1.[1] Absalon, après avoir ainsi obtenu satisfaction de la part de son père et roi, acquit en fort peu de temps quantité de chevaux et de chars, et il avait autour de lui cinquante satellites. Chaque jour, de grand matin, il se rendait au palais royal et s’entretenait aimablement avec les plaideurs qui avaient perdu leur procès ; il insinuait que, s’ils avaient injustement succombé, c’était peut-être faute de bons conseillers auprès de son père ; il affirmait que, s’il en avait le pouvoir, il leur rendrait, lui, complète et bonne justice, et se conciliait ainsi la bienveillance de tous. Lorsque, par ces flatteries au peuple, il crut s’être assuré suffisamment la faveur des foules, et que quatre ans[2] se furent écoulés depuis sa réconciliation avec son père, il vint chez David et lui demanda la permission d’aller à Hébron offrir un sacrifice à Dieu, comme il en avait fait le vœu durant son exil. David avant acquiescé à sa requête, il part, et une grande multitude s’assemble autour de lui, car il avait convoqué quantité de gens.
[1] II Samuel, XV, 1.
[2] Josèphe offre ici une leçon plus satisfaisante que les « au bout de quarante ans » de l’hébreu ; Absalon ne peut, en effet, avoir cet âge, et David n’a que 40 ans de règne en tout. Les principaux mss. des LXX ont aussi 40 ans mais la version lucienne et la Peschito ont, comme Josèphe, 4 ans.
2.[3] Avec eux arriva aussi Achitophel(os) le Gelmonéen[4], conseiller de David, ainsi que deux cents hommes de Jérusalem même, qui ne soupçonnaient rien de l’entreprise, mais croyaient simplement venir assister à un sacrifice. Et voici qu’Absalon, avant machiné son stratagème, se fait proclamer roi par tout le monde assemblé. Quand David apprit l’événement et la conduite imprévue de son fils, il fut à la fois effrayé et surpris de tant d’impiété et d’audace : ainsi Absalon non seulement avait oublié le pardon accordé à ses fautes, mais s’engageait dans une entreprise plus grave encore et plus scélérate, d’abord en aspirant à une royauté que Dieu ne lui destinait pas, ensuite en dépouillant son père. Il résolut alors de s’enfuir au delà du Jourdain. Après avoir convoqué les plus dévoués de ses amis, il s’entretint avec eux de la démence de son fils et, s’en remettant pour toutes choses à la justice de Dieu, il laisse le palais à la garde de dix concubines et quitta Jérusalem, avec toute une foule qui s’empressa de l’accompagner et les six cents hommes d’armes qui s’étaient déjà joints à sa première fuite, du vivant de Saül. Quant à Abiathar et Sador, les grands-prêtres, qui voulaient partir avec lui, et tous les Lévites, il les persuada de demeurer avec l’arche, car Dieu les sauverait, même sans qu’on emportât celle-ci ; mais il leur recommanda de l’informer en secret de tout ce qui se passerait. Il avait d’ailleurs des serviteurs de toute confiance dans la personne d’Achimas, fils de Sadoc, et de Jonathès, fils d’Abiathar[5]. Éthi le Gitthéen[6] partit aussi avec lui, contre le gré de David, qui voulait le persuader de rester, ce qui accrut la bienveillance que David lui témoignait. Comme il gravissait le Mont des Oliviers[7], pieds nus, et que tous ceux qui étaient avec lui pleuraient, on lui annonce qu’Achitophel lui-même est avec Absalon et embrasse son parti. Cette nouvelle augmenta encore son chagrin et il implora Dieu, lui demandant de détacher d’Achitophel la confiance d’Absalon. Car il craignait que celui-ci ne le persuadât d’obéir à ses conseils perfides, et il le savait homme capable, très habile à discerner le parti le plus avantageux. Parvenu au sommet de la montagne, il considérait la ville et priait Dieu en versant d’abondantes larmes, comme s’il avait déjà perdu sa couronne. Il rencontra alors un homme, d’une amitié sûre, nommé Chousi[8]. Le voyant les vêtements déchirés, la tête couverte de cendre et se lamentant au sujet de cette révolution, David le consola, l’exhorta à calmer son chagrin et enfin le conjura de s’en aller auprès d’Absalon et de feindre d’être de son parti, afin de pénétrer les secrets de sa pensée et de combattre les conseils d’Achitophel : il lui serait ainsi plus utile qu’en demeurant avec lui. Chousi, obéissant à David, le quitta et se rendit à Jérusalem, où arrivait peu de temps après Absalon lui-même.
