Le terme de mortification chrétienne étant pris ici dans un sens tout spirituel, nous avons à traiter des conflits qui peuvent surgir dans la vie intérieure du croyant entre le principe nouveau et l’ancienne nature, où réside encore la puissance du péché. S’il est vrai, comme nous l’avons établi, que la grâce ne procède pas mécaniquement, mais moralement et dynamiquement, il s’en suit que le vieil homme, quoique déjà condamné et frappé de mort, n’est pas encore mort chez le croyant régénéré, ce qu’exprime si bien l’image du crucifiement : le péché ne règne plus chez lui, οὐ κυριεύι ; mais il n’a pas cessé d’être (Romains 6.12). L’Ecriture dit toujours que le croyant est mort au péché ; elle ne dit jamais, comme le faisaient les représentants du mouvement d’Oxford, que le péché soit mort en lui ; et ceci nous révèle le péril qu’il y a à s’écarter des termes scripturaires.
Mais, comme les progrès de la vie nouvelle sont absolument conditionnés par le déclin de l’ancienne, nous avons tout d’abord à exposer le devoir du croyant régénéré relativement aux restes de l’ancienne nature, et nous traiterons :
- De la fin de la mortification chrétienne, ou de la perfection chrétienne ;
- Des conditions actuelles de la mortification chrétienne, ou de la discipline spirituelle ;
- De l’importance de la mortification chrétienne, ou de l’amissibilité de la grâce.
La fin de la mortification chrétienne est énoncée par l’apôtre saint Jean dans cette parole : « Je vous écris ces choses afin que vous ne péchiez points (1 Jean 2.1), et l’auteur explique lui-même la portée de cette notion en disant, quelques lignes plus loin, que « celui qui est né de Dieu ne fait point le péché et même ne peut plus pécher » (1 Jean 3.9).
Cette norme est déjà renfermée dans le fait initial de la régénération, dans lequel le commencement de la mortification est posé à la fois comme absolu, et comme principiel ou inchoatif : tout péché est atteint par l’acte de la mortification, mais cette mortification ne sera parfaite et achevée qu’au terme de la carrière.
Jésus propose la même fin à ses disciples, quand il leur dit : « Soyez parfaits comme votre Père qui est aux cieux est parfait » (Matthieu 5.48).
Le type de cette mortification est la mort de Christ au péché, dans ses phases successives (Romains 6.10 ; Jean 17.19) ; elle s’est consommée dans sa mort sur la croix (Hébreux 5.9), qui devient ainsi l’idéal parfait de la mortification chrétienne.
Cette norme suprême exclut aussi bien les péchés d’omission que ceux de commission. Au point de vue biblique et chrétien, il n’y a même pas lieu de faire une distinction quelconque entre le mal qu’on aurait commis et le bien qu’on aurait omis, puisque l’un comme l’autre se ramène à une commission positive. La fin de la mortification chrétienne, telle qu’elle nous est proposée dans les passages cités et dans le type de Christ, n’exclut pas moins toute négligence dans l’accomplissement du bien commandé, dans la réalisation du progrès obligatoire, que toute violation de défense, toute perpétration d’un mal positif, — de même que Christ fût aussi bien tombé en reculant à Gethsémané devant la mort qui devait être le terme de son obéissance, que dans le désert en se prosternant devant le Prince de ce monde. Nous avons déjà établi que, conserver sa vie quand il faudrait la perdre, ne pas faire à un moment donné tout le bien qu’on est capable de faire, est une chute morale tout aussi réelle qu’une infraction qualifiée à un commandement ou l’inobservation d’une défense. L’infidélité, la négligence ou la paresse, dans l’administration et l’emploi d’une grâce reçue, sont des actes déguisés d’opposition à la volonté de Dieu. Dans la morale de Jésus-Christ, l’omission du ἀγαθοποιῆσαι (faire le bien) est l’équivalent du κακοποιῆσαι (faire le mal), Marc 3.4. Aussi voyons-nous dans l’Ecriture les reproches les plus graves, les menaces les plus sévères adressées aux serviteurs négligents, paresseux et timides (Matthieu 25.25 ; Luc 9.60, 62 ; Hébreux 10.38). Les timides sont placés (Apocalypse 21.8) en tête de la liste des réprouvés, et ce sont des péchés de négligence qui seront l’objet des sentences suprêmes (Matthieu 25.31-46).
