Puis qu’ainsi est que nous avons constitué deux régimes en l’homme, et qu’avons desjà assez parlé du premier qui réside en l’âme, ou en l’homme intérieur, et concerne la vie éternelle, ce lieu-ci requiert que nous déclairions aussi bien le second, lequel appartient à ordonner seulement une justice civile, et réformer les mœurs extérieures. Car combien que cest argument semble estre eslongné de la Théologie et doctrine de la foy, que je traitte, toutesfois la procédure monstrera que c’est à bon droict que je l’y conjoin. Et sur tout pource qu’aujourd’huy il y a des gens forcenez et barbares, qui voudroyent renverser toutes polices, combien qu’elles soyent establies de Dieu. D’autre part, les flatteurs des Princes, magnifians sans fin et mesure la puissance d’iceux, les font quasi jouster contre Dieu. Ainsi qui n’iroit au-devant pour rembarrer ces deux vices, toute la pureté de la foy seroit confuse. D’avantage, ce nous est une chose bien utile pour estre édifiez en la crainte de Dieu, de sçavoir quelle a esté son humanité de prouvoir si bien au genre humain, afin que nous soyons tant plus incitez à le servir, pour testifier que nous ne sommes point ingrats ne mescognoissans. Premièrement, devant qu’entrer plus avant en ceste matière, il nous faut souvenir de la distinction ci-dessus mise, afin qu’il ne nous adviene ce qui advient communément à plusieurs, c’est de confondre inconsidérément ces deux choses, lesquelles sont du tout diverses. Car iceux, quand ils oyent une liberté estre promise en l’Evangile, laquelle ne recognoist Roy ne maistre entre les hommes, mais se tient à un seul Christ, ne peuvent comprendre quel est le fruit de leur liberté, ce pendant qu’ils voyent quelque puissance eslevée par-dessus eux. Pourtant ils ne pensent pas que la chose puisse bien aller, si tout le monde n’est converty en une nouvelle forme, en laquelle il n’y ait ne jugement, ne loix, ne magistrats, ny autres choses semblables, par lesquelles ils estiment leur liberté estre empeschée. Mais celuy qui sçaura discerner entre le corps et l’âme, entre ceste présente vie transitoire et la vie advenir, qui est éternelle, il entendra pareillement assez clairement que le Royaume spirituel de Christ et l’ordonnance civile sont choses fort distantes l’une de l’autre. Puis doncques que c’est une folie judaïque et de chercher et enclorre le règne de Christ sous les élémens de ce monde, nous plustost pensans, comme l’Escriture apertement nous enseigne, le fruit que nous avons à recevoir de la grâce de Christ estre spirituel, prenons songneusement garde de bien retenir en ses limites ceste liberté, laquelle nous est promise et offerte en iceluy Christ. Car pourquoy est-ce que l’Apostre mesme, qui nous commande de nous tenir fermes, et ne nous assujetir au joug de servitude Gal. 5.1, en un autre passage enseigne les serviteurs de ne se soucier de quel estat ils soyent, sinon que la liberté spirituelle peust très-bien consister avec servitude civile 1Cor. 7.21 ; Col. 3.22 ? Auquel sens pareillement faut prendre les autres sentences de luy qui s’ensuyvent. Qu’au règne de Dieu il n’y a ne Juif ne Grec, ne masle ne femelle, ne serf ne libre. Item, il n’y a ne Juif ne Grec, ne Circoncision ny incirconcision, barbare ne Scythien : mais Christ est tout en tous Gal. 3.28 ; Col. 3.11. Par lesquelles sentences il signifie qu’il est indifférent de quelle condition nous soyons entre les hommes, ou de quelle nation nous tenions les loix, veu que le royaume de Christ n’est nullement situé en toutes ces choses.
Toutesfois ceste distinction ne tend point à ceste fin, que nous réputions la police pour une chose pollue et n’appartenant rien aux Chrestiens. Il est bien vray que les fantastiques, qui ne cherchent qu’une licence desbridée, ont aujourd’huy ceste manière de parler : c’est asçavoir, que puis que nous sommes morts par Christ aux élémens de ce monde, et translatez au Royaume de Dieu entre les célestes, c’est une chose trop vile pour nous et indigne de nostre excellence, de nous occuper à ces sollicitudes immondes et profanes, concernantes les négoces de ce monde, desquels les Chrestiens doyvent estre du tout eslongnez et estranges. De quoy servent les loix, disent-ils, sans plaidoyers et jugemens ? et de quoy appartienent les plaidoyers à l’homme chrestien. Et mesmes s’il n’est pas licite d’occire, à quel propos aurons-nous loix et jugemens ? Mais comme nous avons n’aguères adverty ceste espèce de régime estre différente au règne spirituel et intérieur de Christ : aussi il nous faut sçavoir d’autre part qu’elle n’y répugne nullement. Car iceluy règne spirituel commence desjà sur la terre en nous quelque goust du Royaume céleste, et en ceste vie mortelle et transitoire quelque goust de la béatitude immortelle et incorruptible : mais le but de ce régime temporel, est de nourrir et entretenir le service extérieur de Dieu : la pure doctrine et religion, garder l’estat de l’Eglise en son entier, nous former à toute équité requise à la compagnie des hommes pour le temps qu’avons à vivre entre eux, d’instituer nos mœurs à une justice civile, de nous accorder les uns avec les autres, d’entretenir et conserver une paix et tranquillité commune. Toutes lesquelles choses je confesse estre superflues, si le règne de Dieu, ainsi qu’il est maintenant en nous, esteint ceste présente vie. Mais si la volonté du Seigneur est telle, que nous cheminions sur terre ce pendant que nous aspirons à nostre vray pays, d’avantage, si telles aides sont nécessaires à nostre voyage, ceux qui les veulent séparer de l’homme, luy ostent sa nature humaine. Car touchant ce qu’ils allèguent, qu’il y doit avoir en l’Eglise de Dieu une telle perfection, laquelle soit assez suffisante pour toutes loix : ils imaginent follement ceste perfection, laquelle ne se pourroit jamais trouver en la communauté des hommes. Car puisque l’insolence des meschans est si grande, et la mauvaistie tant rebelle, qu’à grand’peine y peut-on mettre ordre par la rigueur des loix, que pouvons-nous attendre d’eux, s’ils se voyent avoir une licence desbridée de mal faire, veu qu’à grand’peine mesmes par force ils s’en peuvent tenir ?
Mais il y aura ci-après lieu plus opportun de parler de l’utilité de la police. Pour le présent nous voulons seulement donner à entendre, que de la vouloir rejeter, c’est une barbarie inhumaine : puis que la nécessité n’en est moindre entre les hommes, que du pain, de l’eau, du soleil et de l’air : et la dignité en est encores beaucoup plus grande. Car elle n’appartient pas seulement à ce que les hommes mangent, boyvent et soyent sustentez en leur vie, combien qu’elle comprene toutes ces choses, quand elle fait qu’ils puissent vivre ensemble : toutesfois elle n’appartient point à ce seulement, mais à ce qu’idolâtrie, blasphèmes contre le nom de Dieu et contre sa vérité, et autres scandales de la religion ne soyent publiquement mis en avant, et semez entre le peuple : à ce que la tranquillité publique ne soit troublée : qu’à chacun soit gardé ce qui est sien : que les hommes communiquent ensemble sans fraude et nuisance : qu’il y ait honnesteté et modestie entre eux : en somme qu’il apparoisse forme publique de religion entre les Chrestiens, et que l’humanité consiste entre les humains. Et ne doit sembler estrange que je remets maintenant à la police la charge de bien ordonner la religion, laquelle charge il semble que j’aye ostée ci-dessus hors de la puissance des hommes. Car je ne permets yci aux hommes de forger loix à leur plaisir touchant la religion et la manière d’honorer Dieu, non plus que je faisoye par ci-devant : combien que j’approuve une ordonnance civile, laquelle prend garde que la vraye religion qui est contenue en la Loy de Dieu, ne soit publiquement violée et pollue par une licence impunie. Mais si nous traittons particulièrement chacune partie du gouvernement civil, cest ordre aidera aux lecteurs pour entendre quel jugement il en faut avoir en général. Or il y a trois parties. La première est le Magistrat, qui est le gardien et conservateur des loix. La seconde est la loy, selon laquelle domine le Magistrat. La troisième est le peuple, qui doit estre gouverné par les loix, et obéir au Magistral. Voyons doncques premièrement de l’estat du Magistrat : asçavoir si c’est une vocation légitime et approuvée de Dieu, quel est le devoir de son office, et jusqu’où s’estend sa puissance. Secondement, de quelles loix doit estre gouvernée une police chrestienne. Finalement, en quelle sorte se peut le peuple aider des loix, et quelle obéissance il doit à son supérieur.
Touchant l’estat des Magistrats, nostre Seigneur n’a pas seulement testifié qu’il est acceptable devant soy, mais qui plus est, en l’ornant de tiltres honorables, il nous en a singulièrement recommandé la dignité. Et pour le démonstrer en brief, ce que tous ceux qui sont constituez en prééminence sont appelez Dieux Exo. 22.8 ; Ps. 82.1, 6, est un tiltre qu’il ne faut pas estimer de légère importance : par lequel il est démonstré qu’ils ont commandement de Dieu, qu’ils sont authorisez de luy, et que du tout ils représentent sa personne, estans aucunement ses vicaires. Et cela n’est pas une glose de ma teste, mais l’interprétation mesme de Christ : Si l’Escriture, dit-il, a appelé Dieux, ceux ausquels la Parole de Dieu s’adressoit Jean 10.35. Et qu’est-ce là autre chose, sinon qu’ils ont charge et commission de Dieu, pour luy servir en leur office : et (comme disoyent Moyse et Josaphat à leurs juges qu’ils ordonnoyent sur chacune cité de Juda) Deut. 1.16 ; 2Chr. 19.6, pour exercer justice, non au nom des hommes, mais au nom de Dieu ? A ce mesme propos appartient ce que dit la Sapience de Dieu par la bouche de Solomon, que c’est de son œuvre que les Rois régnent et que les Conseillers font justice, que les Princes s’entretienent en leur domination, et que les Juges de la terre sont équitables Prov. 8.15-16. Cela vaut autant comme qui diroit qu’il n’advient point par la perversité des hommes, que les Rois et autres supérieurs obtienent leur puissance sur la terre : mais que cela vient de la providence et saincte ordonnance de Dieu, auquel il plaist de conduire en ceste sorte le gouvernement des hommes. Ce que sainct Paul évidemment démonstre, quand il nombre les prééminences entre les dons de Dieu, lesquels estans diversement distribuez aux hommes, se doyvent employer à l’édification de l’Eglise Rom. 12.8. Car combien qu’en ce lieu-là il parle de l’assemblée des Anciens, qui estoyent ordonnez en l’Eglise primitive pour présider sur la discipline publique, lequel office il appelle en l’Epistre aux Corinthiens, Gouvernement 1Cor. 12.28 : toutesfois puis que nous voyons la puissance civile revenir à une mesme fin, il n’y a nulle doute qu’il ne nous recommande toute espèce de juste prééminence. Et il le démonstre, encores plus clairement où il entre en propre disputation de ceste matière. Car il enseigne que toute telle puissance est ordonnance de Dieu, et qu’il n’y en a nulles qui ne soyent establies de luy. Derechef, que les Princes sont ministres de Dieu pour honorer ceux qui font bien, et prendre la vengence de son ire contre ceux qui font mal Rom. 13.1, 4. Yci pareillement se doyvent rapporter les exemples des saincts personnages, desquels les uns ont obtenu royaumes, comme David, Josias, Ezéchias : les autres gouvernemens et grans Estats sous les Rois, comme Joseph et Daniel : les autres la conduite d’un peuple libre, comme Moyse, Josué et les Juges : desquels nous cognoissons l’estat avoir esté acceptable à Dieu, comme il l’a déclairé. Parquoy on ne doit aucunement douter que supériorité civile ne soit une vocation non-seulement saincte et légitime devant Dieu, mais aussi très-sacrée et honorable entre toutes les autres.
