’y meuvent avec toute l’intensité de leurs désirs, de leurs haines, de leurs passions. Ajoutons que Grégoire s’y montre toujours sincère, impartial et véridique. Il y a sans doute dans son livre des lacunes et des erreurs : l’auteur a négligé parfois de s’informer de circonstances qu’il aurait pu mieux connaître ; il a, d’autre part, sur les hommes et les choses, ses préférences personnelles qu’il laisse paraître ; mais tout cela n’a pas nui à l’objectivité de ses récits. Il a rapporté fidèlement tout ce qu’il savait et tel qu’il le croyait être.
Grégoire de Tours écrit, naturellement, en un style peu classique, comme l’était celui de son temps. Il se reproche à lui-même de brouiller les genres et les cas, de ne pas donner aux prépositions la place qui leur convient, en un mot d’être un « rustique » en littérature. Cependant, il ne faut pas trop le prendre au mot. Grégoire avait fait certainement de bonnes études et, s’il n’écrit pas mieux, c’est que, dans le milieu où il a vécu, on ne savait pas mieux écrire. Son style, en tout cas, est un spécimen précieux de la langue de cette période de transition où le latin se décompose et adopte peu à peu les formes romanes.
A la fin de ce paragraphe consacré aux historiens gaulois, donnons une place à un historien breton qui a peut-être vécu quelque temps et écrit dans l’Armorique, saint Gildas, surnommé le Sage. Sa personnalité est des plus énigmatiques, et l’on s’est demandé s’il n’avait pas existé plusieurs écrivains de ce nom. Quoi qu’il en soit, nous possédons, sous le nom de Gildas, un ouvrage en trois livres Sur la ruine de la Bretagne (De excidio Britanniæ), écrit vers l’an 560. C’est une peinture du misérable état auquel la Bretagne insulaire avait été réduite après la retraite des Romains, en même temps qu’un réquisitoire à la Salvien contre les vices des rois, du clergé et du peuple breton. La langue en est pauvre, et les accusations en sont évidemment trop violentes pour être toujours justes.