A plus forte raison dirons-nous, en nous plaçant au point de vue vulgaire, que le devoir de la mortification renferme la rupture effective non seulement avec le péché en principe, comme ce pouvait être le cas au début de la vie spirituelle, mais avec tout péché reconnu et révélé à la conscience par l’action pédagogique de l’Esprit. C’est là la portée des nombreuses exhortations contenues dans les épîtres à l’adresse des Eglises, soit qu’elles visent le péché comme tel et d’une manière générale (ainsi dans Romains 6), ou des péchés et vices spéciaux énumérés en séries plus ou moins longues (ainsi 1 Corinthiens 5.10-12 ; 6.9-10 ; Galates 5.19-20 ; Éphésiens 5.3-8 ; 1 Thessaloniciens 4.1-8).
Ainsi tout péché, en action, en parole, ou en pensée, soit d’omission, soit de commission, accompli, entretenu, toléré, et non jugé, est contraire à l’obligation de la mortification chrétienne, qui est absolue, et qui, impliquant l’exclusion de tout mal, rejoint le commandement de la perfection morale accomplie.
Il résulte de ce qui précède que le péché n’est plus chez le régénéré à l’état de nature, n’existe plus comme état, mais seulement comme accident. Il ne règne plus (οὐ κυριεύει, Romains 6.14). Le chrétien fait encore des chutes, il commet encore des péchés ; il ne pèche plus, dans ce sens qu’il ne se livre plus au péché ; quiconque vit et demeure dans un péché quelconque, donne lui-même la preuve qu’il n’est pas dans la grâce, soit qu’il n’y soit plus, soit qu’il n’y ait jamais été.
Le chrétien peut-il atteindre l’anamartasie — la condition où l’on ne pèche plus — ici-bas ? Les Wesleyens ont répondu affirmativement, et nous connaissons des hommes qui se jugent affranchis de tout reste du péché originel. Nous ne pensons pas avoir le droit de résoudre cette question ni affirmativement, ni négativement. L’Ecriture ne la tranche pas, nous semble-t-il, théorétiquement. Le seul passage sur lequel on puisse appuyer la doctrine perfectionniste est 1 Jean 3.9 ; mais les verbes au parfait (γεγεννημένος, γεγέννηται) ne peuvent que se rapporter à l’état accompli, sans impliquer que cet état soit ou ne soit pas réalisé dans la condition actuelle ; l’apôtre se transporte, comme il le fait d’ordinaire, à la consommation de la vie spirituelle ; et il reste vrai de dire que, dans la mesure où le croyant se rapproche de cet état parfait, il réalise les caractères qui sont ici rapportés ; non seulement il ne fait pas de péché (l’acte), mais il ne peut même plus pécher (l’état).
L’interprétation de ce passage ne doit en tout cas pas être disjointe de celui qui le précède, 1 Jean 1.8, parole d’autant plus probante que l’apôtre se renferme lui-même dans ceux qui peuvent avoir encore des chutes à confesser. A supposer donc que le fait de l’anamartasie réalisée soit vrai, on tombe dans le faux du moment qu’on l’énonce en ce qui concerne soi-même : « Si nous disons… » En tout cas, les exhortations constantes de Paul à dépouiller et à crucifier le vieil homme, ne sont pas favorables à l’alternative de l’affirmation.
Une erreur très fréquente attachée à ces façons de parler consiste à atténuer la notion du péché en le réduisant à l’idée de commission. Qui oserait en effet déclarer que non seulement il est innocent de toute violation de la loi de Dieu depuis un temps plus ou moins long, mais encore que pendant ce temps il a accompli sans aucun déficit toute l’œuvre que Dieu lui avait donnée à faire ? Evidemment, une pareille affirmation n’irait pas sans une grande ignorance de soi-même et de la loi divine, et nous sommes porté à croire que, dans la presque totalité des cas, seule la rupture des liens qui unissent l’âme à ce corps, en libérant le fidèle de toute solidarité avec la race, avec notre ancienne nature, pécheresse et souillée, avec la chair et le sang, qui sont en nous les porteurs de l’espèce (Éphésiens 6.12), nous constituera dans la pleine jouissance de la vie spirituelle et dans l’affranchissement complet à l’égard du mal. C’est le canon exprimé par Paul, sous sa forme tout à fait générale, Romains 6.7. Et comme ce ne fut qu’à sa mort et par sa mort que Christ, en consommant son œuvre d’obéissance, fut soustrait au travail et à la lutte, ce ne sera, croyons-nous, qu’après le dernier tribut payé au péché, par la mort physique, que non seulement nous serons morts au péché, mais que le péché sera mort en nous et que le vieil homme crucifié aura rendu le dernier soupir avec le corps lui-même. Comp. 2 Corinthiens 5.4. L’expérience de Paul nous paraît confirmer ces vues ; car si, au point culminant de sa carrière, il reconnaissait la nécessité pour lui d’une écharde en la chair, afin de prévenir l’orgueil toujours prêt à renaître, cela suppose que la chair, qui désigne évidemment ici la partie sensible de sa nature, ne deviendra inoffensive qu’avec la cessation même de l’existence actuelle (2 Corinthiens 12.7 ; comp. Romains 7.24). En attendant, nous ne sommes sauvés qu’en espérance (Romains 8.24) : en attendant la situation de fils, qui ne s’obtiendra que dans la parfaite rédemption de nos corps (Romains 8.23).
