L’amour de l’être fini pour l’Etre infini suppose tout d’abord, d’après l’intuition biblique et suivant les analogies mêmes du langage ordinaire, à la fois l’identité et l’autonomie des deux termes en présence, le sujet et l’objet, puisqu’il consiste dans une communication de personne à personne, d’où doit résulter une unité supérieure dans le sein de la dualité même ; sinon, il n’y aurait pas communion, mais fusion ; il n’y a pas amour de deux êtres, là où il y a suppression de l’un des deux. Mais la réalisation d’un semblable résultat suppose en même temps l’homogénéité des deux facteurs distincts et autonomes, le sujet et l’objet ; sinon il y aurait juxtaposition, mais non communion. L’amour vrai ne peut s’établir qu’entre deux êtres substantiellement semblables, tout en étant et restant essentiellement distincts ; c’est-à-dire que, le sujet étant un moi personnel, l’objet doit être une personnalité et une personnalité douée de moralité comme la première.
Il est vrai que la langue française risque de nous faire illusion sur ce point ; nous donnons fréquemment pour régime au verbe aimer soit des êtres animés, mais dépourvus de la qualité morale, comme l’animal, soit des êtres inanimés, soit des termes collectifs. Mais ce n’est là qu’une idiosyncrasie de notre langue, qui ne modifie en rien la notion même dont il s’agit. En analysant des propositions comme celles-ci : J’aime mon pays, ma patrie, ma maison, j’aime cette vue, cet aliment, on se convainc facilement ou bien que le verbe aimer y garde son sens propre et que le régime implique une idée de personnalité, dissimulée dans l’énoncé d’un terme collectif et impersonnel, comme mon pays, ma patrie, ma maison, car ces termes éveillent aussitôt en moi le souvenir de mes concitoyens ou des membres de ma famille ; ou bien que, lorsque le régime a une acception purement impersonnelle, le verbe aimer est pris dans un sens impropre et exprime seulement la jouissance que nous fait éprouver le voisinage ou l’usage de l’objet, ce qui revient à dire que nous nous aimons nous-mêmes dans la possession de cet objet. S’il est vrai qu’il ne peut y avoir rapport d’amour entre deux êtres qu’à la condition qu’ils soient à la fois distincts l’un de l’autre et congénères l’un à l’autre, nous tirerons cette double conclusion, quant à la nature de l’amour de l’homme pour Dieu, que ce rapport suppose la personnalité de Dieu d’une part et la personnalité de la créature de l’autre, et nous commencerons par la critique des formes religieuses et morales où l’une ou l’autre de ces prémisses est niée.
Nous n’aurions pas à nous occuper ici du panthéisme, si à la négation de la personnalité de Dieu il n’ajoutait, sous l’influence, semble-t-il, de la théologie de Schleiermacher, l’affectation de traiter comme aimable un fatum aveugle et inanimé. C’est Renan qui a inventé les effusions émues s’adressant à notre Père l’Abîme ; et toute l’école de gauche de la théologie allemande, en réduisant la religion à un fait de sentiment, s’est habituée à substituer à la notion du Dieu personnel celles de l’Idéal et de l’Infini, tout en conservant d’ailleurs ces formules de respect, d’adoration ou même de tendresse qui ne conviennent que dans la prière adressée à un Dieu personnel et moral.
Le christianisme libéral, en réduisant tout le christianisme à la morale et toute la morale au devoir d’aimer Dieu, s’empressa de supprimer le régime pour ne retenir que le verbe aimer, ayant pour objet tout ce qui plaît au moi. S’il ne me commandait pas de m’aimer moi-même, il me commandait d’aimer le néant.
Il faut répondre au panthéisme, — à défaut d’arguments tirés des postulats de la conscience, de la morale et de la religion, — que le précepte d’aimer, sous le nom de Dieu, la loi, la logique universelle ou l’idéal, n’est pas autre chose qu’un abus de langage, et au christianisme libéral que celui d’aimer indifféremment le Dieu qui m’a fait ou celui que j’ai fait, est un leurre blasphématoire.