Ceux qui voudroyent que les hommes vesquissent pesle-mesle comme rats en paille, répliquent, encore que jadis il y eust eu des Rois et gouverneurs sur le peuple des Juifs qui estoit rude, toutesfois que ce n’est pas chose aujourd’huy convenable à la perfection que Jésus-Christ nous a apportée en son Evangile, d’estre ainsi tenus en servitude. En quoy non-seulement ils descouvrent leur bestise, mais aussi leur orgueil diabolique, en se vantant de perfection, de laquelle ils ne sçauroyent monstrer la centième partie. Mais quand ils seroyent les plus parfaits qu’on sçauroit dire, la réfutation en est bien aisée. Car David après avoir exhorté les Rois et Princes à baiser le Fils de Dieu en signe d’hommage Ps. 2.12, ne leur commande pas de quitter leur estat pour se faire personnes privées : mais d’assujetir leur authorité, et le pouvoir qu’ils obtienent à nostre Seigneur Jésus, afin qu’il ait luy seul prééminence sur tous. Pareillement Isaïe en promettant que les Rois seront nourriciers de l’Eglise, et les Roynes nourrices Esaïe 49.23, ne les dégrade pas de leur honneur, mais plustost il les establit avec tiltre honorable, patrons et protecteurs des fidèles serviteurs de Dieu. Car ceste prophétie-là appartient à la venue de nostre Seigneur Jésus. Je laisse de propos délibéré beaucoup d’autres tesmoignages qui se présenteront çà et là aux lecteurs, et sur tout aux Pseaumes. Mais il y a un lieu notable par-dessus tous en sainct Paul, où admonestant Timothée de faire prières publiques pour les Rois il adjouste quant et quant ceste raison, Afin que nous vivions paisiblement sous eux, en toute crainte de Dieu et honnesteté 1Tim. 2.2. Par lesquels mois il appert qu’il les fait tuteurs ou gardiens de l’estat de l’Eglise.
A quoy les Magistrats doyvent bien penser continuellement : veu que ceste considération leur peut estre un bon aiguillon pour les picquer à faire leur devoir, et leur peut apporter une merveilleuse consolation, pour leur faire prendre en patience les difficultés et fascheries qu’ils ont à porter en leur office. Car à combien grande intégrité, prudence, clémence, modération et innocence se doyvent-ils ranger et reigler, quand ils se cognoissent estre ordonnez ministres de la justice divine ? En quelle confiance oseront-ils donner entrée à quelque iniquité en leur siège, lequel ils entendront estre le throne de Dieu vivant ? En quelle hardiesse prononceront-ils sentence injuste de leur bouche, laquelle ils cognoistront estre destinée pour estre organe de la vérité de Dieu ? En quelle conscience signeront-ils quelque mauvaise ordonnance de leur main, laquelle ils sçauront estre ordonnée pour escrire les arrests de Dieu ? En somme, s’ils se souvienent qu’ils sont vicaires de Dieu, ils ont à s’employer de toute leur estude, et mettre tout leur soin de représenter aux hommes en tout leur faict, comme une image de la Providence, sauvegarde, bonté, douceur et justice de Dieu. D’avantage, ils ont à se mettre tousjours devant les yeux, que si tous ceux qui besongnent laschement en l’œuvre de Dieu sont maudits Jér. 48.10, quand il est question de faire sa vengence, par plus forte raison ceux-là sont maudits, qui en si juste vocation versent desloyamment. Pourtant Moyse et Josaphat, voulans exhorter leurs Juges à faire leur devoir, n’ont rien peu trouver pour mieux esmouvoir leur cœur, que ce que nous avons récité ci-dessus : c’est asçavoir, Voyez que vous ferez : car vous n’exercez point justice au nom des hommes, mais au nom de Dieu, lequel vous assiste aux jugemens. Maintenant doncques la crainte de Dieu soit sur vous, et regardez de faire comme il appartient : car il n’y a point de perversité envers le Seigneur nostre Dieu Deut. 1.16 ; 2Chr. 19.6. Et en un autre lieu il est dit, que Dieu s’est assis en la compagnie des dieux : et qu’au milieu des dieux il fait jugement Ps. 82.1 ; Esaïe 3.14. Ce qui doit bien toucher les cœurs des supérieurs. Car par ce ils sont enseignez qu’ils sont comme lieutenans de Dieu, auquel ils auront à rendre conte de leur charge. Et à bon droict les doit bien picquer cest advertissement : car s’ils font quelque faute, ils ne font pas seulement injure aux hommes, lesquels ils tormentent injustement, mais aussi à Dieu, duquel ils polluent les sacrez jugemens. Derechef, ils ont à se consoler très-amplement, en considérant que leur vocation n’est pas chose profane ny estrange d’un serviteur de Dieu : mais une charge très-saincte, veu qu’ils font mesmes et exécutent l’office de Dieu.
Au contraire, ceux qui ne se tienent pas contens de tant de tesmoignages de l’Escriture, qu’ils ne blasment encores ceste saincte vocation comme chose du tout contraire à la religion et piété chrestienne, que font-ils autre chose que brocarder Dieu mesme, sur lequel chéent tous les reproches qu’on fait à son ministère ? Et certes telle manière de gens ne réprouvent point les supérieurs, à ce qu’ils ne régnent sur eux, mais du tout ils rejettent Dieu. Car si ce qui fut dit par nostre Seigneur du peuple d’Israël, est véritable : c’est qu’ils ne pouvoyent souffrir qu’il régnast sur eux, pourtant qu’ils avoyent rejette la domination de Samuel 1Sam. 8.7. Pourquoy ne sera-il aujourd’huy aussi bien dit de ceux qui prenent licence de mesdire contre toutes les prééminences ordonnées de Dieu ? Mais ils objectent que nostre Seigneur défend à tous Chrestiens de ne s’entremettre de royaume ou supérioritez, en ce qu’il dit à ses disciples, que les Rois des gens dominent sur icelles : mais qu’il n’est pas ainsi entre eux, où il faut que celuy qui est le premier, soit fait le plus petit Luc 22.25-26. O les bons expositeurs ! Une contention s’estoit eslevée entre les Apostres, lequel seroit entre eux estimé de plus grande dignité. Nostre Seigneur pour réprimer ceste vaine ambition, déclaire que leur ministère n’est pas semblable aux royaumes, ausquels un précède comme chef sur tous les autres. Qu’est-ce, je vous prie, que ceste comparaison diminue de la dignité des Rois : et mesmes que prouve-elle du tout, sinon que l’estat royal n’est pas le ministère apostolique ? D’avantage, combien qu’il y ait diverses formes et espèces de supérieurs : toutesfois ils ne diffèrent rien en ce point, que nous ne les devions tous recevoir pour ministres ordonnez de Dieu. Car sainct Paul a comprins toutes lesdites espèces quand il a dit qu’il n’y a nulle puissance que de Dieu Rom. 13.1. Et celle qui est la moins plaisante aux hommes, est recommandée singulièrement par-dessus toutes les autres : c’est asçavoir la seigneurie et domination d’un seul homme, lasquelle pourtant qu’elle emporte avec soy une servitude commune de tous, excepté celuy seul au plaisir duquel elle assujetit tous les autres, elle n’a jamais esté agréable à toutes gens d’excellent et haut esprit. Mais l’Escriture d’autre part, pour obvier à ceste malignité des jugemens humains, afferme nommément que cela se fait par la providence de la sapience divine, que les Rois régnent Prov. 8.15 : et en spécial commande d’honorer les Rois 1Pi. 2.17.
Et certes c’est vaine occupation aux hommes privez : lesquels n’ont nulle authorité d’ordonner les choses publiques, de disputer quel est le meilleur estat de police. Et outre c’est une témérité d’en déterminer simplement, veu que le principal gist en circonstances. Et encores quand on compareroit les polices ensemble sans leurs circonstances, il ne seroit pas facile à discerner laquelle seroit la plus utile : tellement elles sont quasi égales chacune en son pris. On conte trois espèces de régime civil : c’est asçavoir, Monarchie, qui est la domination d’un seul, soit qu’on le nomme Roi, ou Duc, ou autrement : Aristocratie, qui est une domination gouvernée par les principaux et gens d’apparence : et Démocratie, qui est une domination populaire, en laquelle chacun du peuple a puissance. Il est bien vray qu’un Roy ou autre à qui appartient la domination, aisément décline à estre tyran. Mais il est autant facile quand les gens d’apparence ont la supériorité, qu’ils conspirent à eslever une domination inique : et encores il est beaucoup plus facile, où le populaire a authorité, qu’il esmeuve sédition. Vray est que si on fait comparaison des trois espèces de gouvernemens que j’ay récitées, que la prééminence de ceux qui gouverneront tenans le peuple en liberté, sera plus à priser : non point de soy, mais pource qu’il n’advient pas souvent, et est quasi miracle, que les Rois se modèrent si bien, que leur volonté ne se fourvoye jamais d’équité et droicture. D’autre part, c’est chose fort rare qu’ils soyent munis de telle prudence et vivacité d’esprit, que chacun voye ce qui est bon et utile. Parquoy le vice, au défaut des hommes, est cause que l’espèce de supériorité la plus passable et la plus seure, est que plusieurs gouvernent, aidans les uns aux autres, et s’advertissans de leur office, et si quelqu’un s’eslève trop haut, que les autres luy soyent comme censeurs et maistres. Car cela a tousjours esté approuvé par expérience : et Dieu aussi l’a confermé par son authorité, quand il a ordonné qu’elle eust lieu au peuple d’Israël, du temps qu’il l’a voulu tenir en la meilleure condition qu’il estoit possible, jusques à ce qu’il produisist l’image de nostre Seigneur Jésus en David, Et de faict, comme le meilleur estat de gouvernement est cestuy-là, où il y a une liberté bien tempérée et pour durer longuement : aussi je confesse que ceux qui peuvent estre en telle condition sont bien heureux, et di qu’ils ne font que leur devoir, s’ils s’employent constamment à s’y maintenir. Mesmes les gouverneurs d’un peuple libre doyvent appliquer toute leur estude à cela, que la franchise du peuple, de laquelle ils sont protecteurs, ne s’amoindrisse aucunement entre leurs mains. Que s’ils sont nonchalans à la conserver, ou souffrent qu’elle s’en aille en décadence, ils sont maistres et desloyaux. Mais si ceux qui par la volonté de Dieu vivent sous des Princes, et sont leurs sujets naturels, transfèrent cela à eux, pour estre tentez de faire quelque révolte ou changement, ce sera non-seulement une folle spéculation et inutile, mais aussi meschante et pernicieuse. Outreplus, si nous ne fichons pas seulement nos yeux sur une ville, mais que nous regardions et considérions ensemblement tout le monde, ou bien que nous jettions la veue sur divers pays, certainement nous trouverons que cela ne s’est point fait sans la providence de Dieu, que diverses régions fussent gouvernées par diverses manières de police. Car comme les élémens ne se peuvent entretenir sinon par une proportion et température inéguale : aussi les polices ne se peuvent pas bien entretenir sinon par certaine inéqualité. Combien qu’il ne soit jà mestier de remonstrer toutes choses à ceux ausquels la volonté de Dieu est suffisante pour toute raison. Car si c’est son plaisir de constituer Rois sur les royaumes, et sur les peuples libres autres supérieurs quelconques : c’est à nous à faire de nous rendre sujets et obéissans à quelconques supérieurs qui domineront au lieu où nous vivrons.
