L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français

58
Qu’il ne faut point vouloir pénétrer les hauts mystères, ni examiner les secrets jugements de Dieu

N’abuse point, mon fils, de tes faibles lumières
Jusqu’à vouloir percer les plus hautes matières,
Jusqu’à vouloir entrer dans les profonds secrets
De l’inégal dehors de mes justes décrets ;
Se cherche point à voir quelle raison pressante
Fait que ma grâce agit, ou paraît impuissante,
Est avare ou prodigue, abandonne ou soutient ;
N’examine jamais d’où ce partage vient,
Ni pourquoi l’un ainsi languit dans la misère
Et que l’autre est si haut au-dessus du vulgaire.
Il n’est raisonnement, il n’est effort humain
Qui puisse pénétrer mon ordre souverain,
Ni s’éclaircir au vrai par la longue dispute
D’où vient que je caresse, ou que je persécute.
Quand le vieil ennemi fait ces suggestions,
Qu’un esprit curieux émeut ces questions,
Au lieu de perdre temps à leur vouloir répondre,
Lève les yeux au ciel, et dis pour les confondre :
« Seigneur, vous êtes juste en tous vos jugements,
La vérité préside à vos discernements,
Et l’équité qui règne en vos ordres suprêmes
Les rend toujours en eux justifiés d’eux-mêmes :
Qu’il leur plaise abaisser, qu’il leur plaise agrandir,
On doit trembler sous eux, sans les approfondir,
Et jamais sans folie on ne peut l’entreprendre,
Puisque l’esprit humain ne les saurait comprendre. »
Ne t’informe non plus qui des saints m’est aux cieux
Le plus considérable, ou le moins précieux,
Et ne conteste point sur la prééminence
Que de leur sainteté mérite l’excellence ;
Ces curiosités sont autant d’attentats.
Qui ne font qu’exciter d’inutiles débats,
Enfler les cœurs d’orgueil, brouiller les fantaisies,
Jusqu’aux dissensions pousser les jalousies,
Lorsque de part et d’autre un cœur passionné
A préférer son saint porte un zèle obstiné.
Les contestations de ces recherches vaines
Ne laissent aucun fruit après beaucoup de peines ;
Ce n’est que se gêner d’un frivole souci,
Et l’on déplaît aux saints quand on les loue ainsi.
Jamais avec ce feu mon esprit ne s’accorde :
Je suis le Dieu de paix, et non pas de discorde ;
Et cette paix consiste en vraie humilité,
Plus qu’aux vaines douceurs d’avoir tout emporté.
Je sais qu’en bien des cœurs souvent le zèle imprime
Pour tel ou tel des saints plus d’ardeur et d’estime ;
Mais cette ardeur, ce zèle, et cette estime enfin,
Partent d’un mouvement plus humain que divin.
C’est de moi seul qu’au ciel ils tiennent tous leur place ;
Je leur donne la gloire, et leur donnai la grâce ;
Je connais leur mérite, et les ai prévenus
Par un épanchement de trésors inconnus,
De bénédictions, de douceurs toujours prêtes
A redoubler leur force au milieu des tempêtes.
Je n’ai point attendu la naissance des temps
Pour chérir mes élus, et les juger constants.
De toute éternité ma claire prescience
A su se faire jour dedans leur conscience ;
De toute éternité j’ai vu tout leur emploi,
Et j’ai fait choix d’eux tous, et non pas eux de moi.
Ma grâce les appelle à mon céleste empire
Et ma miséricorde après moi les attire ;
Ma main les a conduits par les tentations ;
Je les ai remplis seul de consolations ;
Je leur ai donné seul de la persévérance,
Et seul j’ai couronné leur humble patience.
Ainsi je les connais du premier au dernier ;
Ainsi j’ai pour eux tous un amour singulier ;
Ainsi de ce qu’ils sont la louange m’est due ;
Toute la gloire ainsi m’en doit être rendue ;
Ainsi par-dessus tout doit être en eux béni,
Par-dessus tout vanté mon amour infini,
Qui, pour montrer l’excès de sa magnificence,
Les élève à ce point de gloire et de puissance,
Et, sans qu’aucun mérite en eux ait précédé,
Les prédestine au rang que je leur ai gardé.
Qui méprise le moindre au plus grand fait outrage,
Parce que de ma main l’un et l’autre est l’ouvrage ;
On ôte à leur Auteur tout ce qu’on ôte à l’un ;
On l’ôte à tout le reste, et l’opprobre est commun ;
L’ardente charité, qui ne fait d’eux qu’une âme,
Les unit tous entre eux par des liens de flamme ;
Tous n’ont qu’un sentiment et qu’une volonté ;
Tous s’entr’aiment en un par cette charité.
Je dirai davantage : ils m’aiment plus qu’eux-mêmes ;
Ravis au-dessus d’eux vers mes bontés suprêmes,
Après avoir banni la propre affection,
Ils s’abîment entiers dans ma dilection,
Et, de l’objet aimé possédant la présence,
Ils trouvent leur repos dans cette jouissance :
Rien d’un si digne amour ne les peut détourner ;
Rien vers d’autres objets ne les peut ramener :
L’immense Vérité dont leurs âmes sont pleines
Par sa vive lumière entretient dans leurs veines
Et de la charité l’inextinguible feu,
Et de toute autre ardeur un constant désaveu.
Que ces hommes charnels, que ces âmes brutales
Qui leur osent donner des places inégales,
Ces cœurs qui n’ont pour but que des plaisirs mondains,
Cessent de discourir de l’état de mes saints ;
L’ardeur qu’ils ont pour eux, ou faible, ou véhémente,
Au gré de son caprice ôte, déguise, augmente,
Sans consulter jamais sur leur félicité
La voix de ma sagesse et de ma vérité.
