On a déjà parlé ci-dessus des poèmes de saint Avite de Vienne : ces poèmes sont exclusivement chrétiens. Il en est autrement des poésies de Sidoine Apollinaire : non pas qu’elles soient, comme l’a dit Tillemont, « toutes payennes et quelquefois tout à fait idolâtres et impies », mais parce qu’elles ne traitent la plupart du temps que des sujets profanes ou badins, et empruntent souvent à la mythologie leurs expressions et leurs images.
Caius Sollius Modestus Apollinaris Sidonius était né à Lyon, le 5 novembre 431 ou 432, d’une famille appartenant à la plus haute noblesse gauloise, et, après avoir étudié sérieusement la rhétorique, la philosophie, l’histoire et le droit, avait épousé, vers 452, la fille du futur empereur Avitus de Clermont en Auvergne. En 456, 459 et 468, il prononça successivement les panégyriques des empereurs Avitus, Majorien et Anthemius, devint, en 468, préfet de Rome et, en 471, après une retraite de trois ans sur ses terres, fut élu évêque de Clermont. Sa vie jusque-là avait été celle d’un grand seigneur chrétien : à partir de cette époque, elle devint celle d’un pasteur entièrement dévoué à ses fonctions. Une des préoccupations de saint Sidoine fut d’empêcher que l’Auvergne ne tombât sous le joug des visigoths ariens. Il n’y put réussir, et s’efforça du moins, par l’influence que lui donnaient son talent et son rang, d’adoucir ce que ce joug avait de dur pour ses diocésains catholiques. Sa mort doit se placer probablement au 21 août 489.
Les œuvres conservées de saint Sidoine comprennent deux collections, une de poésies, l’autre de lettres en prose. La collection en vers, assemblée par l’auteur lui-même entre 468-471, se compose de vingt-quatre pièces, dont les principales sont les trois panégyriques ci-dessus mentionnés, le poème eucharistique adressé à Fauste de Riez, et les poèmes à Pontius Leontius et à Consentius de Narbonne. On en trouve quelques autres citées dans les lettres. — Le recueil épistolaire, réuni aussi par Sidoine, se divise en neuf livres dont l’auteur a publié successivement le premier en 477, puis les livres ii-vii, puis, en deux fois, le huitième et le neuvième. Il contient surtout des lettres familières, dont plusieurs adressées aux évêques les plus connus du temps et qui sont précieuses pour les renseignements historiques qu’elles présentent.
En publiant ainsi ses œuvres, Sidoine songeait à sauver ce qu’il pouvait de la latinité, en opposant au langage informe des envahisseurs un monument, si humble fût-il, de la culture romaine. Pour lui l’empire romain, la civilisation et l’orthodoxie ne faisaient qu’un contre la barbarie arienne et païenne, et le premier devoir d’un chrétien et d’un évêque était de les défendre contre la ruine qui les menaçait. En général cependant, on a très sévèrement jugé l’œuvre littéraire et surtout les poésies de Sidoine Apollinaire. On lui a reproché l’abus de la mythologie, la futilité des sujets qu’il traite, sa pauvreté d’idées parmi ses longueurs excessives. Ces reproches toutefois ne restent justes qu’à la condition d’être tempérés. Non, Sidoine n’est pas un « païen » ni un « idolâtre », c’est un chrétien sincère et sérieux, toujours chaste dans ce qu’il a écrit, et chez qui l’imagerie mythologique n’est qu’affaire d’imitation et de convention. D’autre part, s’il y a dans son recueil poétique beaucoup de pièces insignifiantes — vers de société n’ayant d’autre mérite que celui du tour agréable —, il en est d’autres — ses panégyriques par exemple — où l’auteur s’est proposé un but plus haut et a su faire entrer dans le cadre de l’éloge conventionnel les éléments d’un habile plaidoyer. Le malheur de Sidoine est plutôt d’avoir eu pour la versification trop de facilité, et de n’avoir guère su résister aux amis qui lui demandaient d’en faire preuve. Aussi ses vers sont-ils presque toujours le fruit de son esprit plus que d’une vraie inspiration poétique. Il y vise moins au naturel qu’au mérite de la difficulté vaincue, et les nombreuses réminiscences de Stace, de Claudien, de Virgile qui s’y trouvent, tout en témoignant de ses abondantes lectures, prouvent aussi que la mémoire avait une part dans la rapidité de sa composition.
Quant aux lettres de Sidoine, son ami Ruricius de Limoges les trouvait parfois obscures. M. Paul Allard n’hésite pas cependant à dire que ceux qui les apprécieraient trop durement montreraient qu’« ils les ont lues rapidement et incomplètement ». Elles forment, à son avis, une correspondance d’un prix inestimable pour l’histoire du temps, et à laquelle on ne saurait comparer, sous ce rapport, au ve siècle, que la correspondance de saint Augustin.
Terminons cette notice par ces lignes du même critique sur le style et la langue de notre auteur.