[3] II Samuel, XV, 10.
[4] Hébreu : Haguiloni. LXX : B. Θεxωνέε ; A. Γιλωναίφ. L. (leçon voisine de celle de Josèphe) : Γελμωναίος.
[5] Dans le texte biblique (II Samuel, XV, 27), David invite les deux grands-prêtres à garder leurs fils avec eux.
[6] Hébreu : Itthaï de Gath (un Philistin). La péricope d’Itthaï précède, dans l’Écriture, celle des grands-prêtres.
[7] II Samuel, XV, 30.
[8] Hébreu : Houschaï.
3.[9] David avait fait un peu de chemin lorsque vint à sa rencontre Sibas, l’esclave de Memphibosthos, l’homme qu’il avait envoyé prendre soin des biens donnés par lui au fils de Jonathan, fils de Saül. Sibas avait avec lui un attelage d’ânes chargés de vivres, dont il pria le roi de prendre tout ce dont lui et ses compagnons avaient besoin. Comme David demandait où il avait laissé Memphibosthos, il répondit : « à Jérusalem », où il s’attendait que le peuple, à la faveur des troubles présents et en mémoire des bienfaits dont l’avait comblé Saül, le proclamât roi. Outré de cette trahison, David gratifia Sibas de tous les biens qu’il avait donnés à Memphibosthos, estimant qu’il y avait bien plus de droit que son maître. Sibas en fut rempli de joie.
[9] II Samuel, XVI, 1.
4.[10] David était parvenu en un endroit appelé Baourin[11], quand s’avance à sa rencontre un parent de Saül, nommé Séméi, fils de Géras, qui se mit à lui lancer des pierres et des imprécations. Ses amis ayant entouré le roi pour le protéger, Séméi ne fit que continuer de plus belle à l’insulter, l’appelant meurtrier et artisan de mille maux. Il l’invitait à quitter le pays comme un impur et un maudit, et il rendait grâce à Dieu d’avoir arraché son trône à David et de lui avoir infligé par son propre fils la punition des crimes qu’il avait commis envers son maître. Tous étaient exaspérés de colère contre lui, et surtout Abisaï, qui voulait tuer Séméi, mais David contint l’élan de sa colère : « N’ajoutons pas, dit-il, aux malheurs présents une source de calamités nouvelles. Je n’ai ni honte, ni souci de ce chien enragé qui se jette sur moi ; je cède à Dieu qui envoie cet homme exhaler son délire contre nous. Il n’y a rien d’étonnant à ce que je sois ainsi traité par cet homme, puisqu’il me faut subir même l’iniquité d’un fils. Mais Dieu nous prendra peut-être en pitié et nous accordera le triomphe sur nos ennemis. » Il continua donc son chemin, sans se préoccuper de Séméi qui courait sur l’autre côté[12] de la montagne en criant force malédictions. Quand il fut arrivé au Jourdain, il y donna du repos à ses hommes harassés de fatigue.
[10] II Samuel, XVI, 5.
[11] Ou Σωρανοΰ (Σωραμον) selon quelques mss. ; voir plus loin § 225. Bible : Bahourim ; à noter la version L : Χορραμ (Χορραν, II Samuel, XIX, 17).
[12] Bible : « à côté de la montagne ». Sens obscur.
5.[13] Lorsque Absalon et Achitophel, son conseiller, furent arrivés à Jérusalem avec tout le peuple, l’ami de David[14] se présenta devant eux, se prosterna devant Absalon et lui souhaita de régner pour toujours. Cependant Absalon lui demande pourquoi lui, un des principaux amis de son père, connu pour sa fidélité à toute épreuve, n’était pas resté avec David, mais l’avait abandonné pour passer à son propre service. L’autre répondit avec habileté et prudence : « Il faut bien se conformer à la volonté de Dieu et du peuple entier ; or, comme ceux-ci sont venus à toi, seigneur, il est juste que je les suive à mon tour ; car c’est bien de Dieu que tu tiens la royauté. Je te témoignerai la même fidélité et le même zèle, si tu te confies à mon amitié, que tu sais que j’ai témoignés à ton père. Pourquoi s’irriter de la situation présente ? La royauté n’a pas passé dans une autre maison, elle est restée dans la même, puisque du père elle est échue au fils. » Ces paroles convainquirent Absalon qui, de fait, l’avait suspecté.