L’ignorance en plusieurs fait ce mauvais partage
Qu’ils font entre mes saints de mon propre héritage,
Surtout en ces esprits faiblement éclairés,
Qui, de leur propre amour encor mal séparés,
Ont peine à conserver dans une âme charnelle
Une dilection toute spirituelle.
Le penchant naturel de l’humaine amitié
De leur zèle imprudent fait plus de la moitié ;
Comme ils n’en forment point que leurs sens n’examinent,
Ce qui se passe en bas, en haut ils l’imaginent,
Et, tel que sur la terre en est l’ordre et le cours,
Tel le présume au ciel leur aveugle discours.
Cependant la distance en est incomparable,
Et pour les imparfaits est si peu concevable,
Que des illuminés la spéculation
N’atteint point jusque-là sans révélation.
Garde bien donc, mon fils, par trop de confiance,
De sonder des secrets qui passent ta science ;
Ne porte point si haut ton esprit curieux,
Et, sans vouloir régler le rang qu’on tient aux cieux,
Réunis seulement tes soins et ta lumière
Pour y trouver ta place, et fût-ce la dernière.
Quand tu pourrais connaître avec pleine clarté
Quels saints en mon royaume ont plus de dignité,
De quoi t’en servirait l’entière connaissance,
Si tu n’en devenais plus humble en ma présence,
Et si tu n’en prenais une plus forte ardeur
A publier ma gloire, et bénir ma grandeur ?
Vois ton peu de mérite et l’excès de tes crimes ;
Et, si tu peux des saints voir les vertus sublimes,
Vois combien tes défauts et ton manque de soin
De leur perfection te laissent encor loin :
Tu feras beaucoup mieux que celui qui conteste
Touchant leur préférence au royaume céleste,
Et sur l’emportement de son esprit malsain
Du moindre et du plus grand décide en souverain.
Oui, mon fils, il vaut mieux leur rendre tes hommages,
Les yeux baignés de pleurs implorer leurs suffrages,
Mendier leur secours, leur offrir d’humbles vœux,
Que de juger ainsi de leurs secrets et d’eux.
Puisqu’ils ont tous au ciel de quoi se satisfaire,
Que les hommes en terre apprennent à se taire,
Et donnent une bride à la témérité
Où de leur vains discours va l’importunité.
Les saints ont du mérite, et n’en font point de gloire.
Ils ne se donnent point l’honneur de leur victoire ;
Comme de mes trésors tout leur bien est sorti,
Et que ma charité leur a tout départi,
Ils rapportent le tout au pouvoir adorable
De cette charité pour eux inépuisable.
Ils ont un tel amour pour ma divinité,
Un tel ravissement de ma bénignité,
Que cette sainte joie en vrais plaisirs féconde,
Qui toujours les remplit, et toujours surabonde,
Par un regorgement qu’on ne peut expliquer,
Fait que rien ne leur manque, et ne leur peut manquer.
Plus ils sont élevés dans ma gloire suprême,
Plus leur esprit soumis se ravale en lui-même ;
Et mon amour par là redoublant ses attraits,
Le plus humble d’entre eux m’approche de plus près.
Aussi devant l’éclat qui partout m’environne
L’Écriture t’apprend qu’ils baissent leur couronne,
Qu’ils tombent sur leur face aux pieds du saint Agneau
Qui daigna de son sang racheter le troupeau,
Et qu’ainsi prosternés ils adorent sans cesse
Du Dieu toujours vivant l’éternelle sagesse.
Plusieurs veulent savoir ce que chaque saint vaut,
Et qui d’eux tient au ciel le grade le plus haut,
Qui sont mal assurés s’ils pourront les y joindre,
Et s’ils mériteront d’être reçus au moindre.
C’est beaucoup de se voir le dernier en un lieu
Où tous sont grands, tous rois, tous vrais enfants de Dieu.
Le moindre y vaut plus seul que mille rois en terre,
Et l’orgueil de cent ans frappé de mon tonnerre
N’a de part qu’au séjour de l’éternelle mort,
Qui du plus vieux pécheur doit terminer le sort.
Ainsi je dis moi-même autrefois aux apôtres :
« Si vous voulez au ciel être au-dessus des autres,
Sachez qu’auparavant il faut se convertir,
Qu’il faut s’humilier, qu’il faut s’anéantir,
Se ranger aussi bas que cette faible enfance
Qui vit soumise à tous par sa propre impuissance ;
Autrement point d’accès au royaume des cieux :
Oui, ce petit enfant qui se traîne à vos yeux
De votre humilité doit être la mesure ;
Rendez-vous ses égaux, ma gloire vous est sûre,
L’amour vous y conduit, et l’espoir, et la foi ;
Mais le plus humble enfin est le plus grand chez moi. »
Voyez donc, orgueilleux, quelle est votre disgrâce !
Bien que le ciel soit haut, la porte en est si basse
Qu’elle en ferme l’entrée à ceux qui sont trop grands
Pour se pouvoir réduire à l’égal des enfants.
Malheur encore à vous, riches, pour qui le monde
En consolations de tous côtés abonde !
Les pauvres entreront, cependant qu’au dehors
Vos larmes et vos cris feront de vains efforts.
Humble, réjouis-toi : pauvres, prenez courage ;
Le royaume du ciel est votre heureux partage ;
Il l’est, si toutefois dans votre humilité
Vous pouvez jusqu’au bout marcher en vérité.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant