1.[1] Après le retour du roi à Jérusalem, une catastrophe s’abat sur sa maison, dont voici la cause. Il avait une fille encore vierge, d’une beauté si remarquable qu’elle surpassait les femmes les mieux faites. Elle s’appelait Thamar(a) et avait la même mère qu’Absalon (Abésalômos). L’ainé des fils de David, Amnon, épris d’elle, et ne pouvant satisfaire sa passion parce que Thamar était vierge et bien gardée, en conçut une grande langueur. La douleur lui rongeait le corps ; il maigrissait, son teint s’altérait. Ses souffrances frappent un de ses parents et amis, Jonathan[2] (Jonathès), homme ingénieux, et d’un esprit pénétrant. Comme il remarquait chaque matin qu’Amnon n’était pas dans son état ordinaire, il l’aborde et lui en demande la raison : « J’imagine, dit-il, que c’est un désir d’amour qui cause ton mal. » Amnon lui avoue alors la passion qu’il ressent pour sa sœur consanguine ; alors son ami lui suggère un stratagème pour parvenir à l’objet de ses vœux. Il lui conseille de feindre une maladie et, quand son père viendra le voir, il le priera de lui envoyer sa sœur lui donner des soins : cela fait, il irait mieux et ne tarderait pas à être délivré de sa souffrance. Amnon alla donc s’étendre sur son lit et contrefit le malade, selon les conseils de Jonathan ; quand son père vint s’informer de son état, il le pria de lui envoyer sa sœur, ce que David commanda aussitôt. Quand elle fut arrivée, Amnon la pria de lui faire des gâteaux[3], qu’elle devait préparer elle-même et qu’il mangerait plus volontiers de ses mains. La jeune fille pétrit la farine, sous les yeux de son frère, prépare et fait cuire les gâteaux et les lui offre. Amnon ne voulut pas d’abord y goûter, mais il ordonna à ses serviteurs d’éloigner tous ceux qui se trouvaient devant sa chambre, entendant se reposer à l’abri de tout bruit et de tout trouble. Les ordres exécutés, il fit prier sa sœur de lui apporter son repas au fond de son appartement. La jeune fille obéit ; alors il se saisit d’elle et cherche à la persuader de souffrir ses embrassements. Mais elle s’écria et lui dit : « Ne me violente pas ainsi, ne commets pas cette impiété, mon frère ; ce serait mépriser les lois et te couvrir d’une lourde infamie ; renonce à une passion odieuse et impure, où notre maison ne gagnera qu’opprobre et mauvais renom. » Enfin elle lui conseille de s’ouvrir de son dessein à son père, qui pourra l’autoriser. Elle parlait ainsi afin d’échapper pour le moment à la fougue de son appétit. Mais Amnon, loin de l’écouter, tout brillant de désir et harcelé par les aiguillons de sa passion, fait violence à sa sœur. Cependant, le désir assouvi[4] fait aussitôt place à la haine : Amnon insulte Thamar et lui ordonne de se lever et de partir. Elle s’écrie que l’outrage est plus grave encore si, après l’avoir violentée, au lieu de lui permettre de demeurer là jusqu’à la nuit, il l’oblige à partir sur-le-champ, en plein jour, en pleine lumière, devant les témoins de sa honte ; alors il donne ordre à son esclave de la jeter dehors. Thamar, désespérée de cet affront et de la violence subie, déchire son manteau. — les jeunes filles de l’ancien temps portaient des manteaux à manches[5], descendant jusqu’aux chevilles, pour voiler toute leur tunique, — répand de la cendre sur sa tête, et s’en va à travers la ville en poussant des sanglots et en déplorant sa honte. Son frère Absalon, qui se trouva sur son chemin, lui demanda quel malheur elle avait éprouvé pour s’affliger ainsi. Quand elle lui eut raconté l’attentat, il lui conseilla de se calmer, de ne point prendre la chose trop à cœur et de ne pas se croire déshonorée pour avoir été violentée par son frère. Elle se laisse persuader, cesse de crier et de publier sa honte et reste chez son frère Absalon où elle demeure longtemps sans se marier.
[1] II Samuel, XIII, 1. Les Chroniques passent sous silence l’épisode de Thamar.
[2] Bible : Jonadab, 813 de Simes, frère de David (cf. : infra, § 178). Josèphe a suivi la Septante (ms. L).
[3] Hébreu : Lebabot (deux gâteaux) ; LXX : δύο xολλυρίδας. Josèphe emploie le même mot xολλυρίδας au § 167.
[4] μετά τήν xορείαν, « après la virginité », des meilleurs manuscrits n’a pas de sens ; διαxόρησν des mss. M, P est un mot mal autorisé. Peut-être μετά τόν xόρον (T. R.).
[5] Χειριδωτούς. Même sens que le χιτών xαραωτός des LXX traduisant l’obscur expression de l’hébreu.