Une autre forme de l’altération de la notion de Dieu, objet de l’amour de la créature, consisterait à se représenter Dieu comme personnel et vivant, mais sans sainteté et sans justice, indifférent au bien et au mal. bon peut-être, mais indigne de respect, indigne d’être Dieu ; autant vaudrait n’avoir point de Dieu qu’un Dieu qui ne serait pas saint. On nous présente, d’un autre côté, un Dieu transcendant, mais sans bonté. L’un serait le Dieu des bonnes gens, l’autre celui des déistes. L’amour pour Dieu, dans l’un ou dans l’autre de ces cas, ne répondrait pas davantage à son idée, puisqu’il n’y aurait pas distinction sérieuse entre un Dieu sans caractère moral et la créature, ni d’autre part congénéité entre la créature et un Dieu enfermé dans sa transcendance.
L’Ecriture, qui nous commande d’aimer Dieu, ne nous a imposé aucune de ces contraintes contre-nature, car le Dieu qu’elle présente à notre amour est digne à la fois de notre amour et de nos respects ; il est à la fois aimable, car il nous a aimés le premier, et saint, car il tournera son amour en colère contre les ingrats. L’Ecriture nous commande d’aimer un Dieu véritable, qui aime lui-même et qui se révèle.
Tandis que le panthéisme annule Dieu, le mysticisme annule le moi pour l’absorber en Dieu. Il est vrai que ces deux aberrations, opposées dans les termes, sont bien apparentées en fait et dans la réalité, et que toute atteinte portée à la dignité de la créature se répercute sur la notion du Créateur lui-même.
La mystique d’ailleurs a présenté plusieurs graduations, depuis ses formes excessives, consistant dans la suppression de toute limite entre l’être fini et l’Etre infini, et par conséquent aussi entre le bien et le mal, jusqu’aux conceptions qui péchaient seulement par des excentricités de sentiment toujours dangereuses, mais sans être destructrices des éléments mêmes de la religion et de la morale.
Au nombre des mystiques les plus excessifs, on peut citer Eckhart au XIVe siècle et l’Espagnol Molinos au XVIIe siècle. Eckhart disait : Omnes creaturæ sunt unum purum nihil ; non dico quod sunt quid modicum vel aliquid, sed quod sunt unum purum nihil. — « Toutes choses sont Dieu lui-même, et Dieu est toutes choses. »
Molinos abolissait la ligne de démarcation entre le bien et le mal, et toute activité morale chez l’homme. Le mysticisme était devenu le quiétisme. On sait que Molinos, condamné par l’Inquisition, mourut en prison, en 1696.
Sans tomber dans ces abîmes, le mysticisme de Fénelon n’en faussait pas moins la conception vraie de l’amour de Dieu, dans la doctrine dite du « pur amour », renouvelée d’Abélard ; car, comme on l’a remarqué déjà, ce fut le représentant du rationalisme dans le moyen-âge, qui professa les opinions mystiques les plus extrêmes, tandis que les mystiques proprement dits le combattirent. Le nom de Mme Guyon, prosélyte de Fénelon, s’associe à celui de son maître dans le nombre des victimes de l’éloquence de Bossuet.
Fénelon réduisit à cinq les degrés de l’amour de Dieu, dont un de ses prédécesseurs hollandais, Ruisbrœck, avait compté sept : le premier, amor servilis, où Dieu est aimé pour les biens terrestres ; le second, amor concupiscentiæ, où il est aimé à cause du salut éternel ; le troisième, amor spei, où il est aimé pour lui-même, mais surtout à cause du salut éternel ; le quatrième, amor mixtus, où Dieu est aimé surtout pour lui-même, mais avec considération du salut éternel ; le cinquième, amor purus, où l’âme est parvenue à la sainte indifférence à l’égard de son bonheur propre et à un abandon complet, où elle-même demeure étrangère à elle-même. « La première manière d’aimer Dieu, dit-il, comparant ces deux derniers degrés, est de l’aimer tout ensemble et comme parfait en lui-même et comme béatifiant pour nous, en sorte que le motif de notre béatitude, quoique moins fort, soutienne néanmoins l’amour que nous avons pour la perfection divine, et que nous aimerions un peu moins Dieu, s’il n’était béatifiant pour nous. La seconde manière est d’aimer Dieu, qu’on connaît béatifiant pour nous et duquel on veut recevoir la béatitude, parce qu’il l’a promise, mais de ne l’aimer point par le motif du propre intérêt de cette béatitude qu’on en attend et de l’aimer uniquement pour lui-même à cause de la perfection, en sorte qu’on l’aimerait autant, quand même (par supposition impossible) il ne voudrait jamais être béatifiant pour nous. Il est manifeste que le dernier de ces amours, qui est le désintéressé, accomplit plus parfaitement le rapport total et unique de la créature à sa fin, qu’il ne laisse rien à la créature, qu’il donne tout à Dieu seul, et par conséquent qu’il est plus parfait que cet autre amour mélangé de notre intérêt avec celui de Dieu.