Nous résumerons l’exposition précédente en disant que, si la justification est consommée dès le premier acte de foi, la sanctification le sera seulement au moment de la mort, en attendant la glorification, qui ne le sera que par la résurrection ou l’entière rédemption du corps.
Si la fin de la mortification chrétienne est l’anamartasie absolue, fin qui ne pourra se réaliser certainement qu’à la mort physique ; si le régénéré, tout en ne vivant plus dans le péché, commet encore des péchés, quelles seront les obligations particulières résultant de cet état mixte ? L’apôtre les a exprimées 1 Corinthiens 11.31 : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés. »
L’obligation immédiate du régénéré, à l’égard des chutes nombreuses qu’il peut encore commettre, c’est de s’éprouver et de se juger soi-même journellement devant Dieu. Il ne s’agit plus ici de ce travail de repentance et de réprobation morale, portant sur sa vie passée, qui s’est accompli au moment de sa conversion à Jésus-Christ. Le croyant régénéré n’a pas à recommencer la μετάνοια ; Dieu ne lui réclame pas des comptes déjà réglés : non bis in idem. Le péché pardonné demeure, pour l’individu croyant, le sujet d’une humiliation constante et salutaire ; mais cette impression subjective ne s’exprime plus par la confession à Dieu et par l’invocation de sa grâce. C’est ainsi que Paul se rappelle encore avec douleur, à la fin de sa carrière, sa conduite précédente à l’égard de Christ et de son Eglise ; mais cette humiliation, qui d’ailleurs n’est point exclusive de la joie du salut, peut affecter son sentiment sans le troubler comme autrefois.
En revanche, les fautes quotidiennes, toujours mieux reconnues, sous l’action illuminatrice de l’Esprit, doivent devenir l’objet d’une κρίσις, d’une discipline, journalière aussi, exercée sous la même influence de l’Esprit. Le discernement moral du chrétien se perfectionne, sa perspicacité spirituelle s’aiguise au contact de cette grâce qui l’illumine en même temps qu’elle le sanctifie, comme saint Paul le rappelle Philippiens 1.10. Avant l’époque de sa régénération, il considérait son péché pour ainsi dire en bloc et par masse. Plus l’Esprit glorifie la sainte figure de Christ au-dedans de lui, plus exactement il mesure la distance qui le sépare du modèle, et plus il porte par conséquent sur lui-même des jugements éclairés et rigoureux ; les fautes qu’il s’était passées jadis à soi-même comme indifférentes, ou qu’il n’avait pas même aperçues, lui apparaissent toujours plus nombreuses et plus distinctes dans leur véritable caractère, telles que Dieu lui-même les juge. Il ne jugeait jadis que les actes et les paroles, il juge maintenant les pensées et les inclinations de son cœur ; il discerne les secrets les plus intimes, les mobiles les plus déguisés des actes recouverts même des plus favorables apparences ; il constate le mélange des inclinations qui ont concouru à leur production ; il reconnaît que le principe seul moral de la gloire de Dieu a souvent été absent de sa vie, et que la recherche de la gloire humaine, ou l’amour-propre, s’était insinué jusqu’alors, à son insu et à dose plus ou moins forte, dans la plupart de ses déterminations. C’est ainsi que se produit ce phénomène, étrange en apparence, que c’est à proportion que le sujet se rapproche du terme de la perfection morale et progresse dans la voie de la sanctification, qu’il éprouve plus vivement le besoin de la grâce journalière et de la puissance sanctifiante de Dieu.