[13] II Samuel, XVI, 15.
[14] Cet ami est Chousi, cf. supra.
Il appelle ensuite Achitophel et le consulte sur la conduite à tenir. Celui-ci lui conseille d’user des concubines de son père : « Par là, en effet, disait-il, le peuple saura avec certitude que votre querelle est irréconciliable et il t’accompagnera avec beaucoup d’empressement à la guerre contre ton père ; jusqu’ici il a eu peur d’afficher une haine déclarée, craignant de vous voir vous accorder ensemble. » Docile à ce conseil, Absalon ordonne à ses serviteurs de lui dresser une tente sur le toit du palais royal, sous les yeux du peuple, puis il y pénètre et s’unit avec les concubines de son père. Ces choses se passèrent conformément à la prophétie que Nathan avait faite à David quand il lui révélait le futur attentat de son fils[15].
[15] Le rappel de la prédiction de Nathan ne se trouve pas dans le texte biblique.
6.[16] Absalon, ayant obéi ainsi aux suggestions d’Achitophel, sollicita une seconde fois ses conseils touchant la lutte contre son père. Achitophel lui demanda dix mille[17] hommes d’élite, promettant de tuer son père et de ramener saufs ses compagnons, et lui affirma que, David disparu, son trône serait désormais assuré. Quoique charmé de cet avis, Absalon fait venir Chousi, le grand ami de David, — c’est ainsi qu’il l’appelait, — et lui ayant communiqué l’avis d’Achitophel, lui demanda ce qu’il en pensait. Celui-ci, comprenant que si les conseils d’Achitophel se réalisaient, David risquait d’être pris et tué, hasarda un avis contraire : « Tu n’ignores pas, ô roi, la vaillance de ton père et de ses compagnons, car il a conduit beaucoup de guerres et en est sorti toujours victorieux de ses ennemis. Maintenant, il est vraisemblable qu’il est retranché dans son camp ; car c’est un très habile tacticien, sachant prévoir les ruses des ennemis qui le guettent ; mais vers le soir, quittant les siens, ou bien il ira se cacher dans quelque vallon encaissé, ou il se postera en embuscade derrière un rocher. Et quand les nôtres en seront venus aux mains, ses soldats à lui reculeront d’abord un peu, puis[18], enhardis par l’idée que le roi est près d’eux, ils reviendront à la charge ; et au milieu du combat, ton père, apparaissant tout à coup, exaltera l’ardeur des siens et frappera les tiens de terreur. Soumets donc aussi mon conseil à la réflexion, et quand tu l’auras reconnu bon, écarte l’avis d’Achitophel. Ce conseil. le voici : Expédie des messagers dans tout le territoire des Hébreux, et convoque ceux-ci à l’expédition dirigée contre ton père. Puis, te mettant à la tête des troupes, conduis-les toi-même à la guerre et ne confie cette tâche à nul autre. Tu peux espérer, en effet, le vaincre facilement si tu le surprends en pleine campagne avec peu de soldats, avant toi-même de nombreux milliers d’hommes brillant de manifester leur zèle et leur dévouement pour toi. Que si ton père s’enferme et affronte un siège, nous nous emparerons de la ville à l’aide de machines et de mines souterraines[19]. » Ce langage rencontra plus de faveur que celui d’Achitophel ; à l’avis de ce dernier Absalon préféra celui de Chousi. Dieu lui-même y avait incliné son esprit.
[16] II Samuel, XVII, 1.
[17] Bible : 12.000.
[18] Nous traduisons sur la correction de Niese (αΰθις δέ au lieu de αύτοί δέ).