Or maintenant, il nous faut briefvement déclairer quel est l’office des Magistrats, selon qu’il est escrit par la Parole de Dieu, et en quelle chose il gist. Or si l’Escriture n’enseignoit qu’il appartient et s’estend à toutes les deux tables de la Loy, nous le pourrions apprendre des escrivains profanes : car n’y a nul d’entre eux ayant à traitter de l’office des Magistrats, de faire des loix : et ordonner la police, qui n’ait commencé par la religion et par le service de Dieu. Et par cela tous ont confessé qu’il ne se peut establir heureusement aucun régime en ce monde, qu’on ne prouvoye devant tout à ce point, que Dieu soit honoré ; et que les loix qui laissent derrière l’honneur de Dieu pour seulement procurer le bien des hommes, mettent la charrue devant les bœufs. Puis doncques que la religion a tenu le premier et souverain degré entre les Philosophes, et que cela a esté observé tousjours entre les peuples d’un commun accord, les Princes et Magistrats chrestiens doyvent bien avoir honte de leur brutalité, s’ils ne s’adonnent songneusement à ceste estude. Et desjà nous avons monstré que ceste charge leur est spécialement commise de Dieu. Comme c’est bien raison, puis qu’ils sont ses vicaires et officiers, et qu’ils dominent par sa grâce, qu’aussi ils s’employent à maintenir son honneur. Et les bons Rois que Dieu a choisis entre les autres, sont notamment louez de ceste vertu en l’Escriture, d’avoir remis au-dessus le service de Dieu, quand il estoit corrompu ou dissipé : ou bien d’avoir eu le soin que la vraye religion florist et demeurast en son entier. Au contraire l’histoire saincte, entre les inconvénients qu’apporte le défaut d’un bon gouvernement, dit que les superstitions avoyent la vogue, pource qu’il n’y avoit point de Roy en Israël ; et que chacun faisoit ce qu’il luy sembloit Jug. 21.25. Dont il est aisé de rédarguer la folie de ceux qui voudroyent que les Magistrats, mettans Dieu et la religion sous le pied, ne se meslassent que de faire droict aux hommes. Comme si Dieu avoit ordonné des supérieurs en son nom pour décider les différens et procès des biens terriens, et qu’il eust mis en oubli le principal, asçavoir qu’il soit deuement servy selon la reigle de sa Loy. Mais l’appétit et convoitise de tout innover, changer et remuer sans estre reprins, pousse tels esprits meutins et volages, de faire, s’il leur estoit possible, qu’il n’y eust nul juge au monde pour les tenir en bride. Quant à la seconde Table, Jérémie admoneste les Rois de faire jugement et justice : de délivrer celuy qui est opprimé par force, de la main du calomniateur : de ne contrister point les estrangers, vefves et orphelins : de ne faire injure aucune : de ne point espandre le sang innocent Jér. 21.12 ; 22.3. A quoy s’accorde l’exhortation conforme au Psaume LXXXII, de faire droict au povre et indigent, d’absoudre les povres et diseteux, et retirer les débiles et les povres de la main de l’oppresseur Ps. 82.3-4. Derechef Moyse commande aux gouverneurs, lesquels il avoit mis en sa place, d’ouyr la cause de leurs frères, de faire justice à celuy qui la demanderoit Deut. 1.16 : tant contre son frère que contre un estranger : de n’avoir point acception de personnes en jugement, mais faire droict tant au petit qu’au grand, et ne décliner point pour crainte des hommes, puis que le jugement est de Dieu. Je laisse ce qui est escrit en un autre lieu : c’est que les Rois ne doyvent multiplier leurs chevaux Deut. 17.16, ne mettre leur cœur à l’avarice, ne s’eslever orgueilleusement par-dessus leurs prochains : mais doyvent estre tout le temps de leur vie assiduellement à méditer la Loy de Dieu. Item, que les Juges ne doyvent décliner en une partie ny en l’autre, et n’accepter présens aucuns Deut. 16.19 : et autres sentences semblables, qu’on lit communément en l’Escriture. Car ce que j’ay yci entreprins de déclairer l’office des Magistrats, n’est pas tant pour les instruire de ce qu’ils ont à faire, que pour monstrer aux autres que c’est qu’un Magistrat, et à quelle fin il est ordonné de Dieu. Nous voyons doncques que les Magistrats sont constituez protecteurs et conservateurs de la tranquillité, honnesteté, innocence et modestie publique Rom. 13.3 : lesquels se doyvent employer à maintenir le salut et la paix commune de tous. Desquelles vertus David promet d’estre comme patron, quand il sera eslevé au siège royal : asçavoir de ne point dissimuler les forfaits et iniquitez, mais détester les meschans oppresseurs et orgueilleux Ps. 101.3-8, et de chercher de tous costez des bons conseilliers et fidèles. Or pour tant qu’ils ne se peuvent acquitter de cela, sinon qu’ils défendent les bons contre les injures des mauvais, et qu’ils subvienent et donnent aide à ceux qui sont oppressez : à ceste cause ils sont armez de puissance, pour réprimer et rigoureusement punir les malfaiteurs, par la meschanceté desquels la paix publique est troublée. Car à dire vray, nous voyons par expérience ce que disoit Solon, que toutes les Républiques consistent en deux choses : c’est asçavoir en la rémunération des bons, et en la punition des mauvais : lesquelles deux choses ostées, toute la discipline des sociétez humaines est dissipée et mise à néant. Car il y en a plusieurs qui n’ont pas grand’cure de bien faire, s’ils ne voyent les vertus estre récompensées par quelque honneur. Et d’autre part, la concupiscence des mauvais ne se peut refréner, s’ils ne voyent la vengence et punition preste. Et aussi ces deux parties sont comprinses au Prophète, en ce qu’il commande aux Rois et autres supérieurs, de faire jugement et justice Jér. 21.12 ; 22.3. Justice est, de recevoir les innocens en leur sauvegarde, les maintenir, défendre, soustenir et délivrer. Jugement est, de résister à la hardiesse des meschans, réprimer leurs violences, et punir leurs délicts.
Mais yci s’esmeut une question haute et difficile : asçavoir s’il est point défendu à tout Chrestien d’occir. Car si Dieu par sa Loy le défend, et si le Prophète prédit de l’Eglise de Dieu, qu’en icelle on n’affligera point, et ne fera-on mal à aucun Esaïe 11.9 ; 65.25, comme peuvent les Magistrats sans offense de piété, espandre sang humain ? Mais d’autre part, si nous entendons que le Magistrat en punissant ne fait rien de soy, ains que seulement il exécute les jugemens mesmes de Dieu, ce scrupule ne nous empeschera pas fort. Vray est que la Loy de Dieu défend d’occir Exo. 20.13 ; Deut. 5.17 ; Matt. 5.21 : au contraire aussi, afin que les homicides ne demeurent impunis, le souverain Législateur met le glaive en la main de ses ministres, pour en user contre les homicides. Et n’appartient pas aux fidèles d’affliger ne faire nuisance. Mais aussi ce n’est pas faire nuisance, ny affliger, de venger par le mandement de Dieu les afflictions des bons. Pourtant il est facile de conclurre qu’en ceste partie ils ne sont sujets à la loy commune : par laquelle combien que le Seigneur lie les mains de tous les hommes, toutesfois il ne lie pas sa justice, laquelle il exerce par les mains des Magistrats. Tout ainsi que quand un Prince défend à tous ses sujets de porter baston, ou blesser aucun, il n’empesche pas néantmoins ses officiers d’exécuter la justice, laquelle il leur a spécialement commise. Je voudroye que nous eussions tousjours ceste considération devant les yeux, qu’en cela il ne se fait rien par la témérité des hommes, mais de l’authorité de Dieu qui le commande ainsi faire, en la conduite de laquelle on ne décline jamais de la droicte voye. Car en considérant cela, nous ne trouverons rien à reprendre en la vengence publique, sinon que nous vueillons empescher la justice de Dieu, de punir les maléfices. Or s’il ne nous est licite de luy imposer loy, pourquoy calomnions-nous les ministres d’icelle ? Ils ne portent point le glaive sans cause, dit sainct Paul : car ils sont ministres de Dieu pour servir à son ire, et prendre vengence de ceux qui font mal Rom. 13.4. Parquoy si les Princes et autres supérieurs cognoissent qu’il n’y a rien plus agréable à Dieu que leur obéissance, s’ils veulent plaire à Dieu en piété, justice et intégrité, qu’ils s’employent à la correction et punition des pervers. Certainement Moyse estoit esmeu de ceste affection, quand se voyant estre ordonné par la vertu du Seigneur à faire la délivrance de son peuple, il meit à mort l’Egyptien Exo. 2.12 ; Actes 7.28. Derechef, quand il punit l’idolâtrie du peuple par la mort de trois mille hommes Exo. 32.27. David aussi estoit mené de tel zèle, quand sur la fin de ses jours il commanda à son fils Solomon de tuer Joab et Séméi 1Rois 2.5. Dont aussi en parlant des vertus royales, il met ceste-ci au nombre de raser les meschans de la terre, afin que tous les iniques soyent exterminez de la ville de Dieu Ps. 101.8. A cela aussi se rapporte la louange qui est donnée à Solomon, Tu as aymé justice, et as hay l’iniquité Ps. 45.7. Comment l’esprit de Moyse, doux et bénin, se vient-il à enflamber d’une telle cruauté, qu’ayant les mains sanglantes du sang de ses frères, il ne face fin de tuer, jusques à en avoir occis trois mille Exo. 32.27. Comment David, homme de si grande mansuétude en sa vie, fait-il entre ses derniers souspirs un testament si inhumain, en ordonnant que son fils ne conduise point jusques au sépulchre la vieillesse de Joab et Séméi en paix 1Rois 2.5-8 ? Mais certes l’un et l’autre, en exécutant la vengence à eux commise de Dieu, ont par icelle cruauté (si ainsi elle doit estre nommée) sanctifié leurs mains, lesquelles ils eussent souillées en pardonnant. C’est abomination devant les Rois, dit Solomon, de faire iniquité : car un siège royal est confermé par justice Prov. 16.12. Derechef, le Roy qui sied au throne de jugement, jette l’œil sur tous les mauvais Prov. 20.8 : c’est asçavoir, pour les punir. Item, Le Roy sage dissipe les meschans, et les tourne sur la roue Prov. 20.26. Item, Qu’on sépare l’escume de l’argent, et l’orfèvre fera le vaisseau qu’il demande : qu’on oste l’homme pervers de devant la face du Roy, et son throne sera estably en justice Prov. 25.4-5. Item, Tant celuy qui justifie l’inique, que celuy qui condamne le juste, est abominable à Dieu Prov. 17.15. Item, Celuy qui est rebelle attire la calamité sur soy : et le message de mort luy est envoyé Prov. 17.11. Item, Les peuples et nations maudissent celuy qui dit à l’inique. Tu es juste Prov. 24.24. Or si leur vraye justice est de persécuter les meschans à glaive desgainé, s’ils se veulent abstenir de toute sévérité, et conserver leurs mains nettes de sang, ce pendant que les glaives des meschans sont desgainez à faire meurtres et violences, ils se rendront coulpables de grande injustice : tant s’en faut qu’en ce faisant ils soyent louez de justice, ou de bonté. Toutesfois j’enten avec cela, que trop grande et trop aspre rudesse n’y soit meslée, et que le siège d’un juge ne soit pas un gibet desjà dressé. Car je ne suis pas celuy qui vueille favoriser à quelque cruauté désordonnée, ou qui vueille dire qu’une bonne et juste sentence se puisse prononcer sans clémence : laquelle tousjours doit avoir lieu au conseil des Rois, et laquelle, comme dit Solomon, est la vraye conservation du throne royal Prov. 20.28. Et pourtant il n’a pas esté mal dit anciennement de quelqu’un, que c’estoit la principale vertu des Princes. Mais il faut qu’un Magistrat se donne garde de tous les deux : c’est asçavoir que par sévérité désordonnée il ne navre plus qu’il ne médecine : ou que par folle et superstitieuse affectation de clémence, il ne soit cruel en son humanité, en abandonnant toutes choses par sa facilité, avec le grand détriment de plusieurs. Car ce qui s’ensuyt n’a pas esté autresfois dit sans cause : c’est qu’il fait mauvais vivre sous un Prince, sous lequel rien ne soit permis : mais qu’il fait beaucoup pire sous celuy qui laisse toutes choses en abandon[b].