2.[6] Quand il sut ce qui s’était passé, son père David en fut très affligé, mais comme il aimait tendrement Amnon, parce que c’était son fils aîné, il se fit effort pour ne pas lui causer de peine. Cependant Absalon, qui détestait profondément et sourdement son frère, attendait le moment propice pour tirer vengeance du crime. Déjà la deuxième année s’était écoulée depuis le malheur arrivé à sa sœur, quand, devant s’en aller pour la tonte de ses moutons à Belséphon[7], — ville de la tribu d’Éphraïm[8], — il invite son père avec ses frères à un festin chez lui. Son père avant décliné l’invitation, pour ne pas lui être à charge, Absalon insista pour qu’il lui envoyât au moins ses frères. David y consent ; alors Absalon ordonne à ses gens, au moment où ils verront Amnon en proie au vin et au sommeil, de l’égorger sur un signe qu’il leur donnera : ils n’auront rien à craindre de personne.
[6] II Samuel, XIII, 21.
[7] Lapsus de Josèphe plutôt que version différente de la Bible, dans la lecture de l’hébreu ; LXX : Βελσσωρ. Baal Cephon se trouve près de la mer Rouge d’après Exode, XIV, 2.
[8] La Bible dit : « ville près d’Éphraïm » (έχόμεν Έφραίμ) et les commentateurs entendent par là un bourg (mentionné par Eusèbe) à 5 milles Est de Béthel.
3.[9] Dès que les serviteurs eurent exécuté son ordre, la terreur et le trouble envahirent ses frères, et, tremblant pour leur vie, ils sautèrent sur leurs chevaux[10] et s’enfuirent vers leur père. Un fuyard qui les avait précédés annonça à David qu’ils avaient tous été assassinés par Absalon. David, apprenant la mort simultanée de tant d’enfants et sous les coups d’un frère, — la qualité de l’assassin ajoutait encore à l’amertume de son chagrin, — est saisi d’une telle émotion qu’il ne demande pas la raison de cette boucherie, qu’il ne veut même pas en apprendre davantage, comme il eût été pourtant naturel à l’annonce d’un tel malheur, incroyable à force d’énormité. Il déchire ses vêtements, se précipite à terre et reste étendu, pleurant tous ses fils, et ceux dont on lui annonce la mort et leur meurtrier. Cependant Jonathan (Jonathès), fils de son frère Samas, l’exhorte à modérer un peu son chagrin, à ne pas croire à la mort de tous ses autres fils, car aucun motif n’autorisait cette rumeur, mais à s’enquérir du sujet de celle d’Amnon. Si Absalon a osé le tuer, c’est, en toute vraisemblance, à cause de l’attentat commis par lui sur Thamar. A ce moment un bruit de chevaux et le tumulte d’une arrivée les fit se retourner : c’étaient les fils du roi qui s’étaient sauvés du festin. Le père va embrasser ses fils, qu’il voit en larmes, désolé lui-même. bien qu’il retrouve contre son espérance ceux dont on venait de lui apprendre la mort. C’étaient chez tous des sanglots et des gémissements, ceux-ci pleurant leur frère mort, le roi son fils immolé. Quand à Absalon, il s’enfuit à Gethsoura[11] auprès de son aïeul maternel[12], qui régnait sur ce territoire, et demeura chez lui trois ans entiers.
[9] II Samuel, XIII, 29.
[10] La Bible parle de mules. Le cheval n’apparaît que sous Salomon.
[11] Hébreu : Geschour ; LXX : Ιέδσουρ.
[12] Talmaï dans la Bible.
4.[13] Il arriva alors que David décida d’envoyer un message à son fils Absalon et de le mander en sa présence, non pour le châtier car sa colère s’était apaisée avec le temps — mais pour l’avoir auprès de lui ; le général en chef Joab l’avait fort encouragé à cette décision. A cet effet, il avait suborné une vieille femme[14], qui se présenta à David en vêtements de deuil, racontant que ses deux fils s’étaient disputés aux champs et en étaient venus à se battre, sans que personne survînt pour les séparer, l’un d’eux était mort sous les coups de l’autre. Comme ses proches s’étaient jetés sur le meurtrier et cherchaient à le faire périr, elle suppliait le roi de lui accorder la grâce de son fils et de ne pas la frustrer des dernières espérances qui lui restaient d’être soignée dans sa vieillesse ; ce bienfait, il pouvait le lui assurer en arrêtant le bras de ceux qui voulaient tuer son fils ; rien ne les ferait renoncer à leur dessein que la crainte qu’il leur inspirerait. Le roi ayant exaucé cette femme, elle reprit : « Je rends grâce, dit-elle, à ta bonté, à la compassion que tu as montrée pour ma vieillesse et pour la privation où j’allais être de tous mes enfants ; mais si tu veux que je sois sûre de ce que m’a promis ton humanité, commence par te réconcilier avec ton propre fils et cesse de lui témoigner ta colère. Comment, en effet, pourrais-je croire que tu m’accordes de bon cœur la grâce de mon fils, si tu persistes encore aujourd’hui à traiter pour des raisons semblables le tien en ennemi ? Il serait parfaitement déraisonnable, lorsqu’un de tes fils est mort malgré toi, d’en sacrifier un autre de ton plein gré[15]. » Le roi devine que ce discours est une ruse imaginée par Joab dans son zèle. Il interroge la vieille femme, qui lui avoue que telle est la vérité ; alors il mande Joab, lui déclare qu’il a bien atteint son but et lui commande d’amener Absalon ; il ajoute ne plus lui en vouloir et que sa colère est tombée. Joab se prosterne devant le roi et accueille ses paroles avec joie ; aussitôt il court vers Gethsour et en ramène Absalon à Jérusalem.