« Bien que d’une syntaxe assez correcte, la langue de Sidoine s’empreint déjà, quant aux règles et quant aux mots, d’un « modernisme » dont ne devaient point s’apercevoir les contemporains… et qui nous frappe surtout parce que nous n’estimons et nous ne connaissons à fond que le latin des siècles classiques. Mais, si nous consentons à placer notre idéal moins haut, le style de Sidoine nous paraîtra représenter encore la bonne tradition latine. Inférieur pour la prose non seulement à Pline qu’il croyait avoir pris pour modèle, mais encore à Symmaque et aux panégyristes gallo-romains du ive siècle, inférieur pour les vers à Claudien et même à Ausone et à Paulin de Nole, Sidoine parle encore un latin très pur, si on le compare à la prose de Grégoire de Tours ou à la poésie de Fortunat. Il semble marquer un point d’arrêt sur le chemin de la décadence. En certains jours, malgré ses complications et ses obscurités, il fait même figure de grand écrivain : c’est quand il s’abandonne tout à fait à la passion politique et à la ferveur religieuse, qui le rendent éloquent, ou à son esprit, qui est charmant. Il raconte à merveille : telle de ses narrations est un petit chef-d’œuvreb. »
b – Saint Sidoine Apollinaire, p. 196, 197.
Cependant, à côté de la poésie profane de Sidoine Apollinaire, nous trouvons à cette époque la poésie religieuse cultivée par deux auteurs, Paulin de Pella et Paulin de Périgueux. Le premier, né vers 376, était, semble-t-il, un petit-fils d’Ausone, venu en Gaule à l’âge de trois ans et qui, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, en 459, écrivit, en six cent seize hexamètres, son autobiographie sous la forme d’une action de grâces à Dieu (Eucharisticos Deo sub Ephemeridis meae textu). Les vers en sont incorrects, mais les sentiments sont fort beaux. — Le second est l’auteur d’un vaste poème (trois mille six cent vingt-deux hexamètres) en six livres sur saint Martin (De vita sancti Martini episcopi libri VI), où il a fait entrer la Vie de saint Martin et les Dialogues de Sulpice Sévère, et des renseignements sur les miracles du saint que lui fournit l’évêque de Tours, Perpetuus (458-488). L’ouvrage paraît avoir été terminé vers l’an 470. Un peu plus tard, Paulin écrivit encore en vers le récit de la guérison de son petit-fils et une inscription pour la basilique de saint Martin. Notre auteur connaît, mieux que son homonyme de Pella son métier de versificateur, mais il est long et diffus.
Après un siècle écoulé, saint Martin devait de nouveau trouver un poète pour le célébrer : c’est Fortunat. Venantes Fotunatus est né dans la Haute-Italie, près de Trévise, vers l’an 530 et a étudié à Ravenne la grammaire, la rhétorique et le droit. Puis, à la suite probablement d’une guérison de ses yeux obtenue par l’intercession de saint Martin, il est parti, vers 565, pour Tours, afin de visiter son tombeau. Il s’arrête d’abord deux ans environ à la cour de Sigebert, dont il gagne la faveur, puis voyage à petites journées jusqu’à Tours, se liant avec les personnages qualifiés qu’il rencontre et qu’il intéresse par ses vers. De Tours, il se rend à Poitiers. La veuve de Clotaire I, sainte Radegonde, y avait fondé le monastère de Sainte-Croix où elle s’était retirée, et dont sa fille adoptive Agnès était abbesse. Le commerce à la fois religieux et littéraire de ces pieuses femmes retient le poète, il se fixe à Poitiers, y reçoit le sacerdoce et devient en quelque sorte l’aumônier du monastère. Sur la fin de sa vie, la ville le choisit pour son évêque ; mais l’épiscopat de Fortunat dura peu : il dut mourir dans les premières années du viie siècle.
Le principal recueil des poésies de Fortunat (Carmina ou Miscellanea), prépare par lui-même, comprend onze livres — que nous n’avons qu’incomplètement — remplis, en majeure partie, par de petites pièces de circonstance, qui n’ont d’autre intérêt que celui de nous renseigner sur la vie quotidienne de l’auteur. Il s’y en trouve cependant de plus considérables et d’une inspiration plus haute. Au premier rang, il faut mettre les deux hymnes Vexilla Regis prodeunt et Pange, lingua, gloriosi praelium certaminis, en l’honneur de la Croix ; puis l’élégie, écrite à la demande de Radegonde, sur la ruine de la Thuringe De excidio Thoringiae] et quelques autres encore. Outre ce premier recueil de vers, Fortunat, sollicité par Grégoire de Tours, a composé un long poème (deux mille deux cent quarante-cinq hexamètres), en quatre livres, sur la vie de saint Martin, où il utilise les récits de Sulpice Sévère et le poème de Paulin de Périgueux : l’ouvrage est antérieur à 576. Enfin, on a de notre auteur quelques écrits en prose : une explication du Pater et une explication du Symbole des apôtres, insérées dans les Carmina (x, 1 ; xi, 1) et des Vies de saint Hilaire de Poitiers, de saint Marcel de Paris († 436), de saint Albin d’Angers († 560), de saint Paterne d’Avranches († 563), de saint Germain de Paris († 576) et de sainte Radegonde († 587). Les autres biographies mises sous son nom ne sont pas de lui.
Fortunat était évidemment un poète fort bien doué. Il excelle surtout à peindre les menus incidents de la vie courante, et ses poésies sont pour nous, à ce point de vue, très instructives. Mais, sauf en quelques pièces, le sentiment et la pensée sont chez lui superficiels, et l’on trouve dans son style toute la recherche et l’enflure des périodes de décadence. Son œuvre est, dans l’ensemble, plus religieuse que celle de Sidoine Apollinaire : elle est moins déparée par les souvenirs mythologiques. En revanche elle lui reste, comme on l’a déjà remarqué, inférieure pour la pureté et la correction de la langue. Entre les deux auteurs un siècle s’était écoulé, pendant lequel la barbarie progressait toujours.