[b] Apud Dionem.
Or pourtant qu’il est quelquesfois nécessaire aux Rois et aux peuples d’entreprendre guerre pour exercer icelle vengence, nous pouvons de ceste raison pareillement estimer que les guerres tendantes à celle fin, sont légitimes. Car si la puissance leur est baillée pour conserver la tranquillité de leur pais et territoire, pour réprimer les séditions des hommes noiseux et ennemis de paix, pour secourir ceux qui souffrent violence, pour chastier les maléfices, la pourroyent-ils employer à meilleure occasion, qu’à rompre et abatre les efforts de ceux par lesquels tant le repos d’un chacun particulièrement, que la commune tranquillité de tous est troublée, et lesquels séditieusement font esmeutes, violences, oppressions, et autres maléfices ? S’ils doyvent estre gardes et défenseurs des loix, il appartient qu’ils rompent les efforts de tous ceux par l’injustice desquels la discipline des loix est corrompue. Et mesmes s’ils punissent à bon droict les brigans lesquels n’auront fait tort qu’à peu de personnes, doyvent-ils laisser toute la région estre vexée par briganderies, sans y mettre la main ? Car il ne peut chaloir si celuy qui se jette sur le territoire d’autruy, auquel il n’a nul droict pour y faire pillages et meurtres, soit Roy ou homme de bas estat. Toutes telles manières de gens doyvent estre réputez comme brigans, et punis pour tels. La nature mesme nous enseigne cela, que le devoir des Princes est d’user du glaive, non-seulement pour corriger les fautes des personnes privées, mais aussi pour la défense des pais à eux commis, si on y fait quelque agression. Pareillement le sainct Esprit nous déclaire en l’Escriture, que telles guerres sont légitimes.
Si quelqu’un objecte qu’il n’y a nul tesmoignage ny exemple au Nouveau Testament, pour prouver qu’il soit licite aux Chrestiens de faire guerre : premièrement. Je respon que la mesme raison qui estoit anciennement, dure encores aujourd’huy : et qu’il n’y a au contraire nulle cause qui empesche les Princes de maintenir leurs sujets. Secondement, je di qu’il ne faut point chercher déclaration de cela en la doctrine des Apostres, veu que leur intention a esté d’enseigner quel est le règne spirituel de Christ, non point d’ordonner les polices terriennes. Finalement, je respon que nous pouvons bien recueillir du Nouveau Testament, que Jésus-Christ par sa venue n’a rien changé en cest endroict. Car si la discipline chrestienne, comme dit sainct Augustin, condamnoit toutes guerres, sainct Jehan-Baptiste eust donné conseil aux gendarmes qui veindrent à luy pour s’enquérir de leur salut, de jetter les armes bas et renoncer du tout à telle vacation. Or il leur a seulement défendu de ne faire violence, ne tort à personne, et leur a commandé de se contenter de leurs gages. En leur commandant de se contenter de leurs gages, il ne leur a point défendu de guerroyer[c]. Mais les Magistrats ont yci à se donner garde de n’obéir tant soit peu à leurs cupiditez. Plustost au contraire, soit qu’ils ayent à faire quelque punition, ils se doyvent abstenir d’ire, de haine, de sévérité trop rigoureuse. Et mesmes, comme dit sainct Augustin, pour l’humanité commune ils doyvent avoir compassion de celuy lequel ils punissent pour ses propres maléfices. Soit qu’il fale prendre les armes contre quelques ennemis, c’est-à-dire contre les brigans armez, ils ne doyvent point chercher occasion légère, et mesmes quand l’occasion s’offroit, ils la doyvent fuir, s’ils ne sont contraints par grande nécessité. Car s’il nous faut encores beaucoup mieux faire que les Payens n’enseignent, desquels quelqu’un dit, que la guerre ne doit tendre à autre fin qu’à chercher paix : il faut certes essayer tous moyens devant que venir aux armes[d]. Brief, en toute effusion de sang les Magistrats ne se doyvent permettre d’estre transportez d’affection particulière : mais doyvent estre menez d’un courage publique : autrement ils abusent meschamment de leur puissance, laquelle ne leur est pas donnée pour leur proufit particulier, mais pour en servir aux autres. De ce droict de batailler s’ensuyt que les garnisons, alliances et autres munitions civiles sont aussi licites. J’appelle Garnisons, les gendarmes qui sont disposez par les villes limitrophes, pour la conservation de tout le pays. J’appelle Alliances, les confédérations que font ensemble quelques Princes voisins, afin de s’aider l’un l’autre, s’il advenoit quelque trouble en leur territoire, et de résister en commun aux communs ennemis du genre humain. J’appelle Munitions civiles, toutes provisions qui appartienent à l’usage de guerre Luc 3.14.
[c] August., epist. V, Ad Marcellinum.
[d] Cicero, Officiorum, I.
Il me semble expédient d’adjouster encores ce point pour la fin : c’est que les tributs et imposts lesquels reçoyvent les Princes, leur sont revenus légitimes : lesquels néantmoins ils doyvent principalement employer à soustenir les charges de leur estat. Combien qu’aussi ils en puissent licitement user à entretenir assez amplement leur dignité domestique, laquelle est aucunement conjoincte avec la majesté de leurs offices. Comme nous voyons que David, Ezéchias, Josias, Josaphat et les autres saincts Rois, pareillement Joseph, Daniel ont sans offense de conscience vescu somptueusement du public, selon l’estat où ils estoient colloquez. Et d’avantage nous lisons en Ezéchiel, que grandes possessions par l’ordonnance de Dieu furent assignées aux Rois Ezéch. 48.21. Auquel lieu combien qu’il descrive le royaume spirituel de Christ, toutesfois il en prend le patron d’un royaume des hommes droict et légitime. Toutesfois il doit d’autre part souvenir aux Princes, que leurs domaines ne sont pas tant revenus privez, que pour appliquer au bien publique de tout le peuple, comme mesmes sainct Paul le tesmoigne Rom. 13.6, et pourtant, qu’ils n’en peuvent prodigalement abuser, sans faire injure au public. Ou plustost encores ils doyvent penser que c’est le propre sang du peuple, auquel ne point pardonner, c’est une très-cruelle inhumanité. Outreplus, ils doyvent estimer que leurs tailles, imposts, et autres espèces de tributs ne sont sinon subsides de la nécessité publique : desquels grever le povre populaire sans cause, c’est tyrannie et pillage. Ces choses ainsi remonstrées, ne donnent point courage aux Princes de faire despense et largesses désordonnées (comme certes il n’est pas mestier d’augmenter leurs cupiditez, lesquelles sont d’elles-mesmes trop plus enflambées qu’il ne faudroit), mais comme il est bien nécessaire qu’ils n’entreprenent rien sinon en saine conscience devant Dieu, afin qu’en osant d’avantage, ils ne vienent en contemnement de sa majesté, il est expédient qu’ils entendent que c’est qui leur est licite. Et n’est pas ceste doctrine superflue aux personnes privées, lesquelles par cela apprendront de ne reprendre et condamner la despense des Princes, combien qu’elle outrepasse l’ordre et l’usage commun.
Après les Magistrats s’ensuyvent les loix, qui sont vrais nerfs, ou (comme Cicéron après Platon les appelle) âmes de toutes Républiques : sans lesquelles loix ne peuvent aucunement consister les Magistrats, comme derechef elles sont conservées et maintenues par les Magistrats. Pourtant, on ne pouvoit mieux dire, que d’appeler la loy, un Magistrat muet, et le Magistrat, une loy vive. Or ce que j’ay promis de déclairer par quelles loix doit estre gouvernée une police chrestienne, n’est pas que je vueille entrer en longue disputation, asçavoir quelles seroyent les meilleures loix : laquelle seroit infinie, et ne convient pas à nostre présent propos. Seulement je marqueray en brief, et comme en passant, de quelles loix elle peut sainctement user devant Dieu, et estre justement conduite envers les hommes. Ce que mesmes j’eusse laissé à dire, n’estoit que je voy que plusieurs errent dangereusement en cest endroict. Car aucuns nient qu’une République soit bien ordonnée, si en délaissant la police de Moyse, elle est gouvernée des communes loix des autres nations. De laquelle opinion je laisse à penser aux autres combien elle est dangereuse et séditieuse. Il me suffira à présent de monstrer qu’elle est plénement fausse et folle. Premièrement, il nous faut noter la distinction commune, laquelle divise toute la Loy de Dieu baillée par Moyse en trois parties : c’est asçavoir en mœurs, cérémonies, et jugemens. Et faut considérer à part chacune des parties, pour bien entendre ce qui nous en appartient ou non. Or ce pendant nul ne se doit arrester à ce scrupule, que mesmes les jugemens et cérémonies sont contenues sous les mœurs. Car les anciens qui ont trouvé ceste distinction, combien qu’ils n’ignorassent point que les cérémonies et jugemens se rapportoyent aux mœurs : néantmoins pourtant que l’un et l’autre se pouvoir changer et abolir, sans corrompre ne diminuer les bonnes mœurs, à ceste cause ils n’ont point appelé ces deux parties, Morales : mais ont attribué ce nom à icelle partie, de laquelle dépend la vraye intégrité des mœurs.