Et comme, tout en se jugeant soi-même, il se garde de juger les autres, dont il ne connaît pas les inclinations secrètes comme il connaît les siennes propres, il apprend à devenir humble devant ses frères comme devant Dieu, et il finit par les tenir sincèrement pour « plus excellents que lui-même » (Philippiens 2.3). Ce jugement ne répond sans doute pas nécessairement à la réalité objective ; sinon il serait annulé par celui que les autres doivent porter sur nous-mêmes. L’apôtre ne veut évidemment pas dire que chaque sujet soit inférieur à celui avec lequel il se compare ; mais c’est là le jugement subjectif que chacun a le droit de porter sur soi-même, et qui se justifie par la raison indiquée plus haut.
D’ailleurs, le phénomène moral que nous signalons a ses analogies dans tous les domaines, dans celui de l’art et de la science aussi bien que dans le domaine moral. Les progrès d’un homme dans la science ou dans l’art ont d’ordinaire pour effet de faire reculer devant lui l’idéal du vrai ou du beau qu’il poursuit, en sorte que la devise suprême du savant arrivé au terme de ses recherches sera la formule de Socrate : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien », ou l’exclamation de du Bois-Reymond : Ignoremus !
Nous ne devons pas penser d’ailleurs que ce travail d’illumination intérieure, portant sur l’état subjectif, soit une œuvre purement subjective elle-même. Ici encore il y a concours du facteur divin, représenté par l’Esprit, et du facteur humain. C’est l’Esprit reçu dans le cœur qui, mettant le sujet en présence du modèle parfait qui est en Christ, lui apporte incessamment la connaissance de ses fautes journalières et la conviction dont cette connaissance est inévitablement accompagnée. Ce sont ceux-là seuls qui se placent sous la sainte discipline de l’Esprit de Christ, qui acquièrent cette faculté de discernement moral et spirituel par laquelle le croyant se juge incessamment lui-même comme Dieu le juge. C’est là ce que l’Ecriture appelle : « être conduit par l’Esprit » (Galates 5.18 ; Romains 8.14) ; « marcher selon l’Esprit » (Romains 8.4) ; ce qui correspond à l’expression de saint Jean : « marcher dans la lumière, comme Dieu lui-même est dans la lumière » (1 Jean 1.7). Cela signifie non pas que nous n’ayons plus de péché, mais que nous ne gardons plus en nous de péché non confessé. Comp. Éphésiens 5.13. Il ne suffit pas cependant que le régénéré se juge lui-même pour qu’il soit rétabli dans la communion avec Dieu ; pas plus qu’il n’a suffi de sa repentance pour lui conférer l’état de justice. Aussi le même acte, l’imputation de la justice de Christ, qui a été parfait lors de la conversion du pécheur à Jésus-Christ, doit-il se répéter en détail à l’occasion de chaque faute particulière du régénéré ; non que sa qualité de justifié soit remise en question après chaque chute, ni sa qualité d’enfant de Dieu à chaque désobéissance : le croyant régénéré est en état de grâce ; non seulement il est, mais il demeure en Christ, μένει ἐν ἐμοί néanmoins il doit renouveler de jour en jour cet état de grâce, faire sanctionner toujours à nouveau cette qualité de juste qui lui a été conférée par son premier acte de foi en Jésus-Christ, en retournant incessamment à lui pour obtenir la purification de ses fautes journalières par le même moyen par lequel il a obtenu la justification dans le passé. C’est spécialement à cette phase de la vie spirituelle, — la purification des fautes quotidiennes, — que se rapporte le passage 1 Jean 1.7, qui fait partie du contexte déjà cité ; aussi l’apôtre rattache-t-il le pardon de ces fautes une fois confessées et couvertes à nouveau par le sang purificateur de Christ, non plus à la grâce seulement, mais à la justice (v. 9). Et c’est au cas, toujours facile à prévoir, où le croyant en chute serait hors d’état de prier lui-même et pour lui-même que se rapporte le fait indiqué deux versets plus loin, l’intercession de Christ (1 Jean 2.1). C’est cette continuité de l’imputation de justice qui nous paraît également enseignée dans le présent δικαιῶν, « justifiant » (Romains 8.33), dont Beck a fait un usage aussi fréquent que peu fondé en faveur de la doctrine de la justification progressive.