[13] II Samuel, XIV, 1.
[14] De Tekoa, II Samuel, XIV, 3.
[15] Les paroles de la femme touchant Absalon sont plus enveloppées dans la Bible.
5.[16] Le roi envoya au-devant de son fils quand il apprit son arrivée, et lui fit dire de rentrer dans son propre logis : car il n’était pas encore en humeur de le voir dès son retour. Absalon, devant cet ordre de son père, se déroba à ses regards et vécut réduit aux soins de ses propres gens. Sa beauté ne souffrit cependant ni de son chagrin[17], ni de la privation des honneurs dus à un fils de roi : il l’emportait toujours sur tous par sa prestance et sa haute stature et avait meilleure mine que ceux qui vivaient dans la plus grande abondance. Sa chevelure était si épaisse qu’on pouvait à peine la tailler en huit jours[18] ; elle pesait deux cents sicles, qui font cinq mines[19]. Il demeura à Jérusalem deux ans, et devint père de trois enfants mâles et d’une fille d’une beauté remarquable, que Roboam, fils de Salomon, prit plus tard pour femme[20]. Elle eut elle-même un enfant nommé Abias. Alors Absalon manda Joab pour le prier d’apaiser tout à fait son père et de lui demander la permission d’aller le voir et s’entretenir avec lui[21]. Comme Joab ne se pressait pas de faire cette démarche, le prince envoya quelques-uns de ses gens mettre le feu à un champ[22] contigu à son habitation. Joab, à cette nouvelle, vint se plaindre auprès d’Absalon et lui demander la raison de sa conduite : « C’est un stratagème, répond-il, que j’ai imaginé pour t’amener chez moi, toi qui as négligé les instructions que je t’avais données pour me réconcilier avec mon père. Maintenant que te voilà, je te conjure d’aller calmer l’auteur de mes jours, car j’estime mon retour plus pénible que mon exil, tant que mon père demeure en colère contre moi. » Joab touché, et prenant pitié de son existence contrainte, intercède alors auprès du roi, et ses discours le disposent si bien envers son fils que David mande celui-ci sur-le-champ auprès de lui. Absalon s’étant jeté à terre, en implorant le pardon de ses fautes, David le relève et lui promet d’oublier le passé.
[16] II Samuel, XIV, 24.
[17] La Bible ne parle pas du « chagrin » d’Absalon.
[18] Ώς μολίς αύτήν ήμέραις άποxείρειν όxτώ. La phrase est peu claire avec le mot Polk. Le sens paraît être qu’il fallait la tondre tous les 8 jours. Le verset XIV, 26, veut dire : « c’est au bout de chaque année qu’il tondait sa chevelure, qui devenait trop pesante. » Il se peut que Josèphe ait suivi une tradition rabbinique, en rendant l’hébreu par « tous les huit jours » ; on trouve, en effet, cette opinion exprimée par Rabbi Yosé (IIe siècle) dans une baraïta de Nazir, 5 a. qu’Absalon se rasait tous les vendredis (veille de sabbat) conformément à l’habitude des fils de roi (Selon R. Yehouda Hanassi, Absalon, nazir perpétuel, ne se coupe les cheveux qu’une fois l’an ; selon R. Nehoraï une fois par mois).
[19] La Bible dit « 200 sicles d’après la pierre du Roi ». Le sicle (fort) est la 50e partie de la mine, 200 sicles font donc 4 mines et non 5, comme l’écrit Josèphe ou le copiste. Josèphe lui-même suppose ailleurs la proportion normale de 50 sicles par mine (Ant. Jud., XIV, 8, 5 ; cf. Hultsch, Métrologie, p.470). (T. R.)
[20] La Bible la nomme Thamar. L’allusion au mariage de Roboam est empruntée aux LXX. Mais dans I Rois, XV, 2, la femme de Roboam est appelée non Thamar, mais Maacha (II Chron., XIII, 2 : Michayahou, fille d’Ouriel). On pourrait croire que c’est pour éviter la difficulté que Josèphe ne donne pas ici le nom de Thamar, s’il ne le donnait lui-même un peu plus loin.
[21] La Bible dit simplement qu’Absalon mande Joab chez lui, pour le charger d’un message auprès du roi.
[22] Le champ appartenait à Joab, détail essentiel omis par Josèphe.