Ce n’est pas que l’homme qui aime sans intérêt n’aime la récompense ; il l’aime en tant qu’elle est Dieu même, et non en tant qu’elle est son intérêt propre ; il la veut parce que Dieu veut qu’il la veuille ; c’est l’ordre et non pas son intérêt qu’il y cherche ; il s’aime, mais il ne s’aime que pour l’amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu a fait.
Je suppose que Dieu voulût anéantir mon âme au moment où elle se détachera de mon corps ; cette supposition impossible étant admise, il n’y a plus de promesses, ni de récompense, ni de béatitude, ni d’espérance de la vie future pour moi. Je suppose que je vais mourir ; il ne me reste plus qu’un seul moment à vivre qui doit être suivi d’une extinction totale et éternelle. Ce moment, à quoi l’emploierai-je ? N’est-il pas évident que, dans cette supposition impossible, je dois aimer Dieu uniquement pour lui-même, sans attendre aucune récompense de mon amour et avec une exclusion certaine de toute béatitude, en sorte que ce dernier instant de ma vie, qui sera suivi d’un anéantissement éternel, doit être rempli par un acte d’amour pur et pleinement désintéressé. »
Il alla plus loin encore, et à la suite de sainte Hildegarde, mystique du XIIe siècle, et de saint François de Sales, son prédécesseur immédiat, il en vint à soutenir que, si Dieu repoussait loin de lui les âmes des justes et leur imposait les souffrances de l’enfer pendant l’éternité, les âmes qui sont dans l’état du pur amour ne l’en aimeraient pas moins et ne l’en serviraient pas avec moins de fidélité.
Le vice principal de cette doctrine du pur amour, qui prétend à une spiritualité quintessenciée et éminente, est de séparer arbitrairement et artificiellement des notions qui dans la réalité ne se séparent jamais, de les dénaturer par là même en les rendant fausses et contradictoires, de faire des suppositions irréalisables ou blasphématoires. C’est une de ces suppositions fausses et blasphématoires que de séparer la communion avec Dieu de la félicité, et de rattacher en revanche un état de sainteté au sort des réprouvés, comme s’il n’était pas une révolte éternelle contre Dieu, en même temps qu’une réjection éternelle de la part de Dieu.
Le Dieu du mysticisme n’est donc pas essentiellement amour ; il est l’Etre ; la catégorie de la quantité a absorbé celle de la qualité, et, la gloire de cet être consistant dans son extension physique et ontologique, l’homme ne peut le glorifier mieux que par une fusion d’essence avec lui, en s’anéantissant lui-même dans son infinitude.
Mais non seulement le mysticisme enlève à Dieu la perfection morale, pour y substituer la perfection quantitative ; il lui attribue même des qualités contraires ; il le fait méchant, capricieux, arbitraire, ingrat, et l’homme meilleur que Dieu, puisque nous assistons en pensée à l’étrange spectacle d’un Dieu punissant et rejetant loin de lui une de ses créatures qui persiste à l’aimer.
Quel motif la créature pourrait-elle avoir d’aimer ce Dieu qui n’aime pas ? que dis-je, un être injuste, qui n’aurait d’autre avantage sur moi que celui de la force, un démon tout-puissant ? Sans doute celui-ci, que l’amour est la vertu et le bien en soi, que je dois faire le bien pour le bien et pratiquer la vertu pour la vertu, indépendamment des conséquences. Je le dois, non pas ensuite d’un commandement de Dieu qui, existât-il, serait si peu sanctionné par son exemple, mais au nom d’une loi impersonnelle, fatale et inhérente au bien, qui lui-même serait conçu comme transcendant à la nature divine.
La doctrine du pur amour fait donc retour à la donnée du stoïcisme. Ce n’est qu’une forme plus subtile de la morale indépendante. C’est la doctrine des œuvres portée jusqu’à l’insanité. Car, dans celle-là, l’homme prétend au moins faire appel à la justice de Dieu pour revendiquer le salaire de ses œuvres ; ici, l’homme donne à Dieu plus qu’il ne lui revient, plus qu’il ne mérite ; c’est Dieu qui est en reste avec l’homme, c’est l’homme qui fait grâce à Dieu. Le beau rôle est accordé à la créature, même anéantie ; le rôle ingrat et odieux est laissé à Dieu, resté l’Etre unique, infini et tout-puissant.