Nous commencerons doncques à la loy morale, laquelle comme ainsi soit qu’elle contiene deux articles, dont l’un nous commande de simplement honorer Dieu par pure foy et piété, et l’autre d’estre conjoincts avec nostre prochain par vraye dilection, à ceste cause elle est la vraye et éternelle reigle de justice, ordonnée à tous hommes eu quelque pays qu’ils soyent, ou en quelque temps qu’ils vivent, s’ils veulent reigler leur vie à la volonté de Dieu. Car c’est sa volonté éternelle et immuable, qu’il soit honoré de nous tous, et que nous nous aimions mutuellement l’un l’autre. La loy cérémoniale a esté une pédagogie de Juifs, c’est-à-dire doctrine puérile, laquelle il a pleu à nostre Seigneur de donner à ce peuple-là comme une exercitation de son enfance, jusques à ce que le temps de plénitude veinst, auquel il manifestast les choses qui estoyent lors figurées en ombre Gal. 4.4. La loy judiciale qui leur estoit baillée pour police, leur enseignoit certaines reigles de justice et d’équité, pour vivre paisiblement ensemble, sans faire nuisance les uns aux autres. Or comme l’exercitation des cérémonies appartenoit à la doctrine de piété, qui est le premier point de la loi morale, (d’autant qu’elle nourrissoit l’Eglise judaïque en la révérence de Dieu) toutesfois elle estoit distincte de la vraye piété : aussi pareillement combien que leur loy judiciaire ne tendist à autre fin qu’à la conservation d’icelle mesme charité qui est commandée en la Loy de Dieu, toutesfois elle avoit sa propriété distincte, qui n’estoit pas comprinse sous, le commandement de charité. Comme doncques les cérémonies ont esté abroguées, la vraye religion et piété demeurant en son entier : aussi lesdites loix judiciaires peuvent estre cassées et abolies, sans violer aucunement le devoir de charité. Or si cela est vray (comme certainement il est) la liberté est laissée à toutes nations de se faire telles loix qu’ils adviseront leur estre expédientes, lesquelles néantmoins soyent compassées à la reigle éternelle de charité : tellement qu’ayans seulement diverse forme, elles vienent à un mesme but. Car je ne suis point d’advis qu’on doyve réputer pour loix je ne sçay quelles loix barbares et bestiales : comme estoyent celles qui rémunéroyent les larrons par certain pris : qui permettoyent indifféremment la compagnie d’hommes et de femmes, et autres encores plus vilenes, outrageuses, et exécrables : veu qu’elles sont estranges non-seulement de toute justice, mais aussi de toute humanité.
Ce que j’ay dit s’entendra clairement, si en toutes loix nous contemplons les deux choses qui s’ensuyvent : c’est asçavoir l’ordonnance de la loy, et l’équité sur la raison de laquelle est fondée l’ordonnance. L’équité, d’autant qu’elle est naturelle, est tousjours une mesme à tous peuples : et pourtant toutes les loix du monde de quelque affaire que ce soit, doyvent revenir à une mesme équité. Touchant des constitutions ou ordonnances, d’autant qu’elles sont conjoinctes avec circonstances, dont elles dépendent en partie, il n’y a nul inconvénient qu’elles soyent diverses, mais qu’elles tendent toutes pareillement à un mesme but d’équité. Or comme ainsi soit que la loy de Dieu, que nous appelons Morale, ne soit autre chose sinon qu’un tesmoignage de la loy naturelle et de la conscience, laquelle nostre Seigneur a imprimée au cœur de tous hommes, il n’y a nulle doute que ceste équité de laquelle nous parlons maintenant, ne soit en icelle du tout déclairée. Pourtant il convient qu’icelle équité seule soit le but, la reigle et la fin de toutes loix. Derechef, toutes loix qui seront compassées à ceste reigle, qui tendront à ce but, et qui seront limitées en ces bornes, ne nous doyvent desplaire, comment que ce soit qu’elles diffèrent de la Loy mosaïque, ou bien entre elles-mesmes. La Loy de Dieu défend de desrober. On peut veoir en Exode quelle peine estoit constituée sur les larrecins en la police des Juifs Exo. 22.1. Les plus anciennes loix des autres nations punissoyent les larrons, leur faisant rendre au double de ce qu’ils avoient desrobé. Celles qui sont venues après, ont discerné entre le larrecin manifeste et occulte. Les autres ont procédé jusques à bannissement : aucunes jusques au fouet : les autres jusques à la mort. La Loy de Dieu défend de porter faux tesmoignage. Un faux tesmoignage estoit puni entre les Juifs de pareille peine qu’eust encouru celuy qui estoit faussement accusé, s’il eust esté convaincu Deut. 19.19. En aucuns autres pays il n’y avoit que peine d’ignominie : et en aucuns autres, du gibet. La Loy de Dieu défend de commettre homicide : toutes les loix du monde d’un commun accord punissent mortellement les homicides : toutesfois par divers genres de mort. Mais si est-ce qu’en telle diversité elles tendent toutes à une mesme fin. Car toutes ensemblement prononcent sentence de condamnation contre les crimes qui sont condamnez par la Loy éternelle de Dieu : c’est asçavoir, homicides, larrecins, adultères, faux tesmoignages : seulement elles ne convienent en équalité de peine. Ce qui n’est pas nécessaire, ne mesmes expédient. Il y a telle région qui seroit incontinent désolée par meurtres et brigandages, si elle n’exerçoit horribles supplices sur les homicides. Il y a tel temps qui requiert que les punitions soyent augmentées. S’il est advenu quelque trouble en un pays, il faudra corriger par nouveaux édits les maux qui ont accoustumé d’en sourdre. En temps de guerre on oublieroit toute humanité, si on n’y tenoit la bride plus estroite en punissant les excès. Pareillement tout seroit confus en temps de peste ou de famine, si on n’usoit de sévérité plus grande. Il y a telle nation qui a mestier d’estre griefvement corrigée de quelque vice spécial, auquel autrement elle seroit encline plus qu’autres. Celuy qui s’offenseroit de telle diversité, laquelle est très-propre à maintenir l’observance de la Loy de Dieu, ne devroit-il pas être jugé bien malin et envieux du bien public ? Car ce qu’aucuns ont accoustumé d’objecter, qu’on fait injure à la Loy de Dieu baillée par Moyse, quand en l’abolissant on luy en préfère des autres nouvelles, est chose trop frivole. Car les loix que chacuns supérieurs ont en leurs pays, ne sont pas simplement préférées à icelle comme meilleures : mais selon la condition et circonstance du temps, du lieu, et de la nation. D’avantage en ce faisant elle n’est point abroguée ne cassée, veu que jamais elle ne nous a esté commandée entre nous Gentils. Car nostre Seigneur ne l’a pas administrée par la main de Moyse, pour la publier sur toute nation et observer en toute la terre : mais ayant receu le peuple judaïque en sa spéciale sauvegarde, protection, conduite, et gouvernement, il luy a voulu estre aussi particulièrement Législateur : et comme il appartenoit à un bon Législateur et sage, il a eu en toutes les loix un singulier esgard à l’utilité de ce peuple.
Il reste maintenant de veoir ce que nous avions proposé au dernier lieu : c’est asçavoir en quelle sorte la compagnie des Chrestiens se peut aider des loix, des jugemens et des Magistrats : dont provient aussi une autre question, c’est quel honneur doyvent porter les personnes privées à leurs supérieurs, et jusques où elles leur doyvent obéir. Plusieurs estiment l’estat des Magistrats inutile entre les Chrestiens : lequel il ne leur est licite d’implorer, d’autant que toute vengence, toute contrainte et tout plaidoyer leur est défendu. Mais au contraire, puis que sainct Paul clairement tesmoigne qu’ils nous sont ministres de Dieu en bien Rom. 13.4 : par cela nous entendons la volonté de Dieu estre telle, que soyons défendus et gardez par leur puissance et confort contre la mauvaistie et injustice des iniques, et que nous vivions paisiblement sous leur sauvegarde. Or s’il est ainsi qu’ils nous seroyent en vain donnez de Dieu pour nostre protection, s’il ne nous estoit licite d’user d’un tel bien et bénéfice : il s’ensuyt manifestement que sans offense nous les pouvons implorer et requérir. Mais j’ay yci affaire à deux manières de gens. Car il y en a plusieurs qui bruslent d’une si grande rage de plaidoyer, que jamais ils n’ont repos en eux-mesmes, sinon quand ils combatent contre les autres. D’avantage, ils ne commencent jamais leurs plaidoyers qu’avec haines immortelles, et une convoitise désordonnée de nuire et faire vengence : et les poursuyvent avec une obstination endurcie, jusques à la ruine de leur adversaire. Ce pendant afin qu’il ne semble pas advis qu’ils facent rien que droictement, ils défendent telle perversité sous ombre de s’aider de justice. Mais il ne s’ensuyt pas que s’il est permis à quelqu’un de contraindre son prochain par jugement de faire raison, qu’il luy soit pourtant licite de le hayr, de luy porter affection de nuisance, de le poursuyvre obstinément sans miséricorde.
Que telles gens doncques apprenent ceste maxime : Que les jugemens sont légitimes à ceux qui en usent droictement. Derechef, que le droict usage est tel : Premièrement au demandeur, si estant injustement violé et oppressé, soit en son corps, soit en ses biens, il se vient mettre en la garde du Magistrat, luy expose sa complainte, luy fait sa requeste juste et équitable, mais sans quelque cupidité de vengence ou nuisance, sans haine et amertume, sans ardeur de contention : au contraire, estant plustost prest de quitter le sien et souffrir toutes choses, que de concevoir courroux et haine contre son adversaire. Secondement au défendeur, si estant adjourné il comparoist à l’assignation et défend sa cause par les meilleures excuses et raisons qu’il peut, sans amertume aucune, mais d’une simple affection de conserver ce qui est sien, en justice. D’autrepart, si les courages sont entachez de malvueillance, corrompus d’envie, enflambez d’indignation, stimulez de vengence, ou comment que ce soit tellement picquez que la charité en soit diminuée, toutes les procédures des plus justes causes du monde ne peuvent estre qu’iniques et meschantes. Car il faut que ceste résolution soit arrestée entre tous les Chrestiens, que nul ne peut mener procès, quelque bonne et équitable cause qu’il ait, s’il ne porte à son adversaire une mesme affection de bénévolence et dilection, que si l’affaire qui est débatue entre eux estoit desjà amiablement traitté et appaisé. Quelqu’un possible objectera, que tant s’en faut que jamais on voye en jugement une telle modération et tempérance, que s’il advenoit quelquesfois d’y en veoir, on le tiendroit pour un monstre. Certes je confesse que selon qu’est aujourd’huy la perversité des hommes, on ne trouve guères d’exemples de justes plaidoyeurs : mais toutesfois la chose de soy ne laisse pas d’estre bonne et pure, si elle n’estoit souillée de mauvais accessoire. Au reste, quand nous oyons dire que l’aide du Magistrat est un sainct don de Dieu, d’autant plus nous faut-il songneusement garder de le polluer par nostre vice.