Ainsi justification et régénération sont toutes deux des actes suivis d’états, dont l’un est continu, l’autre progressif.
Cette nécessité de la justification journalière est encore exprimée sous un symbole frappant, Jean 13.10, dans la réponse de Jésus à saint Pierre, alors que, passant d’un extrême à l’autre, l’apôtre qui, par fausse honte, se refusait à se soumettre à l’acte de condescendance de Jésus, demande, en présence de la menace de Jésus-Christ, que le Seigneur lui lave non seulement les pieds, mais encore les mains et la tête : « Celui qui a été lavé n’a besoin que de ce qu’on lui lave les pieds ; mais il est entièrement net. » Le pèlerin qui s’est plongé dans l’eau au commencement de sa journée, n’a plus à recommencer ce baptême total ; il suffit désormais qu’il se défasse de la poussière de la route qui s’est attachée à sa chaussure ; image frappante du chrétien, qui, purifié une fois complètement de sa coulpe passée, n’en doit pas moins rejeter continuellement loin de lui les souillures journalières, contractées dans le commerce du monde, en sorte qu’elles soient toujours de nouveau effacées par la grâce.
Mais s’il ne le fait pas, s’il laisse s’accumuler ces souillures quotidiennes, s’il néglige de se juger soi-même en présence de Dieu et de sa Parole ; s’il continue à contrister l’Esprit en résistant à sa discipline, qu’il avait acceptée d’avance en devenant chrétien (Éphésiens 4.30) ; s’il ne persévère pas dans le travail de la mortification chrétienne, que doit-il se passer ? C’est à quoi nous allons répondre.
A la question : La grâce une fois reçue est-elle amissible ? une école nombreuse répond négativement et fonde sur cette impossibilité où serait le chrétien de déchoir, le droit à l’assurance du salut.
Nous avons déjà écarté la connexité que l’on prétend établir entre la doctrine de l’inamissibilité de la grâce et l’assurance du salut, en montrant que l’on peut être partisan de celle-ci, dans un sens qui est, selon nous, le seul scripturaire, sans être pour cela partisan de celle-là. Nous avons déjà constaté la connexité qui existe entre le système prédestinatien et la doctrine de l’assurance ou, dirions-nous plutôt, de la certitude indéfectible du salut. Si en effet c’était la grâce de Dieu seule qui agissait au début, dans le cours et au terme de l’œuvre du salut, on ne comprendrait plus qu’elle pût se perdre et d’où viendrait cette perte. On a donc cherché à étayer cette doctrine sur les passages scripturaires où est renfermée celle de l’assurance dans le sens qui nous paraît le seul admissible. Les textes que l’on a invoqués d’ordinaire en sa faveur (Jean 10.28 ; Romains 8.38 ; 5.11) ne font que confirmer d’une part la fidélité de Dieu envers ses élus, et de l’autre le droit et le devoir du chrétien de s’assurer de cette fidélité. Mais les uns et les autres ne visent que les causes externes qui pourraient entraîner fatalement le croyant à la perdition, et ces causes sont en effet exclues. La fidélité de Dieu et la cause de sa grâce sont engagées à ce qu’aucun agent extérieur, si puissant et redoutable qu’il soit, ne puisse arrêter le cours de ses bienfaits, et à ce que le croyant puisse compter en tout temps et pour l’avenir comme pour le présent sur l’accomplissement de ses desseins. Mais, de ce que la grâce de Dieu ne doive et ne puisse jamais abandonner le croyant, il ne résulte pas que celui-ci ne puisse jamais abandonner la grâce, et que, le faisant, il puisse le faire impunément. L’ancre peut être solide, le navire bien construit ou bien réparé ; mais que la chaîne se brise, et l’ancre et le navire sont devenus inutiles l’un à l’autre. Ou, pour reprendre la comparaison de Jésus-Christ : de ce que nul ne puisse ravir la brebis fidèle des mains du bon berger, il ne s’en suit point encore qu’elle-même, devenant infidèle au berger et à soi-même, ne s’en échappera jamais par un élan spontané et capricieux. Parmi les chances de déchéance que saint Paul exclut l’une après l’autre dans le beau cantique qui termine le chapitre 8 de l’épître aux Romains, il ne cite pas le péché ou l’infidélité morale du sujet lui-même. Il ne nous assure pas que, quoi que lui-même fasse, son propre péché et ses propres infidélités ne puissent pas avoir pour effet de le séparer de l’amour de Christ, ou que lui-même, se séparant de Christ, ne fût pas abandonné de lui.