La conception biblique et chrétienne de l’amour pour Dieu répondra, si elle est vraie, au double postulat que nous venons d’établir pour toute définition de l’amour, savoir la distinction et l’homogénéité des deux termes, le sujet et l’objet.
Quant au premier point, il est évident que la morale scripturaire maintient, pour toute la durée de leurs relations communes, la distinction de Dieu et de l’homme, qui fut instituée dès leur début. La parfaite transcendance de Dieu à l’égard de l’homme, même dans le rapport de communion le plus intime, est marquée d’abord en ce que Dieu a aimé l’homme le premier, en ce que l’homme a commencé par être seulement objet et point sujet (1 Jean 4.19), et en ce que Dieu, une fois la relation établie et jusque dans l’état de perfection, reste l’objet de la connaissance et de l’amour de l’homme (Jean 17.2 ; 1 Corinthiens 13.8-13). Comp. 2 Corinthiens 5.7, où nous voyons que la vue remplacera dans l’existence parfaite la foi, qui demeure dans l’état actuel la condition de toute existence et de toute vie morale ; mais, dans un cas comme dans l’autre, dans celui de la vue comme dans celui de la foi, la transcendance divine est supposée.
La distinction de la créature d’avec le Créateur est également supposée, même dans l’état de communion le plus parfait, en ce que l’homme reste l’objet de sa toute-science en même temps que de son amour (1 Corinthiens 8.3).
Cette distiction dans la relation de l’amour est affirmée aussi dans la qualité d’enfant et d’héritier attribuée au fidèle, laquelle suppose non une diminution, mais une augmentation de l’être personnel, puisqu’en devenant enfants et héritiers de Dieu le Père, nous devenons les frères et les cohéritiers de Christ (Romains 8.17 ; 1 Jean 3.2 ; comp. dans le v. 2, les deux termes ἐσμέν et ἐσόμεθα).
Dans le beau passage Romains 5.5, sur l’amour de Dieu « répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit », l’apôtre a choisi les termes qui, tout en exprimant le plus haut degré de la communication de vertu divine à l’homme, affirment en même temps notre personnalité par la mention de son organe central, le cœur ; et cette effusion surnaturelle a pour objet non pas l’Esprit, qui en est au contraire le sujet ou l’agent, mais l’ἀγάπη, c’est-à-dire l’amour dont la créature est l’objet et Dieu le sujet.
Dans la formule qui énonce les relations suprêmes de Dieu avec la créature, 1 Corinthiens 15.28 : « Dieu tout en tous », les mots soulignés sont évidemment l’affirmation de la pleine possession de toute individualité finie par elle-même ; la plénitude divine dont il s’agit est par conséquent de nature morale et non pas physique.
L’amour pour Dieu ne saurait être une fusion d’essences, parce qu’il est et reste une activité, ainsi un objet d’obligation, supposant pour se produire le concours intelligent et libre de la volonté individuelle ; libre en Dieu, l’amour reste libre aussi en l’homme.
La conception biblique de l’amour de la créature pour Dieu suppose et implique la distinction des deux termes, le sujet et l’objet, la distinction de Dieu à l’égard de la créature et de la créature à l’égard de Dieu ; elle suppose et implique également leur homogénéité, résultant de la relation primordiale de l’homme à Dieu, qui l’a créé à son image (Genèse 1.26), et qui a rétabli cette ressemblance, altérée par le péché, dans la nouvelle création (Éphésiens 4.24 ; Colossiens 3.10 ; 1 Jean 3.2).
L’amour de Dieu, dans la conception chrétienne, est donc la relation personnelle de l’homme avec Dieu, dans laquelle l’homme, se donnant volontairement à Dieu tout entier, prend à son tour possession de Dieu lui-même, non plus seulement de ses grâces et de ses paroles, comme dans les actualisations précédentes de la vertu humaine, mais de la personne divine elle-même.
La distinction de l’amour et de la foi, quant à la nature intrinsèque de l’une et de l’autre, doit donc être sévèrement maintenue, d’autant plus que la confusion de l’une avec l’autre est dans le courant de la pensée moderne ; ce serait un retour à l’ancienne conception catholique et mystique de la fides caritate formata, dont la conséquence serait de placer la justification à la suite de la sanctification.