Mais ceux qui simplement et du tout réprouvent toutes controversies de jugemens, doyvent entendre qu’ils rejettent une saincte ordonnance de Dieu, et un don du nombre de ceux qui peuvent estre purs à ceux qui sont purs : s’ils ne veulent accuser sainct Paul de crime, lequel a repoussé les mensonges et fausses injures de ses accusateurs, mesmes en descouvrant leur cautèle et malice, et en jugement a acquis le privilège de la cité romaine à luy deu : et quand mestier a esté il a appelé de la sentence inique du Lieutenant, au siège impérial de César Actes 22.1 ; 24.12 ; 25.10-11. Et ne contrevient point à ce, la défense faite à tous Chrestiens de n’avoir aucune convoitise de vengence Lév. 19.18 ; Matt. 5.39 ; Deut. 32.35 ; Rom. 12.19 : laquelle convoitise aussi nous voulons estre excluse de tous les plaidoyers des fidèles. Car soit en matière civile qu’on plaide, celuy ne marche point droictement qui fait autre chose que commettre sa cause en la main du Juge comme d’un tuteur public, en une simplicité innocente, et ne pensant rien moins que de rendre mal pour mal, qui est l’affection de vengence : soit en matière criminelle qu’on poursuyve aucune cause, je n’approuve point un accusateur, sinon celuy qui vient en jugement sans estre aucunement esmeu d’ardeur de vengence, sans estre aucunement picqué de son offense privée, mais seulement ayant affection d’empescher la mauvaistie de celuy qui l’accuse, et de rompre ses efforts, afin qu’ils ne nuisent au public. Or quand le courage de vengence est osté, il ne se commet rien contre ce commandement par lequel la vengence est défendue aux Chrestiens. Et si on vient à objecter, que non-seulement il leur est défendu d’appéter vengence, mais aussi qu’il est commandé, d’attendre la main du Seigneur, lequel promet de subvenir aux affligez et oppressez, et pourtant que ceux qui requièrent l’aide du Magistrat pour eux, ou pour les autres, anticipent ceste vengence de Dieu : je respon que non font. Car il faut penser que la vengence du Magistrat n’est pas de l’homme, mais de Dieu : laquelle (comme dit sainct Paul) nous est eslargie de luy par le ministère des hommes Rom. 13.4.
Nous ne combatons non plus contre les paroles de Christ : par lesquelles il défend de résister au mal, et commande de présenter la joue droicte à celuy qui nous aura frappé en la senestre, et de laisser le manteau à celuy qui nous aura osté nostre saye Matt. 5.39 : Vray est que par cela il requiert que les courages de ses serviteurs se démettent tellement de convoitise de vengence, qu’ils ayment mieux que l’injure leur soit doublée, que de penser comment ils rendront la pareille : de laquelle patience nous aussi ne le destournons point. Car véritablement il faut que les chrestiens soyent comme un peuple nay et fait à souffrir injures et contumélies, estant sujet à la mauvaistie, aux tromperies et mocqueries des meschans. Et non-seulement ce, mais il faut aussi qu’ils portent tous ces maux en patience : c’est-à-dire qu’ils ayent leurs cœurs rangez à ceste raison, qu’ayans souffert une affliction ils s’apprestent à en recevoir une autre : et n’attendent autre chose en toute leur vie, sinon une souffrance de croix perpétuelle. Cependant, qu’ils facent bien à ceux qui leur tiennent tort, et qu’ils prient pour ceux qui mesdisent d’eux, et s’efforcent de vaincre le mal par le bien Rom. 12.14, 21, qui est leur seule victoire. Quand ils auront leurs vouloirs ainsi disposez, ils ne demanderont point un œil pour un œil, ny une dent pour une dent (comme les Pharisiens enseignoyent leurs disciples d’appéter vengence) mais (comme Christ instruit les siens) ils souffriront tellement les offenses qui leur seront faites en leurs corps et en leurs biens, qu’ils seront prests de les pardonner incontinent Matt. 5.39. D’autrepart néantmoins, ceste douceur et modération de leurs courages n’empeschera point qu’en gardant entière amitié envers leurs ennemis, ils ne s’aident du confort du Magistrat à la conservation de leur bien : ou que pour l’affection du bien public ils ne demandent la punition des pervers et pestilens, lesquels on ne peut autrement corriger qu’en les punissant. Sainct Augustin touche à la vérité ce qui en est, disant que tous ces commandemens tendent à ce but, qu’un homme de bien et craignant Dieu soit prest d’endurer patiemment la malice de ceux lesquels il désire estre bons, afin que le nombre des bons croisse, plustost que luy s’adjoigne à la compagnie des meschans. Secondement, qu’ils appartienent plus à l’affection intérieure du cœur qu’à l’œuvre extérieure, afin qu’au dedans du cœur nous ayons patience, aimans nos ennemis : ce pendant, que nous facions par dehors ce que nous cognoissons estre utile pour le salut de ceux ausquels nous devons porter amitié[e].
[e] Epist. V. Ad Marcellin.
Finalement, l’objection qu’on a accoustumé de faire, que tous plaidoyers, sont condamnez par sainct Paul, est très-fausse. Il est facile d’entendre par ses paroles, qu’il y avoit en l’Eglise des Corinthiens une ardeur véhémente et désordonnée de plaidoyer 1Cor. 6.6, jusques à donner aux infidèles occasion de mesdire de l’Evangile et de toute la religion chrestienne. C’est ce que sainct Paul reprend premièrement en eux, que par l’intempérance de leurs contentions ils diffamoyent l’Evangile entre les infidèles. D’avantage, il reprend aussi ceste faute en eux, qu’ils discordoyent ainsi entre eux frères avec frères, et estoyent si loing de souffrir injure, que mesmes ils convoitoyent les biens les uns des autres, s’assailloyent, et portoyent dommage les uns aux autres. C’est doncques contre ceste cupidité enragée de plaidoyer qu’il combat, et non simplement contre toutes controversies. Mais il déclaire que du tout c’est mal fait, de ne pas plustost souffrir dommage et perdre de ses biens, que de travailler pour la conservation d’iceux, jusques à contentions : voyre, pource qu’ils s’esmouvoyent si tost à l’occasion de quelque petite fascherie ou dommage qu’on leur faisoit, pour entrer du premier coup en procès : il dit que cela est un signe qu’ils sont par trop faciles à irriter, et par conséquent trop impatiens. Car c’est là où revient toute la somme. Certainement les Chrestiens doyvent procurer cela, de plustost tousjours quitter leur droict, que de commencer procès, dont il leur soit difficile de sortir sinon avec un courage indigné et enflambé de haine contre leur frère. Mais quand quelqu’un verra qu’il pourra défendre son bien sans offense ne dommage de charité : s’il le fait ainsi, il ne commet rien contre la sentence de sainct Paul : principalement si c’est chose de grande importance, et dont le dommage luy soit grief à porter. En somme (comme nous avons dit au commencement) charité donnera très-bon conseil à un chacun : laquelle est tellement nécessaire en tous plaidoyers, que tous ceux par lesquels elle est violée ou blessée, sont iniques et maudits.
Le premier office des sujets envers leurs supérieurs, est d’avoir en grande et haute estime leur estat : le recognoissans comme une commission baillée de Dieu, et pour ceste cause leur porter honneur et révérence, comme à ceux qui sont lieutenans et vicaires de Dieu. Car on en voit aucuns lesquels se rendent assez obéissans à leurs Magistrats, et ne voudroyent point qu’il n’y eust quelque supérieur auquel ils fussent sujets, d’autant qu’ils cognoissent cela estre expédient pour le bien public : néantmoins ils n’ont autre estime d’un Magistrat, sinon que c’est un malheur nécessaire au genre humain. Mais sainct Pierre requiert plus grande chose de nous, quand il veut que nous honorions le Roy 1Pi. 2.17. Et Solomon, quand il commande de craindre Dieu et le Roy Prov. 24.21. Car sainct Pierre sous ce mot d’Honorer, comprend une bonne opinion et estime, laquelle il entend que nous ayons des Rois. Solomon en conjoignant aussi les Rois, avec Dieu, leur attribue une grande dignité et révérence. Sainct Paul donne aussi aux supérieurs un tiltre très-honorable quand il dit que nous devons estre sujets à eux non-seulement à cause de l’ire, mais pour la conscience Rom. 13.5. En quoy il entend que les sujets ne doyvent pas seulement estre induits de se tenir sous la sujétion de leurs Princes, par crainte et terreur d’estre punis d’eux (comme celuy qui se sent le plus foible cède à la force de son ennemi, voyant la vengence appareillée contre luy, s’il y résistoit) mais qu’ils doyvent garder ceste obéissance pour la crainte de Dieu, comme s’ils servoyent à Dieu mesme, d’autant que c’est de luy qu’est la puissance de leur Prince. Je ne dispute pas des personnes, comme si une masque de dignité devoit couvrir toute folie, sottise, ou cruauté, ou complexions meschantes, ou toutes vilenies, et par ce moyen acquérir aux vices la louange de vertus. Seulement je di que l’estat de supériorité est de sa nature digne d’honneur et révérence, tellement que nous prisions ceux qui président sur nous, et les ayons en estime au regard de la domination qu’ils obtienent.
De cela s’ensuyt autre chose : c’est que les ayans ainsi en honneur et révérence, ils se doyvent rendre sujets à eux en toute obéissance : soit qu’il fale obéir à leurs ordonnances, soit qu’il fale payer impost, soit qu’il fale porter quelque charge, publique qui appartiene à la défense commune, ou soit qu’il fale obéir à quelques mandemens. Toute âme, dit sainct Paul, soit sujette aux puissances qui sont en prééminence. Car quiconques résiste à la puissance, résiste à l’ordre mis de Dieu Rom. 13.1-2. Il escrit aussi à Tite en ceste manière : Exhorte-les de se tenir en la sujétion de leurs Princes et supérieurs, d’obéir à leurs Magistrats, et d’estre prests à toutes bonnes œuvres Tite 3.1. Item, sainct Pierre dit, Soyez sujets à tout ordre humain pour l’amour du Seigneur : soit au Roy, comme ayant prééminence, soit aux gouverneurs, qui sont envoyez de par luy pour la vengence des mauvais, et à la louange de ceux qui font bien 1Pi. 2.13-14. D’avantage, afin que les sujets rendent tesmoignage qu’ils obéissent, non par feintise, mais d’un franc vouloir, sainct Paul adjouste qu’ils doyvent recommander à Dieu par oraison la conservation et prospérité de ceux sous lesquels ils vivent : J’admoneste, dit-il, que prières, obsécrations, requestes, actions de grâces soyent faites pour tous les hommes, pour les Rois et ceux qui sont constituez en dignité, afin que nous menions vie paisible et tranquille, avec toute saincteté et honnesteté 1Tim. 1.1-2. Et que nul ne se trompe yci. Car puis qu’on ne peut résister aux Magistrats sans résister à Dieu : combien qu’il semble advis qu’on puisse sans punition contemner un Magistrat foible et impuissant, toutesfois Dieu est fort et assez armé pour venger le contemnement de son ordonnance. Outreplus, sous ceste obéissance je compren la modération que doyvent garder toutes personnes privées, quant és affaires publiques : c’est de ne s’entremettre point de leur propre mouvement, de n’entreprendre point témérairement sur l’office du Magistrat : et du tout ne rien attenter en public. S’il y a quelque faute en la police commune qui ait besoin d’estre corrigée, ils ne doyvent pourtant faire escarmouche, et n’entreprendre d’y mettre ordre, ou mettre les mains à l’œuvre, lesquelles leur sont liées quant à cela : mais ils ont à le remonstrer au supérieur, lequel seul a la main desliée pour disposer du public. J’enten qu’ils ne facent rien de ces choses sans commandement. Car où le commandement du supérieur leur est baillé, ils sont garnis de l’authorité publique. Car comme on a de coustume d’appeler les conseillers d’un Prince, Ses yeux, et ses oreilles, d’autant qu’il les a destinez à prendre garde pour luy : aussi nous pouvons appeler Ses mains, ceux qu’il a ordonnez pour exécuter ce qui est de faire.