En revanche, un grand nombre de déclarations du Nouveau Testament affirment positivement le danger, qui persiste pour le chrétien, d’une déchéance de la grâce, et nous représentent cette déchéance même comme l’état moral le plus funeste qui se puisse imaginer, puisqu’il est sans retour. Non seulement, en effet, le chrétien peut déchoir, mais le chrétien déchu ne peut plus être relevé ; voilà ce qui nous paraît résulter des deux passages Hébreux 6.4-6 ; 10.26 ; et si l’on nous opposait des cas particuliers qui paraissent démentir cette assertion, nous répondrions que ou bien ces croyants déchus n’avaient jamais été des chrétiens véritables, ou bien ces chrétiens n’étaient pas réellement déchus.
On a prétendu que ce n’étaient pas des croyants jadis régénérés qui se trouvaient définis Hébreux 6.4-6. Mais de quels autres serait-il permis de dire « qu’ils ont été une fois illuminés, qu’ils ont goûté le don céleste, et ont été participants de l’Esprit », et si ce n’est pas là être régénéré, qui est-ce qui devra l’être ? Cette conviction s’impose d’autant plus fortement que c’est à des chrétiens que ces lignes sont adressées, et que, dans le second passage, l’auteur se renferme dans la catégorie de ceux auxquels un semblable avertissement ne doit pas paraître inutile.
Dans Hébreux 10.38-39, les mots : « s’il se retire », supposent possible un recul de la foi, puisqu’ils suivent immédiatement la citation du prophète : « Le juste vivra par la foi. »
Ces témoignages de l’épître aux Hébreux et l’interprétation que nous en donnons sont corroborés par plusieurs autres textes du Nouveau Testament, auxquels on ne se soustrait que par des échappatoires. Et tout d’abord les déclarations de saint Paul relatives à lui-même. Le mot ἀδόκιμος, 1 Corinthiens 9.27, ne peut avoir, en regard du contexte, que le sens de « réprouvé. » Ce sens résulte également de la comparaison de notre texte avec 2 Corinthiens 13.5, où il se rencontre évidemment dans ce même sens. Nous ne donnerons pas toutefois une semblable portée à Philippiens 3.11, où l’éventualité d’être exclu de la (première) résurrection peut ne pas être équivalente à l’exclusion du salut lui-même.
Paul cite des hommes qui « l’ont abandonné pour suivre le présent siècle », après avoir, comme Démas, figuré parmi les compagnons de ses travaux (Colossiens 4.14 ; comp. 2 Timothée 4.10). Hyménée et Philète « ont fait naufrage quant à la foi, » — ils avaient donc la foi ; mais, « ayant abandonné la bonne conscience, » c’est-à-dire la fidélité scrupuleuse en toutes choses, à commencer par les petites, ils ont fini par perdre leur âme ; ayant cessé d’être honnêtes, ils ont cessé d’être croyants (1 Timothée 1.19-20).
Le Seigneur, dans le sermon sur la montagne, nous prévient contre le sel qui a perdu sa saveur, et nous enseigne que, si ce qui devait vivifier la corruption devient soi-même corruption, il n’est plus bon qu’à servir d’exemple (Matthieu 5.43). Dans la parabole du semeur, le troisième terrain figure ceux qui avaient reçu la parole et qui avaient déjà porté des fruits ; mais ces fruits sont finalement étouffés par les épines, c’est-à-dire par les convoitises de l’ancienne nature, amortie un moment, mais ressuscitée (Matthieu 13.22). Dans la parabole des deux débiteurs (Matthieu 18.24-35), nous voyons l’un des deux, déjà acquitté et libéré, retomber sous le coup de la condamnation, pour n’avoir pas pratiqué envers son frère la loi de la miséricorde qui s’était exécutée en sa faveur. Dans la parabole du cep et des sarments, enfin, à côté de la mention du sarment qui porte déjà du fruit et qui est émondé pour qu’il en porte encore davantage, Jésus suppose le cas du sarment stérile et sec qui est retranché (Jean 15.2 ; comp. v. 6).