[19] Anachronisme habituel à Josèphe ; la Bible dit : « On entourera la ville de cordes, et nous l’entrelacerons dans le torrent, etc. »
7.[20] Aussitôt Chousi va trouver les grands-prêtres Sadoc et Abiathar et leur expose l’avis d’Achitophel et le sien, et comment ses conseils à lui ont prévalu ; il leur prescrivit d’envoyer un message à David pour le mettre entièrement au courant de ces décisions et l’inviter en outre à se hâter de franchir le Jourdain, de crainte que son fils, se ravisant, ne s’élançât à sa poursuite et ne le surprit avant qu’il fût parvenu en lieu sûr. Or, les grands-prêtres tenaient à dessein leurs fils cachés en dehors de la ville, pour qu’ils pussent rapporter à David ce qui se passait. Ils envoyèrent donc une servante de confiance pour leur apporter les décisions d’Absalon, et leur mandèrent d’aller sur l’heure en informer David. Ceux-ci, sans ajournement ni retard, munis des instructions de leurs pères, se montrent mandataires pieux et fidèles et, estimant que plus ils feraient vite, mieux ils rempliraient leur mission, se mirent aussitôt en route pour aller trouver David. Ils étaient à peine à deux stades[21] de la ville, lorsque quelques cavaliers[22] les aperçoivent et les dénoncent à Absalon. Celui-ci aussitôt envoie des hommes pour se saisir d’eux. Mais les fils des grands-prêtres, s’étant méfiés, s’écartent de leur chemin, et gagnent sur-le-champ un village nommé Bachourès[23], non loin de Jérusalem ; là ils demandent à une femme de les cacher et de leur donner un abri sûr. Celle-ci fait descendre les jeunes gens dans un puits sur lequel elle posa des couvertures de laine[24]. Lorsque les gardes lancés à leur poursuite arrivèrent et s’informèrent si elle les avait vus, elle ne le nia point, mais ajouta qu’ils avaient bu chez elle, puis étaient repartis : si on leur donnait activement la chasse, on les rattraperait. Les gardes, après les avoir poursuivis longtemps sans résultat, revinrent sur leurs pas. Cependant, la femme, dès qu’elle les eut vus partir et que les jeunes gens ne risquaient plus de se faire prendre, les fit remonter du puits et les exhorta à poursuivre le chemin commencé. Et, après un voyage où ils redoublèrent de zèle et de promptitude, ils arrivèrent auprès de David et lui rapportèrent exactement tout ce qui avait été décidé par Absalon. Alors David ordonna à tous ses compagnons de franchir le Jourdain, malgré la nuit venue, et sans tarder davantage.
[20] II Samuel, XVII, 15.
[21] Distance ajoutée par Josèphe.
[22] Dans l’Écriture, c’est un enfant qui les dénonce.
[23] Dans la Bible, c’est le Bahourim de plus haut. Bachourès est peut-être la véritable leçon de Josèphe, et il faudrait lire ainsi au chap. IX, 4. A noter la variante de l’édition lucienne Βαιθχορρων.
[24] Hébreu : La femme prit et étendit la couverture sur le puits et étala par dessus des grains pilés (?). Les LXX ont simplement transcrit αραφώθ.
8.[25] Cependant Achitophel, voyant que son avis n’avait pas prévalu, monta sur une bête de somme, courut à Gelmon, sa ville natale, et, avant convoqué tous les siens, leur raconta[26] ce qu’il avait conseillé à Absalon, et comment, n’avant pu se faire écouter, il ne doutait pas de la perte prochaine de celui-ci : David aurait le dessus et remonterait sur le trône. Mieux valait, disait-il, quitter la vie librement et fièrement que d’attendre le châtiment que lui réservait David, si entièrement trahi par lui en faveur d’Absalon. Avant ainsi parlé et s’étant retiré dans le fond de sa maison, il se pendit. Le corps d’Achitophel, qui s’était fait ainsi son propre justicier, fut décroché et enseveli par ses parents. Cependant David, avant franchi le Jourdain, ainsi que nous l’avons dit plus haut, arrive aux Retranchements (Parembolai)[27], ville magnifique et très bien fortifiée. Il y est accueilli de grand cœur par tous les principaux du pays, à la fois par pitié pour sa détresse présente et par déférence pour sa prospérité passée. Ces hommes étaient Berzélaios le Galadite, Siphar, prince de l’Ammanitide[28], et Machir(os), le premier du pays de Galaditide[29]. Ils procurèrent à David et aux siens des vivres en grande abondance : lits dressés, pain, vin, en outre quantité de viande et tout ce qu’il fallait pour restaurer et nourrir des gens épuisés de fatigue.
[25] II Samuel, XVII, 23.
[26] Dans l’Écriture, il est dit simplement qu’Achitophel régla les affaires de sa maison. Tout le discours est de la façon de Josèphe.
[27] Mabanaïm.
[28] Hébreu : Schobi (LXX : Ουεσβί), fils de Naas, de Rabbath des Ammonites.
[29] Hébreu : Machir, fils d’Ammiel, de Lodebar.