Or pourtant que jusques yci nous avons descrit un Magistrat tel qu’il doit estre, respondant vrayement à son tiltre : c’est asçavoir un père du pais lequel il gouverne, pasteur du peuple, gardien de paix, protecteur de justice, conservateur d’innocence : celuy seroit à bon droict jugé estre hors de son sens, qui voudroit réprouver telle domination. Mais pourtant qu’il advient le plus souvent que la pluspart des Princes s’eslongnent de la droicte voye, et que les uns n’ayans nul souci de faire leur devoir, s’endorment en leurs plaisirs et voluptez : les autres, ayans le cœur à l’avarice, mettent en vente toutes loix, privilèges, droicts et jugemens : les autres pillent le povre populaire, pour fournir à leurs prodigalitez désordonnées : les autres exercent droictes briganderies, en saccageant les maisons, violans les vierges, et femmes mariées, meurtrissans les innocens : il n’est pas facile de persuader à plusieurs, que tels doyvent estre recognus pour Princes, et qu’il leur fale obéir tant que possible est. Car quand entre des vices si énormes, et si estranges non-seulement de l’office d’un Magistrat, mais aussi de toute humanité, ils ne voyent en leur supérieur nulle forme de l’image de Dieu, laquelle devoit reluire en un Magistrat, et ne voyent nulle apparence d’un ministre de Dieu, qui est donné pour la louange des bons, et vengence contre les mauvais : pareillement, ils ne recognoissent point en luy ce supérieur, duquel la dignité et authorité nous est recommandée par l’Escriture. Et certainement ceste affection a tousjours esté enracinée aux cœurs des hommes, de ne point moins hayr et avoir en exécration les tyrans, que d’aimer et avoir en révérence les Rois justes et s’acquittans deuement de leur charge.
Toutesfois si nous dressons nostre veue à la Parole de Dieu, elle nous conduira plus loing. Car elle nous rendra obéissans non-seulement à la domination des Princes qui justement font leur office, et s’acquittent loyalement de leur devoir, mais à tous ceux qui sont aucunement en prééminence, combien qu’ils ne facent rien moins que ce qui appartient à leur estat. Car combien que nostre Seigneur testifie que le Magistrat soit un don singulier de sa libéralité, donné pour la conservation du salut des hommes, et qu’il ordonne aux Magistrats ce qu’ils ont à faire : néantmoins semblablement il déclaire, que quels qu’ils soyent, ne comment qu’ils se gouvernent, ils n’ont la domination que de luy. Tellement que ceux qui n’ont esgard en leur domination qu’au bien publique, sont vrais miroirs et comme exemplaires de sa bonté : d’autrepart, ceux qui s’y portent injustement et violentement, sont eslevez de luy pour punir l’iniquité du peuple. Mais les uns et les autres semblablement tienent la dignité et majesté laquelle il a donnée aux supérieurs légitimes. Je ne passeray pas outre, jusques à ce que j’aye récité aucuns tesmoignages, pour prouver certainement mon dire. Or il ne faut point mettre peine de déclairer qu’un mauvais Roy est une ire de Dieu sur la terre Job 34.30 ; Esaïe 3.4 ; Osée 13.11 ; Esaïe 10.5 : ce que j’estime estre résolu entre tout le monde : sans contredit. Et en ce faisant, nous ne dirons rien plus d’un Roy que d’un larron qui desrobe nos biens, ou d’un adultère qui rompt nostre mariage, ou d’un homicide qui cherche à nous meurtrir : veu que toutes telles calamitez sont annombrées en la Loy entre les malédictions de Dieu Deut. 28.29. Mais il nous faut plustost insister à prouver et monstrer ce qui ne peut pas si aisément entrer en l’esprit des hommes : c’est qu’en un homme pervers et indigne de tout honneur, lequel obtient la supériorité publique, réside néantmoins la mesme dignité et puissance, laquelle nostre Seigneur par sa Parole a donnée aux ministres de sa justice : et que les sujets, quant à ce qui appartient à l’obéissance deue à sa supériorité, luy doyvent porter aussi grande révérence qu’ils feroyent à un bon Roy, s’ils en avoient un.
Premièrement j’admoneste les lecteurs de diligemment considérer et observer la providence de Dieu, et l’opération spéciale de laquelle il use à distribuer les royaumes, et establir tels Rois que bon luy semble : dont l’Escriture nous fait souvent mention. Comme en Daniel il est escrit. Le Seigneur change les temps, et la diversité des temps : il constitue les Rois et les abbaisse Dan. 2.21, 37. Item, Afin que les vivans cognoissent que le Très-haut est puissant sur les royaumes des hommes, il les donnera à qui il voudra. Lesquelles sentences, combien qu’elles soyent fréquentes en toute l’Escriture, toutesfois elles sont par espécial souvent répétées en icelle prophétie de Daniel. On cognoist assez quel Roy a esté Nabuchodonozor celuy qui print Jérusalem, c’est asçavoir un grand larron et pilleur : toutesfois nostre Seigneur afferme par le Prophète Ezéchiel, qu’il luy a donné la terre d’Egypte, pour le loyer de son œuvre, dont il luy avoit servy en la dissipant et saccageant Ezéch. 29.19-20. Et Daniel luy disoit, Toy Roy, tu es Roy des Rois : auquel Dieu du ciel a donné royaume puissant, fort et glorieux. A toy, di-je, il l’a donné : et toutes les terres où habitent les fils des hommes, les bestes sauvages et oiseaux du ciel. Il les a mis en ta main et t’a fait dominer sur icelles Dan. 2.37. Derechef, il fut dit à son fils Belsazar par Daniel mesme : Le Dieu très-haut a donné à Nabuchodonozor ton père royaume, magnificence, honneur et gloire : et par la magnificence qu’il luy a donnée, tous les peuples, lignées et langues ont craint et tremblé devant sa face Dan. 5.18-19. Quand nous oyons qu’il a esté constitué Roy, de Dieu : pareillement il nous faut réduire en mémoire l’ordonnance céleste : qui nous commande de craindre et honorer le Roy, et nous ne douterons point de porter à un meschant tyran tel honneur duquel nostre Seigneur l’aura daigné orner. Quand Samuel dénonçoit au peuple d’Israël ce qu’il auroit à souffrir de ses Rois, il disait, Voyci quelle sera la puissance du Roy qui régnera sur vous : Il prendra vos fils, et les mettra à son chariot pour les faire ses gendarmes, et labourer ses terres, et scier sa moisson, et forger des armes. Il prendra vos filles, pour les faire peinctresses, cuisinières et boulangères. Il prendra vos terres, vos vignes, et les meilleurs jardins que vous ayez, et les donnera à ses serviteurs. Il prendra dismes de vos semences et de vos vignes, et les donnera à ses serviteurs et chambellans. Il prendra vos serviteurs, chambrières et asnes, pour les appliquer à son ouvrage : mesmes il prendra disme de vostre bétail, et vous luy serez asservis 1Sam. 8.11-17. Certes les Rois ne pouvoyent faire cela justement : lesquels par la Loy estoyent instruits à garder toute tempérance et sobriété Deut. 17.16 : mais Samuel appeloit Puissance sur le peuple, pourtant qu’il luy estoit nécessaire d’y obéir, et n’estoit licite d’y résister. Comme s’il eust dit, La cupidité des Rois s’estendra à faire tous ces outrages, lesquels ce ne sera pas à vous de réprimer ; mais seulement vous restera d’entendre à leurs commandemens, et d’y obéir.
Toutesfois il y a un passage en Jérémie notable sur tous les autres : lequel combien qu’il soit un peu long, il sera bon de réciter yci, veu que très-clairement il détermine de toute ceste question : J’ay, dit le Seigneur, fait la terre, et les hommes et les bestes qui sont sous l’estendue de la terre : je les ay faits en ma grande force, et par mon bras estendu : et je baille icelle terre à qui bon me semble. J’ay doncques maintenant mis toutes ces régions en la main de Nabuchodonosor mon serviteur : et luy serviront toutes nations et puissances et Rois, jusques à ce que le temps de sa terre viene. Et adviendra que toute gent et royaume qui ne luy aura servy, et n’auront baissé leur col sous son joug, je visiteray icelle gent en glaive, famine et peste. Parquoy servez au Roy de Babylone, et vivez Jér. 27.5-8. Nous cognoissons par ces paroles avec combien grande obéissance nostre Seigneur a voulu que ce tyran pervers et cruel fust honoré : non pour autre raison, sinon pourtant qu’il possédoit le royaume. Laquelle possession seule monstroit qu’il estoit colloque sur le throne par l’ordonnance de Dieu, et que par icelle ordonnance il estoit eslevé en la majesté royale, laquelle il n’estoit licite de violer. Si ceste sentence nous est une fois bien résolue et fichée en nos cœurs, c’est asçavoir que par icelle mesme ordonnance de Dieu, par laquelle l’authorité de tous Rois est establie, aussi les Rois iniques vienent à occuper la puissance : jamais ces folles et séditieuses cogitations ne nous viendront en l’esprit, qu’un Roy doyve estre traitté selon qu’il mérite, et qu’il n’est pas raisonnable que nous nous tenions pour sujets de celuy qui ne se maintient point de sa part envers nous comme Roy.
Ce sera en vain qu’on objectera yci, que ce mandement a esté donné en particulier au peuple d’Israël. Car il faut observer sur quelle raison il est fondé. J’ay donné, dit le Seigneur, le règne à Nabuchodonozor : pourtant soyez-luy sujets et vous vivrez Jér. 27.6, 17. A quiconques doncques viendra la supériorité, il n’y a point de doute qu’on ne luy doyve sujétion. Or est-il ainsi que quand le Seigneur eslève quelque personnage en principauté, il nous déclaire que son plaisir est qu’il règne. Car de cela il y en a tesmoignage général en l’Escriture. Comme au chapitre XXVIII des Proverbes, pour l’iniquité de la terre il y a plusieurs changemens de Princes Prov. 28.2. Item Job au chapitre XII, Il oste la sujétion aux Rois : et derechef les exalte en puissance Job 12.18. Cela confessé il ne reste plus sinon que nous leur servions, si nous voulons vivre. Il y a aussi au Prophète Jérémie un autre mandement de Dieu, par lequel il commande à son peuple de désirer la prospérité de Babylon, en laquelle ils estoyent tenus captifs : et de le prier pour icelle, d’autant qu’en la paix d’icelle seroit leur paix Jér. 29.7. Voylà comment il est commandé aux Israélites de prier pour la prospérité de celuy duquel ils avoyent esté vaincus, combien qu’ils eussent esté despouillez par luy, de tous leurs biens, poussez hors de leurs maisons, chassez en exil, déjettez en une misérable servitude : et ne leur est pas seulement commandé ainsi qu’il nous est commandé à tous de prier pour nos persécuteurs, mais afin que son royaume luy fust gardé florissant et paisible, afin qu’ils vivent paisiblement sous luy. A ceste raison David desjà esleu Roy par l’ordonnance de Dieu et oinct de son huile saincte, combien qu’il fust iniquement poursuyvy de Saül, sans quelque sien démérite, toutesfois il tenoit le chef d’iceluy pour sainct et sacré, pourtant que le Seigneur l’avoit sanctifié, en l’honorant de la majesté royale : Qu’il ne m’adviene point, disoit-il, que je face lasche tour à mon seigneur, oinct de Dieu : que je mette ma main sur luy, pour luy mal faire. Car il est le Christ, c’est-à-dire oinct du Seigneur. Item, Mon âme l’a pardonné, et ay dit. Je ne mettray la main sur mon seigneur : car il est le Christ du Seigneur. Item, Qui mettra sa main sur le Christ du Seigneur, et sera innocent ? Le Seigneur est vivant : si le Seigneur ne le frappe, ou que son jour viene qu’il meure ou qu’il soit occis en guerre : jà ne m’adviene que je mette ma main sur le Christ du Seigneur 1Sam. 24.7-11 ; 26.9-10.