Cette vérité redoutable, établie tour à tour, dans ce qui précède, par des exemples réels et des exemples supposés, ne l’est pas moins, soit dans les évangiles, soit dans les épîtres, par les nombreux avertissements qui nous sont donnés concernant la sobriété, la vigilance, la fidélité, la fermeté, la persévérance et la prière, et qui supposent que ce sont là les seuls moyens de prévenir et d’éviter les chutes toujours possibles et de demeurer dans la grâce (Matthieu 24.13 ; 26.41 ; 1 Corinthiens 10.12). Dans le contexte de ce dernier passage, cette exhortation revêt une importance particulière, à la suite des nombreux exemples d’infidélité tirés de l’histoire d’Israël. Pourquoi encore cette insistance dans les recommandations de combattre contre les ennemis du dehors et du dedans (Éphésiens 6.12), s’il n’y avait pas dans la défaite une chance des plus graves à courir ? et qu’est-ce que le « mauvais jour », sinon le moment de l’épreuve décisive (v. 13) ?
Saint Pierre nous exhorte aux mêmes devoirs en prévision des mêmes dangers (1 Pierre 5.8) ; et saint Jean ne cesse d’insister dans sa première épître sur la nécessité de fuir le péché et de rompre avec le monde et ses convoitises, ce qui ne se comprendrait pas, s’il ne s’agissait que d’échapper à la peine consistant dans le péché lui-même (1 Jean 2.14-15).
Nous pouvons distinguer deux ou trois degrés ou étapes dans la chute morale du croyant, jusqu’au moment de sa déchéance définitive de la grâce :
Agir dans tel cas particulier contre sa conscience ; faire quelque chose sans la foi (Romains 14.23) ; céder aux sollicitations de la chair en résistant à celles du Saint-Esprit ; puis négliger de se juger soi-même après la faute commise ; abandonner peu à peu le devoir de la vigilance et celui de la prière ; cesser d’entretenir la communion avec Dieu, tout en favorisant certains péchés et certaines convoitises : c’est déjà contrister l’Esprit, c’est le premier degré (Éphésiens 4.30). L’effet subjectif de cet état, c’est la conscience chargée d’un interdit, qui y restera jusqu’à ce qu’il soit consumé par une crise morale sérieuse ; c’est par conséquent la conscience souillée (Tite 1.15 ; Hébreux 10.22), le contraire de la conscience pure (2 Timothée 1.3).
C’est alors que d’ordinaire surviennent le châtiment, l’humiliation, la discipline extérieure, suppléant à la discipline intérieure demeurée insuffisante. Cette discipline peut aller jusqu’à « livrer le pécheur à Satan pour la destruction de la chair » (1 Corinthiens 5.5), châtiment qui, tout redoutable qu’il soit, est encore dispensé par la miséricorde qui frappe dans l’espoir de sauver. Mais ce croyant sauvé ne l’est que « comme à travers le feu », ὡς διὰ πυρός (1 Corinthiens 3.15), c’est-à-dire qu’il échappera seul, mais verra s’effondrer toute l’œuvre mélangée et composée de bois, de foin, de chaume, qu’il avait édifiée avec légèreté ou paresse sur le fondement de la foi. L’apôtre semble annoncer des crises morales intenses et douloureuses, soit dans cette économie, soit dans l’économie future, au croyant qui s’est montré négligent ou paresseux en face des saintes obligations de la vie chrétienne et complaisant à la chair et au monde. Il sera sauvé, mais ses œuvres ne le suivront pas ; il le sera, mais sans gloire (Romains 5.11) et sans récompense. Il sera sauvé, et rien de plus. Or c’est déjà plus que le meilleur ne mérite.
Que s’il brave même cette épreuve suprême, et que, malgré l’humiliation extérieure infligée, malgré les avertissements de l’Esprit, il demeure dans son état de mort spirituelle et conserve l’interdit sur sa conscience, il commet le péché qui consiste à tenter Dieu ; et, jusqu’ici objet de ses châtiments, il s’exposera à tomber sous le coup de ses jugements, à cesser d’être un monument de sa grâce pour devenir un monument de sa justice. L’Esprit finira par se taire en lui ; la foi qui avait pris possession de son cœur dégénérera en foi de tête, et comme la foi vivante est essentiellement un acte d’obéissance à Dieu et à sa parole, l’acceptation par le cœur de Christ et de sa grâce, le chrétien infidèle finira par perdre la grâce en perdant la foi ; désobéissant, il aura cessé d’être croyant ; et, de même que quiconque ne croit pas demeure sous la condamnation de Dieu en ce qu’il ne réalise pas la condition du salut imposée à tout pécheur, le chrétien qui ne croit plus est retombé sous cette condamnation première en ce qu’il ne réalise plus la condition morale imposée à tout croyant, celle de persévérer dans la foi. Il est revenu à l’état d’où sa conversion l’avait fait sortir, à cette différence près que sa dernière condition est désormais irrévocable. Le chrétien déchu ne peut plus être relevé, parce que, pour le ramener à la grâce par la repentance, il faudrait des moyens de salut plus efficaces que ceux qu’il a sciemment et volontairement répudiés, et qu’il n’y en a pas. Le terme de cette voie est donc le péché à la mort pour lequel il est inutile de prier (1 Jean 5.16), le péché contre l’Esprit (Matthieu 12.31). C’est le troisième et suprême degré de la déchéance.
La condition de la permanence dans la grâce est donc identique à la condition de l’entrée dans le salut ; c’est la fidélité, qui n’est que la persévérance dans la foi ; et, de même que le premier acte de foi est une œuvre, la première des bonnes œuvres, la disparition des bonnes œuvres équivaut à la cessation de la foi. Le premier acte de foi sincère suffit à obtenir au pécheur la justice ; le péché volontaire, une fois consommé, suffit à le ramener sous la condamnation. C’est ainsi que les passages suivants, qui enseignent ou supposent que c’est seulement la persévérance qui sauve, s’accordent avec ceux selon lesquels c’est la foi seule qui justifie : Jean 15.6 ; Matthieu 24.13 ; Hébreux 12.14.
Il est donc pour le pécheur un moment où il ne peut plus être sauvé ; pour le croyant il est de même un moment où il ne peut plus déchoir ; c’est l’état que nous avons désigné comme celui de la nécessité morale du bien. L’amissibilité de la grâce diminue progressivement au fur et à mesure des progrès accomplis dans la sainteté et la communion avec Dieu, en d’autres termes, dans « l’esclavage de la justice » (Romains 6.16-18), et, s’il y a toujours possibilité de déchéance, si réduite qu’elle soit, pour celui qui n’est pas encore définitivement affranchi du péché, l’inamissibilité de la grâce est définitivement et éternellement assurée aux élus glorifiés.
La doctrine que nous venons d’exposer a une importance capitale dans le système de la morale chrétienne. Elle fournit une réponse péremptoire à ceux qui disent : « Péchons, afin que la grâce abonde », puisque ce raisonnement même serait une des causes qui excluent de la grâce.
Mais cette doctrine de l’amissibilité de la grâce, propre à éloigner du seuil du sanctuaire les êtres légers et profanes, est très efficace aussi envers les croyants sérieux : tout en sauvegardant la cause de la gloire divine et celle de la responsabilité humaine, elle excite le chrétien à la vigilance, à la lutte, au progrès incessant, au perfectionnement indéfini. Elle est d’ailleurs conforme au caractère conditionnel de toute l’œuvre de la grâce en l’homme, telle que la Bible nous la présente. C’est quand l’ancienne nature tout entière aura passé par la crise du jugement sous la discipline de l’Esprit, que la nature humaine régénérée pourra enfin refléter parfaitement l’image du divin orfèvre (1 Pierre 1.7). Telle est la sainte pédagogie de la grâce, qui d’abord engage et convie sans distinction, semble-t-il, tous les hommes, mais finit par devenir si austère qu’elle retranche même le membre qui pourrait porter au péché (Marc 9.43), et, du degré où le pécheur ne se sent que pauvre, misérable, aveugle et nu, ne tarde pas à l’élever à cet état de pureté parfaite où il lui sera donné de voir Dieu.
Nous formulons nos conclusions sur le sujet qui nous occupe, en affirmant :
- Que le chrétien fidèle à sa vocation peut être assuré de son salut ;
- Que cette assurance, ainsi que la permanence du chrétien dans la grâce, sont constamment conditionnées par la fidélité morale du sujet à Christ et à sa parole, c’est-à-dire par la persévérance dans la foi ;
- Que l’abandon de cette foi et de cette fidélité ou que l’habitude de l’infidélité entraîne diverses conséquences successives, dont la première est l’endurcissement temporaire, et la dernière la déchéance de la grâce ;
- Que la persévérance dans la foi ou la fidélité à Christ et à sa parole sera couronnée par la certitude indéfectible du salut ou l’inamissibilité absolue de la grâce.