Nous devons tous à nos supérieurs, tant qu’ils dominent sur nous une telle affection de révérence, que celle que nous voyons en David : mesmes quels qu’ils soyent : Ce que je répète par plusieurs fois, afin que nous apprenions de ne point esplucher quelles sont les personnes ausquelles nous avons à obéir, mais que nous nous contentions de cognoistre que par la volonté du Seigneur ils sont constituez en un estat, auquel il a donné une majesté inviolable. Mais quelqu’un dira, qu’il y a aussi mutuel devoir des supérieurs envers leurs sujets. J’ay desjà confessé ce point : toutesfois si quelqu’un vouloit de ce inférer, qu’on ne doit obéissance sinon à un juste seigneur, il argueroit perversement : Car les maris et les pères sont obligez à quelque devoir envers leurs femmes et enfans. Or s’il advenoit qu’ils s’acquittassent mal de leur office, c’est asçavoir que les pères traittassent rudement leurs enfans, et fussent outrageux envers eux, contre ce qu’il leur est commandé de ne les contrister : et que les maris contemnassent et tormentassent leurs femmes, lesquelles par le commandement de Dieu ils doyvent aimer, et contre-garder comme vaisseaux fragiles Eph. 6.4 ; 5.25 ; 1Pi. 3.7 : faudroit-il pourtant que les enfans fussent moins obéissans à leurs pères, ou les femmes à leurs maris ? Mais par la loy de Dieu ils sont assujetis à eux : encores qu’ils leur soyent mauvais et iniques. Au contraire doncques, comme ainsi soit que nul de nous ne doit considérer comment l’autre s’acquitte envers luy de son devoir, mais seulement se doit souvenir et mettre devant l’œil ce qu’il a à faire pour l’exécuter : principalement ceste considération doit avoir lieu entre ceux qui sont en la sujétion d’autruy. Parquoy si nous sommes cruellement vexez par un Prince inhumain, ou pillez et robbez par un avaricieux ou prodigue, ou mesprisez et mal gardez par un nonchalant : si mesmes nous sommes affligez pour le nom de Dieu par un sacrilège et incrédule, premièrement réduisons-nous en mémoire les offenses qu’avons commises contre Dieu, lesquelles sans doute sont corrigées par tels fléaux. De là viendra l’humilité pour bien brider nostre impatience. Secondement, mettons-nous au devant ceste pensée, qu’il n’est pas en nous de remédier à tels maux : mais qu’il ne reste autre chose que d’implorer l’aide de Dieu, en la main duquel sont les cœurs des Rois : et les mutations des royaumes. C’est le Dieu qui s’asserra entre les dieux, et aura le jugement sur eux Dan. 9.7 ; Prov. 21.1 ; Ps. 82.1. Au seul regard duquel trébuscheront et seront confus tous Rois et Juges de la terre, qui n’auront baisé son Christ Ps. 2.12, qui auront escrit loix iniques pour opprimer au jugement les povres, et dissiper le bon droict des foibles, pour avoir les vefves en proye, et piller les orphelins Esaïe 10.1-2.
Et en ceci apparoist bien sa merveilleuse bonté, puissance et providence. Car aucunesfois il suscite manifestement quelques-uns de ses serviteurs, et les arme de son mandement pour faire punitions d’une domination injuste, et délivrer de calamité le peuple iniquement affligé : aucunesfois il convertit et tourne à cest ouvrage la fureur de ceux qui pensent ailleurs, et machinent autre chose. En la première manière il délivra le peuple d’Israël par Moyse, de la tyrannie de Pharaon : et par Othoniel, il le tira hors de la puissance de Chusam Roy de Syrie Exo. 3.8 ; Jug. 3.9 : et par autres tant Rois que Juges, il l’affranchit de diverses sujétions et servitudes. En la seconde manière il réprima l’orgueil de Tyr par les Egyptiens : la hautesse des Egyptiens, par les Assyriens : l’insolence des Assyriens, par les Chaldéens : l’outrecuidance de Babylon par les Médois et Perses, depuis que Cyrus eut donté les Médois : l’ingratitude des Rois de Judée et Israël, tant par les Assyriens que par les Babyloniens. Tant les uns que les autres estoyent ministres et exécuteurs de sa justice : néantmoins il y a grande différence des uns aux autres. Car les premiers, d’autant qu’ils estoyent appelez de Dieu par vocation légitime à entreprendre tels affaires en rebellant contre les Rois ne violoyent point la majesté royale qui leur estoit donnée de Dieu : mais ils corrigeoyent une puissance inférieure par une plus grande : tout ainsi qu’il est licite à un Roy de chastier ses lieutenans et officiers. Les seconds, combien qu’ils fussent addressez par la main de Dieu où bon luy sembloit, et que sans leur sceu ils parfeissent son ouvrage, toutesfois ils n’avoyent autre pensée en leur cœur, que de mal faire.
Or combien que ces actes, quant à ceux qui les faisoyent, fussent bien divers : car les uns les faisoyent estans asseurez qu’ils faisoyent bien, et les autres par autre zèle (comme nous avons dit) toutesfois nostre Seigneur tant par les uns que par les autres exécutoit pareillement son ouvrage, en rompant les sceptres des meschans Rois, et renversant les dominations outrageuses. Que les Princes entendent à ces choses, et s’en estonnent. Et nous ce pendant néantmoins devons sur toutes choses nous garder que nous ne contemnions ou outragions l’authorité des supérieurs, laquelle nous doit estre plene de majesté, veu qu’elle est confermée par tant de sentences de Dieu : mesmes encores qu’elle soit occupée de personnes très-indignes, et qui par leur meschanceté (entant qu’en eux est) la polluent. Car combien que la correction de domination désordonnée soit vengence de Dieu : toutesfois il ne s’ensuyt pas pourtant qu’elle ne soit permise et donnée en main, ausquels il n’est donné autre mandement que d’obéir et de souffrir. Je parle tousjours des personnes privées : car s’il y avoit en ce temps-ci Magistrats constituez pour la défense du peuple, pour refréner la trop grande cupidité et licence des Rois (comme anciennement les Lacédémoniens avoyent ceux qu’ils appeloyent Ephores : et les Romains, leurs défenseurs populaires : et les Athéniens, leurs Démarches : et comme sont, possible, aujourd’huy en chacun royaume les trois estats quand ils sont assemblez) à ceux qui seroyent constituez en tel estat, tellement je ne défendroye de s’opposer et résister à l’intempérance ou cruauté des Rois selon le devoir de leur office : que mesmes s’ils dissimuloyent, voyans que les Rois désordonnément vexassent le povre populaire, j’estimeroye devoir estre accusée de perjure telle dissimulation, par laquelle malicieusement ils traiteroyent la liberté du peuple, de laquelle ils se devroyent cognoistre estre ordonnez tuteurs par le vouloir de Dieu.
Louange à Dieu
Mais en l’obéissance que nous avons enseigné estre deue aux supérieurs, il y doit avoir tousjours une exception, ou plustost une régle qui est à garder devant toutes choses : c’est que telle obéissance ne nous destourne point de l’obéissante de celuy, sous la volonté duquel il est raisonnable que tous les édits des Roys se contienent, et que tous leurs commandemens cèdent à son ordonnance, et que toute leur hautesse soit humiliée et abaissée sous sa majesté. Et pour dire vray, quelle perversité seroit-ce, afin de contenter les hommes d’encourir l’indignation de celuy pour l’amour duquel nous obéissons aux hommes ? Le Seigneur doncques est Roy des Rois, lequel incontinent qu’il ouvre sa bouche sacrée, doit estre sur tous, pour tous et devant tous escouté. Nous devons puis après estre sujets aux hommes qui ont prééminence sur nous, mais non autrement sinon en luy. S’ils vienent à commander quelque chose contre luy, il ne nous doit estre de nulle estime : et ne faut avoir en cela aucun esgard à toute la dignité des supérieurs : à laquelle on ne fait nulle injure, quand elle est submise et rangée sous la puissance de Dieu, qui est seule vraye au pris des autres. Selon ceste raison Daniel proteste n’avoir en rien offensé le Roy Dan. 6.22, combien qu’il eust contrevenu à l’édict injuste publié de par luy, pource qu’en cela il avoit outrepassé ses bornes : et non-seulement estoit excessif contre les hommes, mais avoit levé les cornes contre Dieu, et en ce faisant s’estoit desmis et dégradé de toute authorité. A l’opposite, le peuple d’Israël est condamné en Osée, d’avoir obtempéré trop volontiers aux loix meschantes de son Roy Osée 5.11 : car après que Jaroboam eut fait faire les veaux d’or, en délaissant le temple de Dieu, tous les sujets luy voulans complaire s’estoyent par trop légèrement addonnez à ces nouvelles superstitions 1Rois 12.30 : et y eut depuis une telle facilité en leurs enfans et successeurs à plier à l’appétit des Rois idolâtres, et se conformer à leurs façons de faire vicieuses. Le Prophète leur reproche asprement ce crime, d’avoir embrassé et receu l’édict royal : tant s’en faut que la couverture de modestie que prétendent les Courtisans mérite louange, quand ils magnifient l’authorité des Rois pour décevoir les simples : disans qu’il ne leur est pas licite de rien faire contre ce qui leur est commandé. Comme si Dieu en ordonnant des hommes mortels pour dominer, leur avoit résigné son droict ; ou bien que la puissance terrienne soit amoindrie quand elle est abbaissée en son rang inférieur sous l’empire souverain de Dieu, au regard duquel toutes principautez célestes tremblent. Je sçay bien quel danger peut venir d’une telle constance que je la requier yci, d’autant que les Rois ne peuvent nullement souffrir d’estre abbaissez, desquels l’indignation (comme Solomon dit) est message de mort Prov. 16.14. Mais puis que cest édict a esté prononcé par le céleste héraut sainct Pierre : qu’il faut plustost obéir à Dieu qu’aux hommes Actes 5.29, nous avons à nous consoler de ceste pensée : que vrayement nous rendons lors à Dieu telle obéissance qu’il la demande, quand nous souffrons plustost toutes choses : que déclinions de sa saincte Parole. Et encores à ce que le courage ne nous défaille, sainct Paul nous picque d’un autre aiguillon : c’est que nous avons esté achetez par Christ : aussi chèrement que luy a cousté nostre rédemption, afin que ne nous adonnions serfs aux mauvaises cupiditez des hommes, et beaucoup moins à leur impiété 1Cor. 7.23.